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La motion suivante, rédigée par Eibhlin McColgan, a été adoptée lors du plénum d’avril du Comité exécutif international de la LCI.

La libération nationale de l’Irlande après 800 ans de domination anglaise est une tâche inachevée qui pose un défi aux révolutionnaires. Après des siècles de lutte pour la liberté, y compris de nombreuses insurrections, les dirigeants nationalistes approuvèrent en 1921 l’indépendance de 26 comtés, mais en acceptant la partition qui concédait six comtés de l’Ulster aux impérialistes britanniques. La partition de l’Irlande a divisé la nation, intensifié l’oppression des catholiques dans l’État orangiste et creusé le fossé religieux au sein de la classe ouvrière. Dans les années 1990, trente ans de résistance armée de l’IRA (Armée républicaine irlandaise) ont abouti à une répétition de 1921 : les dirigeants nationalistes ont déposé les armes et se sont inclinés devant la domination de la Couronne britannique. Et pourtant, aujourd’hui, le Sinn Féin promet que dans un avenir prévisible l’Irlande sera réunifiée par un processus graduel convenu d’un commun accord. Une grande partie de la gauche embrasse l’idée que l’Irlande progresse continuellement vers l’unité ; cette idée repose sur une foi libérale dans la bonne volonté des impérialistes britanniques et états-uniens.

L’approche du mouvement marxiste à l’égard de l’oppression nationale part du principe que l’émancipation nationale et l’émancipation sociale sont liées. Pour l’Irlande cela signifie que la libération nationale n’est pas séparée de la lutte de la classe ouvrière pour renverser ses exploiteurs mais qu’elle en est au contraire une composante centrale. Pour Marx et Engels, la tâche des révolutionnaires de l’époque était d’ « éveiller chez la classe ouvrière anglaise la conscience que l’émancipation nationale de l’Irlande n’est pas pour elle une question abstraite de justice et de philanthropie, mais la première condition de leur propre émancipation sociale » (« Karl Marx à Siegfried Meyer et August Vogt », avril 1870). Lénine disait lui aussi que « nous devons lier la lutte révolutionnaire pour le socialisme à un programme révolutionnaire touchant la question nationale » (« Le prolétariat révolutionnaire et le droit des nations à disposer d’elles-mêmes », octobre 1915). Il insistait sur le fait que l’impérialisme intensifie l’oppression des petites nations, ce qui augmente la probabilité de révoltes nationales, et que la tâche des révolutionnaires est de soutenir chaque acte de résistance des nations opprimées et d’utiliser chaque crise des puissances impérialistes pour faire progresser la lutte pour leur renversement. Dans son « Bilan d’une discussion sur le droit des nations à disposer d’elles-mêmes » (juillet 1916), Lénine attaqua aussi les socialistes qui avaient dénoncé l’Insurrection de Pâques 1916 ; il les qualifiait d’adversaires de l’autodétermination qui concluent que les petites nations « ne peuvent jouer aucun rôle contre l’impérialisme, qu’on n’aboutirait à rien en soutenant leurs aspirations purement nationales ». Lénine poursuivait : « Quiconque qualifie de putsch pareille insurrection est, ou bien le pire des réactionnaires, ou bien un doctrinaire absolument incapable de se représenter la révolution sociale comme un phénomène vivant. »

De même, le socialiste irlandais James Connolly écrivait : « On ne peut concevoir que l’Irlande soit libre si la classe ouvrière est soumise ; on ne peut concevoir que l’Irlande soit soumise si la classe ouvrière est libre » (« La conscription économique », décembre 1915). Connolly comprenait parfaitement que les difficultés de l’Angleterre étaient une opportunité pour l’Irlande. En plein carnage de la Première Guerre mondiale, et à la veille d’engager son Armée citoyenne dans l’Insurrection de Pâques, il avait exprimé ainsi son espoir :

« L’Irlande peut encore allumer la torche d’une conflagration européenne qui ne s’éteindra pas avant que le dernier trône et les derniers liens et obligations capitalistes ne soient consumés sur le bûcher du dernier seigneur de guerre. »

– « Notre devoir dans cette crise », août 1914

Notre tâche est de tirer les leçons du passé et de proposer une perspective pour une république ouvrière irlandaise unifiée. Cela nécessite une lutte anti-impérialiste et anticommunautariste centrée sur la classe ouvrière contre l’impérialisme britannique et la bourgeoisie nationale irlandaise. Toute perspective révolutionnaire aujourd’hui doit également inclure l’opposition à l’impérialisme états-unien, qui exploite l’Irlande au profit du capital financier.

