https://iclfi.org/pubs/lb/239/crise-gauche
« Mais nous n’oublierons jamais que notre parti est maintenant le levier le plus important de l’Histoire. Sans ce levier, aucun d’entre nous n’est rien. Ce levier en main, nous sommes tout. »
—Léon Trotsky, « La fondation de la IVe Internationale » (octobre 1938)
Nous publions ci-dessous la présentation du camarade Perrault du Secrétariat international de la LCI lors du plénum du Comité exécutif international en avril.
Dans le point précédent de l’ordre du jour, nous avons prédit que la période à venir sera marquée par une offensive des capitalistes. La destruction du monde libéral postsoviétique par les États-Unis provoquera une réduction drastique de la situation économique et sociale de la classe ouvrière et de la petite bourgeoisie dans le monde entier. Nous avons également discuté de la manière dont les dirigeants actuels de la classe ouvrière, que ce soit en Occident, en Chine ou dans le Sud global, sabotent activement la lutte nécessaire contre l’impérialisme états-unien. Contre ces capitulations, nous avons tracé les grandes lignes d’un programme alternatif qui puisse unir le prolétariat, faire face à l’assaut à venir et ouvrir la voie au pouvoir ouvrier [voir les résolutions du plénum publiées dans le nouveau numéro de Spartacist].
Mais là nous nous heurtons au problème qui affecte le mouvement marxiste depuis la dégénérescence du Comintern : la crise de la direction révolutionnaire. Comment faire de notre programme une réalité dans la période à venir ? Il va sans dire que la LCI, en tant que minuscule organisation internationale, n’a pas les moyens d’exercer une quelconque influence décisive sur la lutte des masses. Mais cela ne veut pas dire que nous pouvons nous contenter de faire de grandes déclarations en observant les événements se dérouler sous nos yeux. Il est essentiel de situer notre petite Internationale dans le contexte politique et de comprendre comment nous pouvons faire avancer nos objectifs plus larges à partir des conditions objectives actuelles.
Pour reprendre les termes de Trotsky, « connaître les causes rationnelles de ce qui s’accomplit et y trouver sa place, telle est la première obligation d’un révolutionnaire » (Ma vie, 1930). C’est ce que je vais essayer de faire dans ce rapport.
Il y a un problème avec la gauche
La première chose à comprendre lorsque nous abordons nos tâches, c’est que la LCI n’est qu’une petite pièce au sein d’une grande mosaïque d’organisations marxistes. Comme chacun sait, notre faiblesse actuelle est en grande partie le produit de notre désorientation au cours des 30 dernières années. Lors de notre conférence de 2023, nous avons effectué un virage politique radical. Cependant, nous ne pouvons pas effacer à court terme les conséquences accumulées de nos erreurs passées. C’est à cause de celles-ci que nous nous retrouvons avec un parti petit et vieillissant, en grande partie confiné aux pays impérialistes occidentaux, coupé de la gauche, et avec une capacité très limitée à influencer la lutte de classe.
Cependant, lorsque nous prenons un peu de recul et que nous examinons le portrait général de la situation, il est évident que le mouvement marxiste dans son ensemble n’est pas en bien meilleur état. En fait, ce n’est pas un grand mystère que l’ensemble du mouvement traverse une crise profonde et continue. Certains partis se sont effondrés, d’autres ont connu de nombreuses scissions conduisant à la création de plus en plus de partis, qui sont de plus en plus petits et de moins en moins capables d’expliquer de manière convaincante ce qui les distingue des autres.
Il est vrai que certaines organisations recrutent parfois avec succès. Mais le succès d’une organisation révolutionnaire ne se mesure pas au nombre de ses membres à un moment donné mais à son impact sur la lutte des classes. Et c’est à cet égard que la faillite de la gauche est la plus évidente. Dans aucun des grands conflits des dernières décennies, les marxistes n’ont joué un rôle décisif pour faire avancer les intérêts des travailleurs et des opprimés.
