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https://iclfi.org/pubs/lb/235/tmi

Nous reproduisons ci-après un article de nos camarades britanniques paru dans Workers Hammer n° 252, printemps 2024. La section française de la TMI/ICR s’appelle jusqu’à présent Révolution.

La Tendance marxiste internationale (TMI) va fonder en juin prochain l’Internationale communiste révolutionnaire (ICR). Ce n’est pas tous les jours qu’est proclamée la fondation d’une nouvelle Internationale, d’autant plus qu’elle promet d’être la première véritable Internationale ouvrière depuis le Comintern de Lénine. Qu’y a-t-il derrière cette transformation radicale de la TMI ? La tendance fondée par feu Ted Grant a-t-elle découvert le secret du léninisme pour la nouvelle époque ?

Pour répondre à la question, il faut analyser la base politique de ce bond en avant, développée pour l’essentiel dans le « Manifeste de l’Internationale communiste révolutionnaire ». La TMI présente ce document comme un jalon historique « d’une grande importance pour le mouvement communiste mondial ». Dans ce manifeste, l’organisation qui deviendra bientôt l’ICR déclare être la seule à avoir « des idées correctes ». Voyons donc quelles idées exactement méritent une telle assurance.

Le manifeste de l’ICR contient beaucoup d’analyses mais, à part des appels abstraits à adhérer au communisme, il n’offre aucune perspective pour aller de l’avant dans les grands conflits qui déchirent la planète. Étonnamment, on n’y trouve aucun programme pour la libération de la Palestine, au moment même où Gaza est affamé et bombardé. Et les tâches urgentes pour les travailleurs concernant la guerre en Ukraine, le conflit le plus important en Europe depuis la Deuxième Guerre mondiale ? Mystère, pas un mot.

D’un autre côté, et assez bizarrement, le manifeste trouve le temps d’expliquer qu’il n’y a pas de danger fasciste, parce que

« des couches sociales qui, autrefois, se considéraient comme faisant partie des “classes moyennes” – les “cols blancs”, les enseignants, les fonctionnaires, les médecins [!] et les infirmières, etc. – se sont rapprochées de la classe ouvrière et se sont syndiquées. »

Mais comment combattre la montée de la réaction, une question brûlante partout dans le monde entier ? Mystère. Mais pas de souci, il y a sûrement des professeurs d’université et des médecins qui vont venir à la rescousse.

Sur la lutte pour la libération des noirs, celle des femmes et celle des transgenres, le manifeste n’offre que des platitudes (« La lutte contre toutes les formes d’oppression et de discrimination est une composante nécessaire de la lutte contre le capitalisme ») pour ensuite expliquer que « notre position est essentiellement négative. Cela signifie que nous sommes opposés à toutes les formes d’oppression et de discrimination ». En d’autres termes, ils n’ont rien de positif à dire sur comment concrètement faire avancer aucune de ces luttes aujourd’hui.

Et la lutte contre l’impérialisme ? Le manifeste pour une nouvelle Internationale a sûrement quelque chose à dire sur comment libérer la majorité de la population mondiale qui est sous la botte du capital financier étranger ? À part le mot d’ordre creux « À bas les pillards impérialistes ! », pas un mot. En fait, l’oppression nationale n’est même pas mentionnée.

La question n’est pas que la TMI/ICR ne dit rien sur tous ces sujets en général (nous verrons plus loin ce qu’ils disent). C’est que répondre à l’interrogation « que faire ? » face à la crise mondiale ne constitue pas la base de leur « Internationale communiste révolutionnaire ». Il faut alors se demander : quelle est donc la base pour fonder cette nouvelle Internationale ?

Répondant à la question « Est-ce le bon moment pour une Internationale Communiste Révolutionnaire ? », le manifeste explique :

« Des sondages récents réalisés en Grande-Bretagne, aux États-Unis, au Canada, en Australie et ailleurs soulignent clairement que les idées du communisme progressent très vite. Le potentiel est énorme. Notre tâche est de réaliser ce potentiel en lui donnant une expression organisationnelle. »

Voilà la clé de la grande transformation de la TMI. Article après article, ils répètent que des millions de jeunes sont attirés par le communisme, et qu’il « n’est plus nécessaire de convaincre » ces larges couches de jeunes car « ils sont déjà communistes ». En d’autres termes, la raison principale pour fonder l’ICR est un mouvement vers la gauche conjoncturel parmi certaines couches de la jeunesse petite-bourgeoise dans les pays impérialistes. C’est loin d’être une base solide. Comme l’expliquait Lénine dans La maladie infantile du communisme (le « gauchisme ») :

« Le petit bourgeois, “pris de rage” devant les horreurs du capitalisme, est un phénomène social propre, comme l’anarchisme, à tous les pays capitalistes. L’instabilité de ce révolutionnarisme, sa stérilité, la propriété qu’il a de se changer rapidement en soumission, en apathie, en vaine fantaisie, et même en engouement “enragé” pour telle ou telle tendance bourgeoise “à la mode”, tout cela est de notoriété publique. »

Il est clair que les prétentions de l’ICR ne sont dépassées que par la vacuité de leur contenu.