Origines de la question nationale irlandaise

Les historiens libéraux assimilent aujourd’hui la lutte pour l’indépendance au communautarisme, dont ils rendent surtout les nationalistes responsables. Micheál Martin, l’actuel Taoiseach (Premier ministre) irlandais, a exprimé sans détour ce point de vue l’année dernière. Il n’y avait pas deux camps dans le conflit nord-irlandais (les « Troubles »), déclarait-il, c’était « une guerre imposée par l’IRA à son propre peuple ». La fracture communautaire opposant catholiques et protestants n’a pas été causée par la lutte pour l’indépendance, elle a été fabriquée par les Britanniques pour contrecarrer l’indépendance. Tout au long de l’histoire de la lutte, la division intercommunautaire a été l’obstacle stratégique à la libération de l’Irlande de la domination britannique. Le mouvement nationaliste n’a jamais su surmonter cet obstacle à la victoire.

La question irlandaise telle qu’on la connaît aujourd’hui trouve son origine dans la conquête de l’Irlande par Oliver Cromwell au XVIIe siècle, suivie de l’implantation en Ulster de colons protestants venus d’Écosse et d’Angleterre. Les colons étaient une classe importante de métayers qui louaient des terres appartenant à l’aristocratie anglaise. Les colons défendaient les terres des propriétaires fonciers contre les paysans irlandais dépossédés, et en échange ils se voyaient accorder des baux permettant aux plus aisés d’accumuler du capital. Au fil du temps, une bourgeoisie nationale se constitua parmi les colons, qui devinrent de plus en plus hostiles aux entraves que l’Empire imposait à leurs intérêts commerciaux et économiques. Une lutte acharnée se développa entre la classe capitaliste irlandaise montante, qui était principalement protestante, et l’Empire britannique ; elle conduisit à la première lutte pour l’indépendance de l’Irlande.

Le mouvement nationaliste moderne commença avec la Société des Irlandais-unis, un mouvement démocratique révolutionnaire inspiré par la Révolution française et ayant pour but une république irlandaise indépendante. Le père du républicanisme moderne est Wolfe Tone, un révolutionnaire protestant qui exprimait clairement ses objectifs :

« Briser les liens qui nous attachent à l’Angleterre, source ininterrompue de tous nos malheurs politiques, et conquérir l’indépendance de ma patrie, voilà mes objectifs. Unir tout le peuple d’Irlande, abolir le souvenir de toutes les dissensions passées, substituer le nom commun d’Irlandais aux dénominations particulières de protestants, catholiques et dissenters, voilà mes moyens. »

– Cité par Pierre Joannon, Histoire de l’Irlande et des Irlandais (Perrin, 2009)

Tone œuvra avec les dirigeants de la Ie République française pour organiser des expéditions militaires en Irlande. Les Irlandais-unis mobilisèrent l’avant-garde protestante pour la cause d’une république irlandaise. La célèbre brochure de Tone de 1791, Un argument en faveur des catholiques d’Irlande, obtint le soutien de la paysannerie catholique.

L’exemple des Irlandais-unis montre que la lutte pour l’indépendance irlandaise n’a pas commencé comme une lutte intercommunautaire entre catholiques et protestants mais comme un mouvement national unifié. Celui-ci s’engageait à former une fraternité « entre Irlandais de toutes confessions religieuses ». La leçon à en tirer aujourd’hui est claire : la lutte pour l’indépendance irlandaise doit être menée comme un mouvement révolutionnaire unifiant la nation au-delà des clivages religieux.

Le communautarisme a été délibérément fomenté par les impérialistes britanniques, qui étaient déterminés à écraser les Irlandais-unis. L’Ordre d’Orange fut fondé explicitement dans ce but, en utilisant le zèle religieux protestant pour attiser le communautarisme anticatholique et approfondir le fossé religieux. Son objectif a toujours été sans ambiguïté, comme l’indique clairement le site internet du Musée de l’héritage Orange : « Toute l’influence de l’Ordre devait être du côté de la poursuite de l’union avec la Grande-Bretagne » (orangeheritage.co.uk). La réaction orangiste a joué un rôle crucial dans la défaite du soulèvement des Irlandais-unis de 1798. En conséquence, toute l’Irlande fut incorporée en 1801 au Royaume-Uni.