Il est clair que les marxistes ont aujourd’hui moins d’influence sur la classe ouvrière qu’en 1991, lorsque l’Union soviétique s’est effondrée. La vérité, qui est plutôt évidente mais que tout le monde nie, c’est qu’aucune organisation marxiste n’a été épargnée par la crise qui a secoué le mouvement ces dernières décennies. S’il existait une seule tendance ayant eu, elle, une orientation correcte pendant des décennies, ce ne serait pas un mystère et elle se distinguerait très clairement.
Pourquoi nous ne pouvons pas ignorer les autres groupes
D’une manière générale, la pratique de la gauche consiste à ignorer les organisations de taille similaire ou inférieure. Bien que faire fi de la gauche et se tourner directement vers les masses soit une idée attrayante, ce n’est pas une option. Non seulement nous n’avons pas le poids social nécessaire pour exercer une large influence, mais les organisations existantes, qui sont souvent qualitativement plus grandes que nous, constituent des obstacles. Il n’est pas envisageable pour nous de recruter de manière linéaire jusqu’à pouvoir nous imposer comme une force décisive dans la gauche.
Cependant, même si nous étions beaucoup plus grands, nous aurions tort d’ignorer les autres organisations. Tout d’abord parce qu’il est tout à fait irresponsable de se présenter devant la classe ouvrière sans être capable d’expliquer clairement et de manière convaincante pourquoi deux organisations qui semblent avoir des politiques similaires ne s’unissent pas.
Mais le plus important à comprendre, c’est qu’il y a une raison politique à la division de la gauche. Cette division n’est pas le produit d’individus malavisés ou de pratiques organisationnelles erronées, mais reflète la crise politique d’une époque. Il n’est pas possible de dissocier la tâche de construction du parti de celle de clarifier et surmonter les raisons politiques qui sont derrière la fragmentation de la gauche. Quand on y réfléchit, c’est évident. Pour réussir à construire un parti ouvrier révolutionnaire, il faut comprendre pourquoi les autres ont échoué jusqu’ici, et on ne peut faire cela en ignorant ce qu’ils font.
Pour toutes ces raisons, la perspective de la LCI est de travailler à un réalignement politique de la gauche internationale. Nous devons chercher à regrouper les éléments véritablement révolutionnaires aujourd’hui dispersés dans diverses organisations en raison du hasard et de la confusion politique. Notre objectif n’est pas de gagner un ou deux membres d’autres organisations mais de nous engager dans un véritable processus de fusion avec des forces beaucoup plus importantes.
Quels sont les acquis de la LCI ?
Il est légitime de se demander ce qu’un petit parti comme le nôtre peut apporter à ce processus. J’ai déjà mentionné comment notre crise interne prolongée nous a mis en état de faiblesse. Cependant, contrairement à tous les autres, nous avons clarifié ce qui était derrière cette crise. À ma connaissance, aucune autre tendance n’a procédé à un examen approfondi et à une réévaluation de son travail comme nous l’avons fait. Chacun entretient l’illusion que, contrairement aux autres, il a toujours eu raison. Au-delà de reconnaître que nous avions tort, nous avons cherché à expliquer les raisons politiques de notre désorientation. Et surprise, surprise, il s’avère que notre désorientation est intrinsèquement liée à celle du reste de la gauche pendant la période postsoviétique.
Le problème est au fond assez simple. La gauche marxiste a été incapable d’ancrer ses tâches dans une compréhension correcte de la situation mondiale. Dans notre document « Le déclin de l’empire américain et la lutte pour le pouvoir ouvrier » (Spartacist n° 46, novembre 2023), nous expliquons comment l’ordre postsoviétique était caractérisé par l’hégémonie des États-Unis, un fait évident pour quiconque se donne la peine de regarder. Nous avons expliqué comment l’hégémonie des États-Unis et leur alliance avec les autres puissances impérialistes étaient des conditions nécessaires à l’ère de la mondialisation. Enfin, nous avons montré comment le libéralisme était l’idéologie dominante de l’époque et exprimait les intérêts matériels de l’impérialisme états-unien. La conclusion qui découle de cette analyse, c’est que la tâche des révolutionnaires au niveau international était de lutter contre l’ordre mondial américain et que cela signifiait lutter pour briser l’influence du libéralisme sur la classe ouvrière.