Corbyn : leurs leçons et les nôtres

Il est important de comprendre que la réorientation radicale de la TMI ne vient pas de nulle part, mais qu’il s’agit d’une réaction impressionniste et opportuniste à des changements dans le paysage politique, principalement et avant tout en Grande-Bretagne. C’était la section britannique de la TMI, Socialist Appeal (SA), qui la première a commencé à faire de l’agitation pour le communisme. Et c’est du centre londonien que le ton a été donné à l’Internationale.

Comme l’expliquent les documents de l’ICR, c’est dans une large mesure à cause des désillusions causées par les Corbyn, les Syriza et les Sanders que la TMI s’est tournée vers le drapeau soi-disant sans tache du « communisme ». Pour expliquer son tournant actuel, il faut donc examiner ses actions pendant les années Corbyn, et plus particulièrement les leçons qu’elle a tirées de cette expérience.

Pour commencer, c’est plus qu’un euphémisme de dire que SA, qui deviendra bientôt le Revolutionary Communist Party (RCP), était enfoncé jusqu’au cou dans le mouvement corbyniste. Toute l’existence de ce groupe a toujours été définie par le Parti travailliste, donc quand Jeremy Corbyn a été élu à la tête du parti, c’était un rêve qui devenait réalité. Parmi les « unes » de Socialist Appeal, on peut citer « Réalisons pleinement la révolution corbyniste ! » (15 juillet 2016), « Votez Corbyn ! Luttons pour le socialisme ! » (22 août 2016), « Nous avons devant nous le combat de notre vie – mobilisons-nous pour la victoire de Corbyn ! » (30 octobre 2019). L’objectif était clair : soutenir Corbyn et le pousser à gauche.

Même après le désastre électoral de Corbyn en 2019, où il avait trahi la classe ouvrière en faisant campagne pour un deuxième référendum sur l’UE, le dirigeant de la TMI Alan Woods expliquait, dans son article « Après les élections : continuons la révolution corbyniste », que « ce n’est pas l’échec du corbynisme, mais celui du blairisme, du libéralisme, du centrisme  » (18 décembre 2019).

Mais depuis la défaite de Corbyn, le travaillisme de gauche est en recul constant. Sir Keir Starmer a purgé l’aile gauche du Parti travailliste et a ostensiblement exclu Socialist Appeal. Au fond, ce sont ces coups durs objectifs, et non une réévaluation critique de sa trajectoire précédente, qui ont poussé SA à se réorienter radicalement. C’est seulement récemment qu’ils ont commencé à dénoncer Corbyn en argumentant que « les dirigeants de l’aile “gauche” des réformistes ont joué un rôle particulièrement nuisible » (manifeste de l’ICR).

C’est certainement vrai, mais les conclusions pratiques qu’en tire le RCP sont erronées. Par exemple, il ferme la porte à toute espèce d’approche tactique en direction du Parti travailliste, de la gauche travailliste ou des élections dans la période actuelle. Le RCP s’adonne au contraire à un radicalisme creux, totalement déconnecté des luttes et du niveau de conscience de la classe ouvrière britannique.

Il faut dire que Socialist Appeal était loin d’être le seul groupe à s’enthousiasmer pour Jeremy Corbyn quand celui-ci était à la tête du Parti travailliste. Toute la gauche a fait de même, y compris Workers Hammer. Toutefois, contrairement à SA, nous avons reconnu nos erreurs et nous avons cherché à en tirer les leçons politiques clés (voir Spartacist édition en français n° 45, novembre 2022). Au lieu de simplement dénoncer le Parti travailliste, de changer de nom et d’agiter des drapeaux rouges, nous avons compris qu’au fond l’échec de ceux qui se prétendaient révolutionnaires pendant les années Corbyn était dû au fait qu’ils n’avaient pas lutté pour une scission avec le travaillisme de gauche.

Mais on ne pouvait pas le faire en dénonçant simplement Corbyn, il fallait montrer la nécessité de rompre avec son programme, qui faisait obstacle à une lutte victorieuse contre les blairistes parce qu’il plaçait l’unité avec la droite au-dessus des principes. C’est la signification de la tactique du front unique : s’engager dans des luttes communes avec les réformistes et démontrer dans l’action qu’il faut une scission avec l’opportunisme.