Qui sont les protestants ?

Toute perspective de lutte ouvrière unifiée doit commencer par s’attaquer aux mythes répandus sur ce que sont et ne sont pas les protestants. Il ne s’agit pas simplement d’une question analytique. L’idée que les protestants ont des droits nationaux distincts conduit à des conclusions réactionnaires : l’acceptation de la partition et le rejet de la lutte pour une Irlande unie. Les protestants d’Ulster ne sont pas une nation et n’aspirent pas à le devenir. Ils ne remplissent pas un seul des critères figurant dans la célèbre liste de Staline pour définir une nation, selon laquelle une nation doit avoir un territoire, une économie, une langue et une culture en commun (« Le marxisme et la question nationale », janvier 1913). Contrairement aux Israéliens, les protestants d’Ulster n’ont pas de territoire national commun ; ils ne cherchent pas à étendre leur territoire ni à en chasser les catholiques, ni à les exterminer. Contrairement aux Palestiniens, les catholiques ne se battent pas pour reprendre les terres saisies de leurs ancêtres. De plus, les protestants n’ont pas – et n’ont jamais eu – d’économie distincte. L’économie de l’Irlande du Nord est intimement liée à celle du Sud, comme le montre le battage post-Brexit sur le commerce transfrontalier. Loin d’avoir une langue et une culture distinctes, les catholiques et les protestants qui y grandissent peuvent à peine distinguer qui appartient à quelle confession, si ce n’est grâce au système rigide de ségrégation qui les sépare. Les quartiers catholiques et les quartiers protestants de Belfast existent côte à côte mais sont physiquement séparés par des kilomètres de barrières métalliques pouvant atteindre huit mètres de haut, appelées « murs de paix ». Seuls 7 % des élèves fréquentent des écoles intégrées.

Les protestants de l’Ulster vivent en Irlande depuis des siècles et sont tout aussi irlandais que les descendants des puritains sont américains. Wolfe Tone considérait qu’ils faisaient partie de la nation irlandaise, comme le prouve le nom même de son mouvement dirigé par des protestants, les Irlandais-unis. Connolly était du même avis. Il écrivit que « les simples soldats des armées des conquérants » et leurs descendants « font désormais partie intégrante de la nation irlandaise » (The Reconquest of Ireland, 1915). Les protestants sont irlandais. Ils constituent une minorité religieuse au sein de la nation irlandaise. Leur lutte n’a pas pour objectif l’indépendance nationale, bien au contraire. Ils se considèrent comme britanniques pour exprimer leur volonté politique de voir les six comtés rester au sein du Royaume-Uni. Mais une orientation politique unioniste ne change pas l’appartenance à une nation : un unioniste écossais qui se considère comme britannique reste incontestablement écossais.

Les protestants ont été désignés par les maîtres britanniques comme un peuple distinct dans le seul but de refuser l’indépendance à l’ensemble de l’Irlande. L’establishment britannique n’a accepté la partition qu’à contrecœur et pour empêcher l’indépendance de l’Irlande tout entière. De fait, de nombreux politiciens éminents avaient dans un premier temps rejeté un statut séparé pour les protestants d’Ulster parce qu’ils voulaient faire en sorte que toute l’Irlande reste dans l’Empire. Loin de prôner la séparation de l’Ulster, l’Angleterre avait gouverné l’Irlande en tant qu’entité unique jusqu’à la partition pendant environ 750 ans, période durant laquelle les protestants y avaient vécu depuis au moins 250 ans.

La faillite du nationalisme irlandais

Pour comprendre pourquoi le mouvement nationaliste n’a pas réussi à obtenir une Irlande unie indépendante, il faut examiner la position de la bourgeoisie irlandaise, tant par rapport à l’impérialisme britannique que par rapport aux masses irlandaises. La bourgeoisie irlandaise aspirait à se libérer des contraintes que l’Empire imposait à ses intérêts commerciaux et économiques, mais elle était trop faible pour vaincre à elle seule les Britanniques. Elle s’appuya donc sur les sentiments anti-impérialistes des masses pour atteindre ses objectifs, mais elle savait parfaitement que mobiliser les masses pour vaincre les Britanniques mettrait en péril ses intérêts en tant que classe possédante. La faible bourgeoisie nationale fut contrainte de choisir entre d’une part la pression du prolétariat et de la paysannerie insurgés, et d’autre part ses intérêts en tant que classe dirigeante en devenir qui avait besoin de maintenir des relations commerciales avec les Britanniques. La classe capitaliste irlandaise prit la tête de la lutte nationale, mais y mit un frein et empêcha qu’elle devienne un soulèvement révolutionnaire de masse pouvant vaincre les impérialistes.