Le cœur de notre analyse, c’est que l’association du mouvement ouvrier au libéralisme – quelle que soit sa forme spécifique dans un pays donné – a été le principal facteur de division au sein de la gauche. Le libéralisme durant cette époque était le reflet idéologique du pillage de la planète par l’ordre mondial états-unien. La seule façon d’unir le prolétariat au niveau international était de lutter contre ce système mondial et contre le libéralisme. Pour paraphraser Lénine, l’unité avec les libéraux signifie la division de la classe ouvrière internationale.
Après la publication de notre document de conférence de 2023, de nombreux militants d’extrême gauche nous ont demandé ce que nous entendions par libéralisme et pourquoi nous en faisions tout un plat – en effet, il n’est pas facile de comprendre quelque chose quand on baigne dedans. Aujourd’hui cependant, alors que la façade libérale de l’ordre mondial s’effondre, tout le monde commente le libéralisme et son échec. Soudain, tout le monde fait des déclarations similaires aux nôtres. Cela dit, ces commentaires sont des réactions aux faits empiriques qui se trouvent sous les yeux de chacun et ne découlent pas d’une analyse matérielle de la dynamique interne de l’ordre mondial dirigé par les États-Unis.
Ce qui a changé et ce qui n’a pas changé
Tout cela pour dire que pendant moins de deux ans, la LCI a été capable d’identifier la tâche des communistes dans un ordre mondial qui a duré plus de 30 ans. On ne peut pas dire que ce soit un grand succès. Nous n’aurons eu que très peu de temps pour mettre en œuvre notre perspective pour la période postsoviétique, et nous devons déjà nous réajuster.
Aujourd’hui, notre tâche primordiale ne peut plus être réduite à la rupture du mouvement ouvrier avec le libéralisme. Tant la classe ouvrière que la classe dirigeante se détournent résolument du libéralisme. Il est vrai qu’ici et là l’establishment libéral résiste encore, mais il s’agit de vestiges de l’époque précédente qui seront bientôt balayés.
Cela ne signifie pas que nous soyons revenus à la case départ. Le fait que nous ayons su tirer les leçons de l’époque précédente nous donne un avantage important sur le reste de la gauche. Avant tout nous comprenons que l’opposition à l’impérialisme états-unien reste la clé de l’unification politique du prolétariat mondial.
Aux États-Unis, la classe ouvrière se fera saigner au nom des ambitions internationales de la classe dirigeante. Dans les pays impérialistes alliés des États-Unis et dans de nombreuses semi-colonies qui leur sont soumises, les classes dirigeantes continuent d’être fondamentalement liées et subordonnées à l’ordre actuel – on le voit à leur vénération de l’OTAN et autres alliances états-uniennes similaires. Jusqu’à ce que cette situation change, la lutte contre les États-Unis fera partie intégrante de la lutte contre la classe capitaliste de ces pays. Quant aux pays opprimés et aux États ouvriers menacés d’asphyxie économique et d’agression militaire, il va sans dire que la lutte contre le système impérialiste actuel est essentielle. Dans ces pays, notre tâche consistera à opposer notre stratégie prolétarienne à celle des dirigeants au pouvoir qui concilient les États-Unis en retenant les masses de se lancer dans la lutte révolutionnaire.
Partout, l’opposition à l’impérialisme états-unien reste centrale. C’est dans cette grande lutte que nous pouvons unifier la classe ouvrière au-delà des frontières. Dans la même ligne, c’est cette lutte qui sera essentielle pour forger une avant-garde internationale unifiée de la classe ouvrière.
Comprendre la crise à venir
Nous avons un autre avantage : nous pouvons expliquer la dynamique interne des bouleversements qui secouent actuellement le monde. Et contrairement à tous les autres, nous pouvons nous préparer consciemment pour ce qui va arriver. Comme le dit le proverbe, au royaume des aveugles les borgnes sont rois.
Autant que je sache, personne n’a encore sérieusement tenté d’expliquer ce que la fin du libéralisme signifiera concrètement pour la gauche. Pour comprendre l’ampleur du choc à venir, il faut comprendre à quel point la gauche s’est liée au statu quo et en est devenue dépendante.