Mais, au lieu de cela, toute la gauche « marxiste » s’est liquidée dans le front unique et a refusé d’avancer une stratégie fondamentalement différente pour combattre les blairistes. Non seulement elle subordonnait les éléments les plus combatifs du parti à la stratégie perdante de Corbyn et de son équipe, mais aussi elle trahissait la tâche de gagner une partie du Parti travailliste au communisme.

Loin de reconnaître cette réalité et de chercher à comprendre comment sa perspective stratégique vis-à-vis du Parti travailliste était erronée, le nouveau RCP a juste tourné la page. Ironiquement, il incarne aujourd’hui la pire caricature de sectarisme gauchiste que SA dénonçait il n’y a pas si longtemps.

Leçons de la vague de grèves

Après Corbyn, l’événement le plus important pour la gauche britannique a été la vague de grèves de 2022-2023. Là aussi, on peut comprendre toute la trajectoire de la TMI/ICR en examinant les zigzags frénétiques de sa section britannique.

Au plus fort des grèves, SA soutenait la secrétaire générale du syndicat Unite, Sharon Graham, alors que ce suppôt de l’OTAN et fier de l’être a été l’un des principaux responsables de la défaite des grèves (voir « Sharon Graham ou Lénine ? On ne peut pas avoir les deux à la fois », Workers Hammer n° 250, été 2023). La tâche urgente, pendant tout ce conflit, était de construire une opposition de gauche à l’intérieur des syndicats, basée sur l’organisation d’une vraie confrontation avec un gouvernement conservateur détesté et affaibli. Mais au lieu de cela SA, comme la plupart des groupes de gauche, a simplement appelé à plus de coordination entre les syndicats, ou à quelques jours de grève de plus par-ci, par-là, tout en faisant bloc avec une aile de la bureaucratie.

Rien ne symbolise mieux ce pacte de non-agression avec les directions syndicales que le refus de SA d’avancer le mot d’ordre élémentaire « Ne traverse jamais un piquet de grève ». Non seulement ce mot d’ordre était essentiel pour construire les grèves, mais il allait directement à l’encontre de la stratégie de coups médiatiques des dirigeants syndicaux. L’opportunisme de SA sur cette question est d’autant plus évident que leurs camarades au Canada anglophone avaient organisé toute une campagne sur le mot d’ordre « Les piquets de grève, ça veut dire on ne passe pas », alors qu’en Grande-Bretagne ils refusaient obstinément nos appels à avancer ce genre de mot d’ordre.

Maintenant que la vague de grèves s’est terminée par une défaite, le RCP dénonce Sharon Graham et il a finalement évoqué son soutien au « régime soutenu par l’OTAN en Ukraine » (The Communist, 10 avril). Conformément au récent tournant à gauche du RCP, cet article proclame que « ce qu’il faut au contraire, c’est construire une direction communiste révolutionnaire qui sera à la fois combative et démocratique, basée sur la combativité de la base syndicale ». C’est assurément juste, du moins formellement ; mais la question, c’est comment avancer concrètement cette perspective ?

On ne construira jamais une direction révolutionnaire dans les syndicats en agitant des drapeaux rouges et en proclamant qu’il faut des actions radicales, quels que soient les obstacles rencontrés. Mais c’est précisément ce que veut dire le RCP quand il parle de « direction révolutionnaire ». L’article du 5 avril dans The Communist sur les résultats du vote indicatif dans le syndicat de l’éducation NEU est symptomatique à cet égard. Non seulement il nie le fait bien réel que dans ce syndicat la démoralisation est bien plus grande que l’an dernier, mais sa « perspective audacieuse et sa stratégie combative faisant le lien entre notre combat pour défendre l’éducation et le combat contre le capitalisme » consiste en une série de revendications politiques générales, sans lien avec la situation à laquelle les enseignants sont confrontés aujourd’hui. Bien sûr, il est nécessaire de « renverser les conservateurs et le système pourri qu’ils défendent ! » La question qu’ils laissent sans réponse, c’est comment le syndicat pourra le faire tant qu’il invitera l’encadrement à ses réunions et tant que les enseignants se sentiront totalement impuissants face à l’alourdissement de la charge de travail, au délabrement des écoles et à la dégradation des comportements après deux années de confinements et de décomposition sociale.