La domination britannique en Irlande fut profondément ébranlée par l’Insurrection de Pâques 1916. La guerre d’indépendance, menée par Michael Collins, força les Britanniques à proposer un traité. Le Premier Ministre britannique Lloyd George menaça Collins d’une « guerre immédiate terrible » s’il refusait d’accepter les conditions de la Grande-Bretagne, y compris la partition. Mais en 1921 la Grande-Bretagne n’était pas en mesure de mener une guerre contre l’Irlande. Elle était en train de perdre sa position dominante dans le monde, elle était confrontée à des révoltes dans les colonies et sa propre classe ouvrière l’avait forcée à renoncer à son intervention militaire contre la Russie soviétique. Mais Collins refusa de mettre les Britanniques au pied du mur ; au lieu de cela, c’est Lloyd George qui mit les nationalistes au pied du mur et les força à faire un choix : soit intensifier la lutte irlandaise jusqu’à une insurrection généralisée, soit reculer. Les nationalistes avaient des raisons de craindre les masses : les paysans dépossédés s’emparaient des terres, les luttes ouvrières se propageaient, les dockers de Dublin refusaient de décharger les fournitures militaires britanniques, les ouvriers avaient pris le contrôle de la ville de Limerick. Pour gagner, il fallait pousser ces luttes jusqu’à des sommets révolutionnaires. Mais c’était impensable pour la bourgeoisie irlandaise : elle avait mené une bataille acharnée en 1913 pour écraser la classe ouvrière de Dublin et elle craignait la colère des masses ouvrières plus que les Britanniques.

La direction nationaliste n’avait aucune stratégie pour empêcher la partition. Loin de pouvoir appeler les protestants à se joindre à la lutte nationale, la direction nationaliste s’identifiait à l’Église catholique. Politiquement, les nationalistes n’étaient capables de poursuivre la lutte dans le Nord que sur des bases communautaires. En raison des intérêts de classe de la bourgeoisie irlandaise et de son incapacité à rallier les protestants, Collins céda aux exigences des Britanniques, y compris sur la partition. Les nationalistes prirent le pouvoir dans les 26 comtés et, sur ordre des Britanniques, écrasèrent dans une guerre civile les combattants républicains les plus dévoués contre l’impérialisme britannique. Cette trahison permit à la bourgeoisie irlandaise, dirigée par ce qui devint le Fianna Fáil et le Fine Gael, de diriger le pays pendant des décennies en tant que laquais de l’impérialisme britannique et, plus récemment, des États-Unis.

De Michael Collins à Gerry Adams

La partition divisa la nation, renforça les divisions entre les communautés au sein de la classe ouvrière et créa l’État catholique réactionnaire ainsi que l’État suprémaciste orangiste dans le Nord. L’asservissement des catholiques dans le Nord donna naissance au mouvement des droits civiques dans les années 1960. Ses dirigeants limitaient leurs revendications à la fin de la discrimination à l’encontre des catholiques, en évitant délibérément la question de l’unité de l’Irlande. Néanmoins, le mouvement fut l’objet d’une violente réaction des orangistes, et en fin de compte l’armée britannique fut déployée dans les rues. Pendant trente ans, l’IRA provisoire mena une guérilla contre l’armée britannique. Et même si la défense armée des quartiers catholiques assiégés était certainement nécessaire, la stratégie nationaliste conduisait inévitablement à ce que la lutte armée prenne pour cible les protestants, considérés comme l’ennemi. Les atrocités intercommunautaires sont totalement contraires aux intérêts de la classe ouvrière. Elles renforcent l’emprise des paramilitaires loyalistes sur les communautés protestantes et elles perpétuent un cycle de violence intercommunautaire qui creuse le fossé au sein de la classe ouvrière. De même, les attaques aveugles de l’IRA dans des villes anglaises alimentent le chauvinisme anti-irlandais et étouffent toute sympathie pour la cause irlandaise au sein du prolétariat britannique.