Que ce soit en Occident ou dans le Sud global, la gauche ne s’est pas construite en opposition aux mouvements et institutions libéraux. En fait, elle a principalement fonctionné et s’est développée en servant de flanc gauche au libéralisme. Ses activités ont été majoritairement concentrées sur les campus, dans les mouvements sociaux libéraux et dans l’orbite des ONG. Tous ces secteurs sont menacés d’effondrement catastrophique.
Partout en Occident, la crise de l’enseignement supérieur est imminente. Ce secteur est devenu un gigantesque parasite dépendant de l’extorsion exercée sur un nombre toujours croissant d’étudiants étrangers. Dans la période à venir, la bourgeoisie n’aura aucun intérêt à ce qu’autant de personnes étudient des sujets qui ne sont pas utiles à ses intérêts stratégiques, et elle cherchera à réduire de manière drastique le nombre d’étudiants diplômés. Comme on le voit déjà, cela ira de pair avec une répression envers l’activité politique radicale sur les campus. Ce que Trump a fait à l’université de Columbia, en coupant son financement et en exigeant qu’elle renforce la répression contre le mouvement palestinien, montre ce qui nous attend. Étant donné que le recrutement sur les campus est probablement la plus grande source de croissance pour les partis de gauche au niveau international, et que les carrières universitaires sont une source d’influence et de revenus pour les radicaux, ces chocs auront un impact profond.
Dans le Sud global, de nombreuses organisations de gauche sont imbriquées dans le secteur des ONG. Aujourd’hui, tout cet écosystème est menacé d’effondrement. En un clin d’œil, Trump a détruit l’USAID, le plus grand donateur d’aide internationale. Peu après, Keir Starmer a imité son maître en réduisant de 40 % le budget britannique d’aide internationale, et ce de la part d’un gouvernement composé d’avocats libéraux et d’employés d’ONG. En Argentine, les groupes de gauche s’appuient souvent sur le travail social pour asseoir leur influence parmi les masses. Aujourd’hui, Milei coupe le financement de ces programmes ainsi que tout autre héritage des gouvernements péronistes. Tous ces signes ne sont, une fois de plus, que des indicateurs de ce qui nous attend, à mesure que les tensions internationales s’intensifient et que les budgets se resserrent.
Certains des plus grands partis marxistes concentrent beaucoup de leurs efforts sur le terrain électoral. Il faut bien sûr participer aux élections. Mais une dérive vers l’électoralisme et la dépendance à l’égard des subventions de l’État qui en découle sont des dangers mortels, en particulier dans une période de grands chocs politiques. En Afrique du Sud et en Inde, les partis communistes sont totalement opportunistes et enfouis dans une politique de coalitions et de parlementarisme. Ils ont directement participé à des crimes ignobles commis contre les masses, afin de satisfaire leurs partenaires de coalition et leurs intérêts électoraux de court terme. Au fur et à mesure que le centre de gravité politique se déplacera vers la droite, ces partis seront mis au rencard et se retrouveront isolés, détestés par la bourgeoisie et par les masses.
Des partis comme le KKE en Grèce adoptent une attitude plus orthodoxe. Mais lui aussi est devenu de plus en plus dépendant des élections et focalisé là-dessus. Cela va de pair avec la trahison de réelles ouvertures pour des luttes de masse contre l’oppression impérialiste de la Grèce. Ces trahisons ont sapé la crédibilité du KKE et son influence aux yeux de la classe ouvrière.
De nombreuses organisations de gauche ont des cadres dans le mouvement ouvrier, et certains partis sont des partis de masse. Cependant, cela ne se traduit pas nécessairement par une influence réelle au sein du prolétariat. De nombreuses organisations trotskystes françaises disposent d’un nombre significatif de cadres dans l’industrie, mais leur politique est totalement détachée des sentiments dominants de la classe ouvrière. En poussant constamment l’avant-garde des travailleurs à l’offensive, elles ont entraîné la démoralisation et isolé la gauche. Cet état de choses n’est pas aidé par le fait que la gauche française refuse généralement de s’opposer aux piliers du libéralisme tels que l’Union européenne, laissant le champ libre à la droite qui est devenue la force dominante parmi les travailleurs.