Quand le contexte social en Grande-Bretagne était explosif, SA avançait des revendications minimales et soutenait des bureaucrates de gauche. Maintenant que l’ambiance est sombre et que domine la démoralisation, le RCP dénonce tous les bureaucrates syndicaux et appelle à des actions radicales. La continuité entre la ligne précédente et la ligne actuelle, c’est que ni l’une ni l’autre ne fait avancer la lutte de classe ni ne construit une opposition sérieuse à la bureaucratie.

Schéma pyramidal ou léninisme ?

Un parti révolutionnaire se construit en guidant la lutte de classe, en aidant les travailleurs et les opprimés à surmonter les obstacles qui entravent la défense de leurs intérêts. Le mouvement pro-Palestine en Grande-Bretagne fait du sur-place parce que ses dirigeants ont un pied dans le mouvement et l’autre chez Starmer. On peut en dire autant de l’opposition quasi inexistante à la campagne de l’OTAN en Ukraine. Elle est impuissante parce qu’elle compte sur des députés travaillistes de gauche qui sont réduits au silence par la peur qu’ils ont de Starmer. Dans les syndicats, la base souffre tandis que la direction refuse d’organiser de vraies luttes.

Dans tous ces cas, la tâche des révolutionnaires est de briser les chaînes qui entravent le mouvement et de montrer concrètement que faire avancer ces différentes luttes nécessite de rompre avec l’emprise de ces dégonflés de travaillistes. C’est l’essence du léninisme et ce doit être l’objectif de toutes les tactiques.

Pendant des dizaines d’années, l’approche de la TMI a été de pousser à gauche les partis réformistes et les bureaucrates syndicaux sans jamais lutter pour provoquer une scission révolutionnaire. Aujourd’hui, sans reconnaître avoir jamais fait le moindre faux pas, l’ICR proclame qu’elle va construire un parti révolutionnaire avec la croissance exponentielle de ses propres forces. Le problème, c’est qu’ils proposent de le faire sans répondre sérieusement à aucun des arguments qui enchaînent les travailleurs et les opprimés à leurs dirigeants réformistes, y compris à des partis staliniens comme le KKE grec dont ils se sont apparemment entichés.

La solution pour la Palestine ? L’intifada jusqu’à la victoire. La solution pour l’Ukraine ? La révolution. Pour l’oppression des femmes et l’oppression des noirs ? L’abolition du capitalisme. Contre l’emprise de Modi ? La grève générale. Contre Starmer ? Le communisme. Ce ne sont pas des réponses. Ce sont des mots d’ordres creux qui peuvent attirer un certain nombre de jeunes… pendant un certain temps, mais qui sont complètement inutiles pour faire avancer la lutte de classe.

Au lieu d’affronter directement les problèmes qui ont accablé la TMI et toute la gauche marxiste ces dernières décennies, l’ICR a fait un brusque tournant à gauche et crie dans le vide sa colère contre le capitalisme. Mais comme ils ne peuvent pas apporter des réponses aux questions auxquelles la classe ouvrière est confrontée, ils ont choisi de construire leur parti avec un vulgaire schéma pyramidal. La formule est simple : nourrir une énergie frénétique et faire pression sur les nouveaux militants pour qu’ils recrutent chacun un nouveau membre tous les quelques mois. De cette manière, l’ICR passera de quelques milliers de membres à des dizaines de milliers et à des millions. Pas besoin du marxisme pour savoir comment cela va se terminer. Comme tous les schémas de ce genre, il finira par s’écrouler sous son propre poids.

Avec notre propre expérience de sectarisme, d’effondrement et de réorientation, nous ne pouvons qu’enjoindre les camarades de l’ICR à regarder en face la dure réalité de leur passé et de leur présent en s’ancrant dans les leçons du mouvement marxiste (voir Spartacist édition en français n° 46, novembre 2023). L’ICR n’a rien inventé de nouveau – sauf une campagne publicitaire tape-à-l’œil. Il suffit de lire les écrits de Lénine et Trotsky avec les yeux ouverts pour voir que la trajectoire de l’ICR a été empruntée et analysée maintes et maintes fois :

« Mais, de même que le réformisme de l’époque précédente, le sectarisme transforme des tendances historiques en des facteurs tout-puissants et absolus. Les “ultra-gauches” arrêtent leur analyse là où elle ne fait que commencer. Ils opposent à la réalité un schéma tout fait. Or, les masses vivent dans la réalité. C’est pourquoi le schéma sectaire n’a pas la moindre emprise sur la mentalité des ouvriers. Par son essence même le sectarisme est voué à la stérilité. »

– Trotsky, « Les ultra-gauches en général et les incurables en particulier – Quelques considérations théoriques », 29 septembre 1937