La lutte armée de l’IRA provoqua une scission au sein du mouvement républicain, les Officiels (par opposition aux Provisoires) se parant de phraséologie marxiste tout en renonçant à la lutte armée. En tant que marxistes, nous reconnaissons bel et bien la nécessité de la résistance armée et nous sommes favorables aux actions de front uni avec les forces nationalistes. Mais cela doit s’inscrire dans une stratégie plus large contre l’impérialisme et le communautarisme. Gagner une partie des protestants, en particulier la classe ouvrière, à une perspective d’opposition à l’impérialisme et au communautarisme est le seul moyen de briser le lien avec la Grande-Bretagne et de parvenir à une Irlande unie. Cela signifie faire appel à la classe ouvrière protestante pour la convaincre qu’il est dans son propre intérêt de classe de s’unir aux catholiques dans une lutte commune contre l’impérialisme britannique.

L’IRA n’a pas réussi à vaincre l’armée britannique, celle-ci n’a pas réussi à vaincre l’IRA et, en 1998, les deux parties ont signé l’accord du Vendredi saint. Ce traité, successeur de celui de 1921, a été négocié par Tony Blair et Bill Clinton qui ont convaincu l’IRA de se désarmer et ont ouvert la voie au retrait des troupes britanniques des rues. Rejouant la tragédie de Michael Collins de 1921, les dirigeants nationalistes menés par Gerry Adams ont accepté le maintien de la domination britannique sur les Six Comtés. Les dirigeants du Sinn Féin se prosternent aujourd’hui devant le roi Charles, colonel en chef du régiment de parachutistes qui a perpétré le massacre du Dimanche sanglant de 1972 à Derry. Aujourd’hui, près de trente ans après la fin de la lutte armée, l’Irlande du Nord est plus ségrégée que jamais et se classe parmi les régions les plus pauvres d’un Royaume-Uni lui-même appauvri et délabré.

La gauche rejette le nationalisme… pour le travaillisme pro-impérialiste

La lutte armée de l’IRA a mis à l’épreuve le mouvement marxiste, qui a réagi de deux manières non révolutionnaires. La première consistait à soutenir sans réserve les nationalistes, ce qui était à la mode dans les années 1970. Les militants de gauche qui étaient à la traîne des nationalistes rejetaient toute perspective d’unifier l’ensemble de la classe ouvrière, protestante et catholique, contre l’impérialisme et ils rejetaient tout rôle indépendant pour les révolutionnaires. Laisser la lutte contre l’impérialisme aux mains des nationalistes est contraire aux tâches des révolutionnaires ; celles-ci consistent au contraire à intervenir dans la lutte nationale avec une perspective ouvrière indépendante visant à démontrer en pratique que la stratégie nationaliste est une impasse.

L’autre aile du mouvement socialiste a complètement renoncé à la lutte pour la libération nationale sous prétexte de s’opposer au nationalisme et au communautarisme de l’IRA. En résultat, elle a capitulé abjectement devant l’impérialisme britannique en adoptant la politique pro-impérialiste du Parti travailliste britannique. Concernant l’Irlande, la politique travailliste signifie l’unité avec l’impérialisme contre la lutte nationale. Un exemple grotesque était celui d’Arthur Henderson qui, en tant que membre du gouvernement britannique, avait applaudi l’exécution des dirigeants de l’Insurrection de Pâques. Cette tradition pourrie était représentée par le Parti travailliste d’Irlande du Nord (le NILP, aujourd’hui disparu) qui accepta la partition et refusa de s’opposer au pouvoir britannique dans les Six Comtés. Au lieu de cela, il prétendait offrir une alternative de classe et non communautariste aux unionistes et aux nationalistes en se concentrant sur les questions « alimentaires » auxquelles la classe ouvrière était confrontée. La tradition du NILP fut adoptée par Peter Hadden de l’ancienne tendance Militant qui acceptait également la partition et rejetait la lutte nationale. Notre propre tendance internationale a également défendu cette perspective pourrie de manière proéminente pendant un demi-siècle (voir sa codification en 1977 dans nos « Thèses sur l’Irlande », Spartacist no 18-19, hiver 1981-1982). Nous l’avons finalement répudiée en 2023. Notre ancienne position rejetait explicitement la lutte pour une Irlande unifiée, acceptait la partition, colportait le mythe unioniste selon lequel les protestants ne font pas partie de la nation irlandaise, niait que l’idéologie orangiste constitue du chauvinisme de grande puissance et prétendait offrir une voie vers l’unité de classe entre catholiques et protestants en faisant fi de l’oppression nationale et en se concentrant au lieu de cela sur les luttes économiques de la classe ouvrière.