Dans d’autres cas, comme en Grande-Bretagne, l’influence de la gauche sur la classe ouvrière se concentre essentiellement dans la bureaucratie syndicale, qui elle-même se trouve au sommet d’une coquille vide, à mille lieues des sentiments et des besoins de ses membres. Dès que la pression montera, ces positions s’effondreront.
Les mouvements libéraux qui ont ponctué la période postsoviétique, que ce soit pour les droits des immigrés, des noirs, pour l’écologie ou les droits LGBTI+, seront confrontés à la fois à l’hostilité d’une droite montante et à l’abandon de l’aile libérale de la bourgeoisie, qui avait été leur base de soutien social. Cela ne veut pas dire que ces causes ne seront plus d’une importance capitale, mais simplement que ces mouvements traverseront une période de crise profonde et devront être reconstruits sur des bases fondamentalement différentes et plus durables. Là encore, cela aura des conséquences profondes pour les partis de gauche qui existaient dans l’orbite de ces mouvements.
Chacun de ces exemples montre que les organisations de gauche seront confrontées à des chocs existentiels dans la période à venir, auxquels elles ne sont absolument pas préparées. Il est important que nous prenions nous-mêmes conscience de ce qui nous attend, que nous comprenions que notre propre statu quo va changer radicalement et que nous fassions tout ce qui est en notre pouvoir pour nous préparer et préparer les autres.
Défensive, offensive ou abstention
D’une certaine manière, il peut sembler surprenant que la gauche n’ait pas davantage réfléchi aux conséquences des chocs à venir. Après tout, le fait que nous entrions dans une période de crise aiguë fait l’unanimité. Nombreux sont ceux qui, comme nous, considèrent que nous sommes au début d’une dépression économique dévastatrice. Il est également impossible de nier qu’aux États-Unis et dans une grande partie de l’Europe la droite est à l’offensive. Mais pour la plupart des organisations de gauche, aucun de ces facteurs n’augure une détérioration de leur propre situation. En fait, la plupart considèrent la période à venir comme pleine d’opportunités pour la gauche révolutionnaire. Nous ne pensons pas que ce soit le cas.
Bien sûr, nous ne nions pas qu’à terme la crise conduira à des offensives de la classe ouvrière et à des ouvertures pour les révolutionnaires. Notre divergence réside plutôt dans les perspectives à court terme de la lutte des classes, en particulier en Europe et en Amérique du Nord.
Notre pronostic ne repose pas sur nos souhaits mais sur les résultats des luttes menées ces dernières années. Depuis la fin de la pandémie, il y a eu toute une série d’importantes batailles à travers le monde. Dans de nombreux cas, la classe ouvrière avait la possibilité de renverser la tendance à la réaction et de surgir sur la scène politique comme un facteur décisif. Dans tous ces cas nous avons lutté de toutes nos forces pour atteindre ce résultat. Cependant, le verdict est maintenant tombé et nulle part la classe ouvrière n’a été en mesure de remporter de victoire décisive.
En France et en Grande-Bretagne, les vagues de grèves se sont soldées par des défaites. Aux États-Unis, la classe dirigeante a essentiellement acheté la paix sociale en soudoyant la couche supérieure de la classe ouvrière. En Grèce, la lutte de Tempé s’est évaporée dans un mouvement apolitique. Les soulèvements en Iran, au Kenya et au Nigeria ont été écrasés. Au Bangladesh, le gouvernement Yunus est désormais aux commandes et l’élan révolutionnaire des masses a été stoppé pour le moment. Quant à la lutte palestinienne, un vaste mouvement international s’est étendu dans le monde après le 7 Octobre, mais aujourd’hui ce mouvement est en perte de vitesse et Gaza se retrouve plus isolée que jamais face au génocide israélien.
En politique, il est essentiel de ne pas rater le moment. La classe ouvrière, entravée à chaque étape par ses dirigeants, a été dans l’incapacité de tirer parti des possibilités qui s’offraient à elle ; du coup l’initiative est désormais passée dans les mains de la classe dirigeante états-unienne. Trump lance aujourd’hui une offensive internationale et nationale de grande envergure. Cela aura en retour un impact sur la situation politique dans le monde entier. Pendant un certain temps, les travailleurs seront en retrait, inquiets pour leur propre avenir et réticents à passer à l’offensive. Tels sont les signes clairs que nous recevons partout de la part de nos camarades dans la classe ouvrière. Alors que la crise économique s’intensifie, la LCI insiste sur le fait que l’orientation doit être défensive. Aux États-Unis et partout ailleurs, nous disons : l’impact est imminent, accrochez-vous !
La classe ouvrière doit défendre sa situation économique. Les syndicats doivent être renforcés et mis en état de combattre efficacement l’offensive à venir. La lutte palestinienne doit se regrouper et se réorienter radicalement. Le mouvement trans, le mouvement des immigrés, la lutte des noirs doivent tous faire le point sur leur isolement actuel et forger des liens avec le mouvement ouvrier. Être sur la défensive ne signifie pas arrêter la lutte. Cela signifie lutter pour défendre les positions conquises par les opprimés.
Il va sans dire que ce n’est pas la position adoptée par les autres groupes. Alors que nous pensons que l’Europe est sur le point de basculer à droite, le PTS argentin considère que « l’Europe est probablement l’épicentre de cette nouvelle vague de lutte de classes ». Comme beaucoup d’autres, il considère la croissance électorale du Parti de gauche en Allemagne comme un signe d’éveil politique et de radicalisation de la jeunesse. En France, son organisation sœur Révolution permanente multiplie les appels à une grande lutte démocratique contre la Ve République.
Ce qui est choquant, c’est que ces divers pronostics et perspectives ne sont pas fondés sur la conviction que la classe ouvrière évolue vers la gauche – ces groupes savent que ce n’est pas le cas. Il s’agit plutôt d’une réaction face à l’agitation de couches de la petite bourgeoisie libérale confrontées à l’imminence de leur effondrement politique. Bien sûr, nous devons chercher à toucher ces couches, mais nous voulons les calmer et les organiser pour ce qui est à venir, et non les jeter dans la bataille alors qu’un raz-de-marée réactionnaire est sur le point de s’abattre.
On observe des tendances similaires aux États-Unis ; la gauche a lancé d’innombrables appels à de vastes mouvements pour défendre les immigrés et autres victimes de l’offensive de Trump. Cependant, tous ces appels visent à ressusciter les mouvements de l’ère libérale, un total cul-de-sac dans la période actuelle. Pour réussir, toute lutte aux États-Unis doit prendre comme point de départ le virage à droite qui s’est produit.
En ce qui concerne la nouvelle Internationale communiste révolutionnaire (ICR), ils sont eux aussi extrêmement optimistes. La voie principale qu’ils préconisent est la construction d’un parti révolutionnaire. D’accord, mais qu’est-ce que cela signifie ? Cela signifie adhérer à l’ICR. D’accord, et quelle voie les syndicats devraient-ils suivre selon l’ICR ? Au-delà de l’appel occasionnel à l’occupation des usines, elle n’a aucune perspective. Mais que doivent faire les opprimés face à la réaction ? Adhérer à l’ICR bien sûr. Comment lutter contre l’austérité et la guerre ? Adhérer à l’ICR. Et que fait l’ICR ? Lire des livres, vendre des journaux une fois par semaine et faire de longues analyses du monde. Quant à chercher à jouer un quelconque rôle décisif dans la lutte des classes ? Ce n’est pas pour eux. Ils doivent d’abord atteindre les 10 000 membres.
Lutte ouvrière (LO), en France, est une organisation trotskyste importante qui va à l’encontre du courant d’optimisme naïf. Personne ne peut accuser LO d’être optimiste. Ils prédisent des guerres et des crises et pensent qu’il n’y a pas grand-chose à faire. Pour eux, il s’agit de s’accrocher aux idées du communisme et d’attendre des temps meilleurs (cela me rappelle quelque chose). Il va sans dire qu’en période de crise aiguë, lorsque la classe ouvrière est confrontée à des attaques dévastatrices, celle-ci ne va pas avoir grand-chose de bien à dire de ceux qui font des sermons abstraits sur l’avenir et n’offrent aucune voie concrète pour sortir de l’enfer auquel elle est confrontée aujourd’hui.