Mais la lutte économique par elle-même, si elle néglige la question nationale, ne peut pas unir la classe ouvrière. L’exemple le plus clair est la grève des techniciens de Belfast de 1919, qui paralysa la majeure partie de la ville. La grève de ces ouvriers qualifiés, en grande majorité protestants, était dirigée par un catholique, Charles McKay, qui était socialiste. La grève était extrêmement puissante, forgeant l’unité dans la lutte entre les travailleurs catholiques et protestants. L’ILP avait le soutien de nombreux travailleurs catholiques et de protestants ayant une conscience de classe. Mais malgré une lutte menée publiquement par Connolly en 1911 contre le dirigeant de l’ILP William Walker, l’ILP refusait de prendre position en faveur du Home Rule (autonomie). Cette capitulation devant l’unionisme mina la capacité de l’ILP à rallier les travailleurs protestants à un programme pour s’opposer à l’unionisme, idéologie de la direction syndicale, qui liait les travailleurs aux patrons orangistes et à l’impérialisme britannique. La grève de Belfast se solda par une cuisante défaite due à cette direction pro-impérialiste et elle fut suivie de pogroms sanglants qui chassèrent les travailleurs catholiques et les socialistes protestants de leur emploi.

Aujourd’hui encore, la politique travailliste est synonyme d’unité avec l’establishment britannique, de division de la classe ouvrière et d’affaiblissement de sa lutte. Voici encore un exemple flagrant de dirigeant pro-travailliste se prosternant devant le pouvoir britannique contre les intérêts de la classe ouvrière : le dirigeant sortant du syndicat des transports RMT, Mick Lynch, fils de républicains irlandais, a annulé les grèves de son syndicat en signe de « respect » à l’occasion de la mort de la reine. Au même moment Pat Cullen, alors dirigeante du syndicat des infirmières RCN et aujourd’hui députée du Sinn Féin, a également rendu hommage à la reine après son décès. Avec des dirigeants comme ceux-là, il n’est pas étonnant que la lutte irlandaise et la lutte des classes aient été mises à mal.

Pour une république ouvrière irlandaise unifiée !

À l’aube de l’ère Trump, qui entraînera de grands chocs, y compris pour l’Irlande, le défi pour la classe ouvrière irlandaise et la gauche est de rompre avec le gradualisme libéral dans lequel sont embourbés le Sinn Féin, la gauche et les dirigeants syndicaux. De l’ère du Tigre celtique à la catastrophe du krach de 2008, le Fianna Fáil et le Fine Gael ont adopté des couleurs libérales tout en dépouillant les travailleurs pour renflouer le système bancaire mondial. En guise de lot de consolation, ils ont offert le libéralisme social, qui ne coûte rien. Inévitablement, ces deux partis jumeaux sont maintenant méprisés par les travailleurs, et le Sinn Féin s’est positionné en alternative viable pour la bourgeoisie. En véritable héritier de Michael Collins et du gouvernement de l’État libre, le Sinn Féin a manifesté son soutien à l’impérialisme américain, abandonnant sa promesse de se retirer du « Partenariat pour la paix » de l’OTAN et des accords militaires avec l’UE, tout en promettant de maintenir les tribunaux irlandais sans jury populaire qui avaient été créés pour condamner les républicains. Cela fait partie des assurances données par le Sinn Féin qu’il va maintenir la rentabilité de l’Irlande pour les géants de la tech américains et pour le système bancaire international. En même temps, le Sinn Féin a endormi les masses laborieuses par une rhétorique populiste sur l’atténuation de la crise du logement, le soutien à la Palestine et la promesse d’un référendum sur l’unité irlandaise, autant de promesses qu’il ne pourra pas tenir.

Selon le point de vue du Sinn Féin, l’unité irlandaise sera réalisée sans lutte contre les puissances impérialistes. Cette illusion provient de sa foi libérale dans la bienveillance de l’impérialisme américain et de son partenaire subalterne, l’UE. Les libéraux irlandais considèrent le soutien à l’UE comme sacro-saint. Ils ont piqué une crise à l’annonce du Brexit, qui fissurait l’ordre libéral européen. Selon eux, l’adhésion à l’UE a mis fin au statut de pays pauvre de l’Irlande et lui a permis de s’asseoir à la table des grands. La crise de 2008 a rappelé brutalement que l’Irlande est un vassal dépendant des grandes puissances : l’UE a contraint l’Irlande à rembourser intégralement les dettes de toutes les banques du pays, dont la majorité était due aux banques étrangères.

En ce qui concerne l’unité irlandaise, le Sinn Féin a bâti sa réputation, au Nord comme au Sud, sur l’accord du Vendredi saint qui visait à enterrer la question nationale. Mais la question nationale ne disparaîtra pas tant que la Grande-Bretagne occupera le Nord. Elle est bien vivante parmi la classe ouvrière et la jeunesse catholiques, qui veulent voir une Irlande unie. Pour atteindre cet objectif, il faut rejeter le mythe selon lequel une Irlande unie sera réalisée par la conjonction progressive des facteurs, sans lutte contre l’impérialisme. Tout d’abord, le fait que les catholiques deviennent majoritaires dans le Nord ne signifie pas que l’État orangiste quittera la scène sans se battre. De même, le libéralisme social dans le Sud n’a pas fait disparaître l’Église catholique ni ne l’a amenée à renoncer à son influence dans les écoles, ou à céder ses vastes propriétés immobilières. Le libéralisme n’a pas rendu une Irlande unie plus attrayante pour les protestants.

Un autre mythe gradualiste est l’idée que la Grande-Bretagne va tout simplement rendre le Nord à l’Irlande. La preuve en est soi-disant qu’après le Brexit, le gouvernement britannique s’est mis à dos les politiciens unionistes qui se sont mis à hurler contre une frontière imaginaire dans la mer d’Irlande. Mais il est illusoire d’imaginer que les impérialistes britanniques vont rendre les six comtés qu’ils ont conquis et détenus par la force pendant des siècles. La domination impérialiste ne se réduit pas à un système économique où les grandes puissances rendent les petits morceaux non rentables à leurs propriétaires légitimes. L’establishment britannique est obsédé par son propre déclin dans le classement des grandes puissances. C’est du délire libéral que d’imaginer que l’impérialisme britannique va accélérer sa propre chute en cédant les six comtés, ce qui ouvrirait la porte à l’indépendance écossaise et mettrait fin au Royaume-Uni.

La voie à suivre pour la lutte irlandaise aujourd’hui exige de lutter contre l’impérialisme et contre ses hommes de paille libéraux, sur deux fronts essentiels :

1. Non à l’OTAN !

Il faut sortir l’Irlande du Partenariat pour la paix et de tous les engagements militaires de l’UE. Face aux pressions qui s’exercent de façon renouvelée sur l’Irlande pour qu’elle augmente massivement son budget militaire, pas un centime pour l’armée ! Pour mettre fin à toute utilisation de l’aéroport de Shannon par l’armée des États-Unis, il faut construire un mouvement d’opposition à l’OTAN et aux accords militaires de l’UE.

2. Exigeons un référendum sur l’unité irlandaise !

Le Sinn Féin en a promis un mais il refuse de faire campagne pour. L’accord du Vendredi saint promettait un référendum, mais seulement si le gouvernement britannique l’acceptait. C’est un scandale : c’est le peuple irlandais qui doit décider s’il veut une Irlande unie, pas les impérialistes britanniques ! Nous, marxistes, ne partageons pas la touchante foi du Sinn Féin que l’unité irlandaise sera réalisée par un vote. L’histoire montre qu’il faudra une lutte révolutionnaire, opposée au communautarisme et menée par la classe ouvrière contre les impérialistes et la bourgeoisie irlandaise.

Mais de nombreux Irlandais croient en un référendum. C’est un objectif progressiste et nous les soutiendrons dans leurs efforts pour l’atteindre. Nous appellerons les protestants à ne pas couler avec le navire de l’impérialisme britannique, qui leur a apporté la désindustrialisation, la misère et la ruine. Nous ferons campagne pour un référendum sur l’unité irlandaise comme étape pour réanimer le mouvement irlandais, briser les illusions dans le libéralisme et montrer que le chemin vers l’unité irlandaise ne peut être séparé de la lutte révolutionnaire de la classe ouvrière contre les impérialistes et les exploiteurs capitalistes nationaux, sur la voie d’une république ouvrière irlandaise unifiée.