En fin de compte, un pronostic n’est qu’une prédiction de ce qui va arriver. Il est normal de se tromper. On se trompera sur beaucoup de choses. Le problème n’est pas tant de se tromper que de s’enferrer dans une voie qui a été prouvée fausse par les événements. On voit déjà très clairement que la classe ouvrière est en recul en ce moment. Pourtant, la plupart des gens s’obstinent à nier cette réalité. Cela ne peut que conduire au désastre. Passer à l’offensive dans une période de réaction est toujours ce qui cause les plus grandes pertes dans les rangs de l’avant-garde. Quant aux abstentionnistes, cela peut sembler une voie plus sûre, mais la vérité est qu’en temps de crise, c’est une déclaration de faillite politique.
À l’heure actuelle, nous devons avertir et orienter l’avant-garde de la classe ouvrière et essayer de réveiller la gauche. Pour l’instant, nous insistons sur les luttes défensives, mais il sera tout aussi important de reconnaître quand la situation changera et de nous réajuster rapidement. Comme l’a écrit Trotsky : « Il n’est rien de plus dangereux, pendant les tournants brusques de l’histoire, que de chercher à se cramponner aux anciennes formules, habituelles et commodes. C’est le chemin direct pour aller à sa perte » (29 mars 1933).
Perspectives pour la LCI
Je pense qu’on peut sans encombre affirmer qu’une grande partie de la gauche est justement sur le « chemin direct pour aller à sa perte ». La combinaison de l’effondrement de l’ordre mondial libéral – auquel elle n’est pas préparée – et de la désorientation politique – penser que le bas signifie le haut et que le haut signifie le bas – produira nécessairement une aggravation de la crise dans les partis marxistes. Il est probable que nous assisterons à l’effondrement organisationnel de nombreux partis. En tout état de cause, nous pouvons nous attendre à ce que la situation de la gauche empire avant de s’améliorer. Rien de tout cela n’est bon pour la classe ouvrière, ni pour la LCI d’ailleurs.
Nous ne devons pas nous attendre à de grandes percées dans l’avenir immédiat. Toute ouverture sera atténuée par le contexte généralement réactionnaire. Nous devons également comprendre que savoir que des temps difficiles nous attendent ne nous immunise en rien contre les chocs à venir. Comme la gauche dans la plupart des pays, notre parti s’est construit dans une période de paix relative et de libertés démocratiques. Nous ne pouvons pas savoir exactement comment il réagira à une pression accrue. Comme la classe ouvrière dans son ensemble, nos camarades seront affectés par les attaques de la bourgeoisie. Avec la classe ouvrière, nous subirons ces attaques, mais nous le ferons en comprenant le cours général des événements et armés d’une vision claire de notre propre place dans le processus de développement historique. Un pôle de clarté prolétarienne au milieu de la confusion et de la crise, voilà ce que nous devons être.
Pour jouer ce rôle, nous proposons trois grandes orientations autour desquelles organiser notre travail.
1) Clarification politique
Tout d’abord, nous devons poursuivre notre travail de clarification politique et de préparation théorique. Dans une période de grande désorientation et de bouleversement, il est essentiel que nous aidions le mouvement ouvrier à s’orienter. Nous avons déjà commencé à le faire de différentes manières. Nous avons publié des articles théoriques essentiels sur les pays où nous avons des sections ainsi que sur d’autres questions clés telles que la Chine, l’Inde, la Palestine et la question trans. Nous poursuivons ce travail lors de ce plénum en adoptant une approche fondamentalement différente sur la question nationale en Irlande.
Nous devons également continuer à consacrer une part importante de nos ressources à la correspondance et au débat avec d’autres tendances. Notre nouvelle publication Spartacist Letters vise à poursuivre les discussions avec d’autres organisations et individus. Bien que ce travail soit modeste, je pense qu’il constitue un exemple positif de débats substantiels et constructifs.
Alors que la gauche s’enfonce dans la crise, nous devons faire tout ce qui est en notre pouvoir pour limiter la perte de cadres marxistes. Il n’est pas dans l’intérêt du mouvement ouvrier que des organisations s’effondrent et démoralisent leurs militants à cause de scandales, de luttes bureaucratiques ou de conflits personnalistes. Au fond, il ne s’agit que de symptômes d’une désorientation plus large. Nous devons aider les éléments révolutionnaires à comprendre les raisons derrière les crises de leur organisation et les aider à lutter pour une clarification politique sur des bases principielles.
2) Orientation vers la classe ouvrière
Notre deuxième orientation doit être vers le prolétariat. Notre implantation dans la classe ouvrière nous donne un petit aperçu de la conscience et des aspirations de la classe ouvrière, ce qui est essentiel pour l’orientation de notre parti.
Ce travail nous fournit également un terrain important pour tester nos idées et développer notre influence parmi les travailleurs. Dans ce travail, nous pouvons voir concrètement comment l’intervention des révolutionnaires peut avoir un impact sur l’équilibre des forces dans les lieux de travail et dans la lutte des classes. Au cours des dernières années, nous avons acquis une expérience importante dans la conduite de ce travail. Nous devons continuer à former et à recruter des cadres prolétariens, qui constituent l’épine dorsale de toute organisation révolutionnaire.
Ce n’est pas parce que la classe ouvrière se tourne vers la droite dans de nombreux pays que nous devons nous éloigner d’elle. Bien au contraire, il est plus important que jamais de développer notre influence parmi les travailleurs. L’orientation vers la classe ouvrière est intrinsèquement liée à la défense des plus vulnérables dans la société. Les libéraux ayant abandonné la cause des immigrés, des femmes, des noirs et du mouvement LGBTI+, seule la classe ouvrière peut servir de rempart fiable contre la réaction. Il est essentiel de construire des alliances solides entre les secteurs opprimés et le prolétariat. Cela doit faire partie intégrante de notre orientation pour la période à venir.
3) S’orienter vers le Sud global
Enfin, il est essentiel d’étendre nos liens dans le Sud global. Dans de nombreuses régions du monde, la gauche marxiste est pratiquement inexistante. Dans beaucoup d’autres, les organisations existantes sont nationalement isolées. C’est souvent le cas même lorsque ces organisations font partie de tendances internationales. En général, la gauche occidentale – qui domine de nombreuses tendances marxistes internationales – ne consacre qu’une très faible proportion de ses ressources matérielles et politiques au travail dans le Sud global. Or, c’est dans le Sud global que se concentre une grande partie de la classe ouvrière et que le potentiel de soulèvements prolétariens est le plus élevé.
Au cours de la dernière période, la LCI a fait des pas importants vers le Sud global. Le premier et le plus important de ces pas a été de corriger notre approche de la question nationale et de placer la lutte contre l’impérialisme au centre de notre perspective. Nous avons également organisé de nombreux voyages, augmenté le nombre de documents traduits en langues étrangères et rédigé un certain nombre d’articles clés. Nous devons redoubler d’efforts. Maintenant que nous avons largement achevé le travail de réorientation de nos sections nationales, nous devons nous concentrer sur l’extension de notre portée politique au-delà des frontières. Cet effort ne doit pas être celui d’une poignée de spécialistes mais doit être assumé par l’ensemble du parti. Chaque camarade doit s’informer sur d’autres pays et aider le parti à étendre sa portée internationale.
Chacune de ces trois orientations est intégralement liée aux autres. En les faisant progresser toutes ensemble, nous visons à positionner la LCI de façon à ce qu’elle puisse jouer un rôle clé dans le regroupement des éléments d’avant-garde dans la période de turbulences et de chaos qui s’ouvre devant nous. Telles sont nos tâches actuelles ; elles sont ambitieuses mais ancrées dans les conditions actuelles de la lutte des classes, dans l’état général de la gauche, ainsi que dans nos forces, qui sont petites mais déterminées.