https://iclfi.org/pubs/lb/237/grande-bretagne
Cet article est traduit du journal de nos camarades britanniques, Workers Hammer (n° 254, automne 2024).
Une fois de plus, encore un été où « la Grande-Bretagne cassée » explose en pleine figure de tout le monde. En 2015 on a eu l’été où Corbyn prenait le contrôle du Parti travailliste. Puis ce fut l’été du Brexit (cela a duré plusieurs épisodes). Puis l’été du confinement (plusieurs épisodes aussi) suivi de l’été de la crise du coût de la vie. Et là, comme si ce n’était pas déjà assez que Sir Keir Starmer entre au 10 Downing Street, on a eu l’été des hordes racistes mettant le feu à des centres d’hébergement de demandeurs d’asile et à des mosquées.
La semaine d’émeutes racistes était un sinistre avertissement de ce qui nous attend (voir en page 5 notre appel à organiser une défense basée sur les syndicats). Finalement, les manifestations antiracistes de masse s’ajoutant à une campagne massive de répression par le gouvernement travailliste ont suffi à étouffer les émeutes. Mais si certains à gauche se congratulent d’avoir « gagné », la plupart des gens savent que rien n’est résolu et ils se demandent comment la situation a pu dégénérer à ce point et, surtout, ce qu’il faut faire pour y remédier. Et il est assez évident que quelques manifestations libérales ne résoudront pas le problème de la montée de l’extrême droite. Et donc pour aller de l’avant, les socialistes doivent comprendre comment l’extrême droite est devenue une force politique aussi puissante et ils doivent en tirer les leçons.
Que disent les libéraux ? Pour certains, les émeutes ont permis de faire tomber les masques. L’universitaire Maya Goodfellow écrivait un article dans le Guardian intitulé « On entend constamment parler d’“inquiétudes légitimes” au sujet de l’immigration. La vérité c’est qu’il n’y en a pas » (13 août). Rivkah Brown, éditorialiste sur Novara Media (« On n’a pas besoin de “parler de l’immigration” », 14 août), écrivait que les inquiétudes à ce sujet sont fabriquées de toutes pièces et que nous devons plutôt parler de la pauvreté, de la violence faite aux femmes et d’un tas d’autres problèmes graves.
Voici l’explication classique dans ces milieux : les idées racistes sont diffusées par des fascistes comme Tommy Robinson ou des populistes racistes comme Nigel Farage, puis reprises par des politiciens conservateurs ou travaillistes ainsi que par les médias, en particulier la presse à sensation. Selon ces gens, cela s’ajoute à la pauvreté pour créer un climat où il est « acceptable » de haïr les étrangers, ce qui a conduit à la récente explosion. La solution consiste notamment à faire entrer en politique et dans les médias davantage de gens saluant l’immigration, à s’appuyer sur des faits vérifiés, à lutter contre la pauvreté et à mettre l’accent sur la solidarité de la classe ouvrière. On trouve partout des variantes de ce discours, depuis le Guardian jusqu’au Socialist Worker.
Il est certainement vrai que les politiciens et les médias ont leur part de responsabilité dans la diffusion du poison raciste. Et oui la pauvreté a tout à voir avec les émeutes. Mais rien de tout cela n’explique pourquoi, alors que la gauche se cogne le front à dénoncer la pauvreté, ceux qui la subissent se tournent non pas vers la gauche… mais vers la droite. Les libéraux de gauche doivent également réfléchir au fait que stigmatiser tous ceux qui s’inquiètent de l’immigration comme des « racistes », ça ne marche pas bien. Et au fond, dire que les émeutes sont principalement causées par Farage et la presse de Murdoch n’a pas beaucoup plus de profondeur que de rejeter la responsabilité de la désinformation sur les réseaux sociaux. En vrai les libéraux sont incapables de comprendre la cause première de ces émeutes, ni de s’y attaquer.
Ce qu’ils sont incapables de comprendre, c’est que les décennies d’austérité et d’attaques contre les travailleurs ont été menées non pas au nom de « rivières de sang », mais au nom d’idées libérales. La « liberté de circulation », la « démocratie », l’« inclusivité », « sauver la planète » et même l’« antiracisme » ont été les cris de guerre de la classe dirigeante britannique. Leur meilleure incarnation était le blairisme et l’Union européenne. Au lieu de s’y opposer, les forces censées lutter pour la classe ouvrière et le socialisme ont embrassé le libéralisme, devenant même parfois ses meilleurs défenseurs. C’est ainsi que l’extrême droite s’est imposée comme la seule force politique remettant en cause l’ordre libéral mondialisé, même si c’était à partir de la droite. Les émeutes ne sont qu’une manifestation de ce processus, qui se déroule dans l’ensemble du monde occidental.
Tant que le mouvement socialiste reste allié au libéralisme, l’extrême droite est assurée de continuer à croître. C’est particulièrement évident au sujet de l’immigration, où le mouvement socialiste est totalement imprégné d’idées libérales. Pour mieux le comprendre, il faut examiner de plus près la structure de l’économie britannique.
Immigration et pourrissement de l’économie
C’est d’abord Thatcher qui a présidé à la réorganisation de l’économie en la centrant sur la City de Londres. À partir de ce moment, la bourgeoisie britannique a mené une politique consciente de délocalisations, d’abord pour détruire les syndicats (comme le syndicat des mineurs), puis tout simplement parce que la modernisation de la vieille industrie britannique coûte plus cher que l’achat de produits bon marché à l’étranger. Tony Blair, poussé par la victoire américaine dans la guerre froide et le début de la mondialisation, a perfectionné ce changement profond tout en lui donnant un vernis social-libéral.
À l’époque où l’économie reposait sur la production industrielle, la classe capitaliste avait un certain intérêt à maintenir un réseau de transport et à fournir des soins de santé et une éducation de base à la main-d’œuvre. La plupart de ces choses ont disparu aujourd’hui, ce qui a eu des conséquences catastrophiques sur tous les aspects de la vie et a entraîné le pourrissement de l’économie.
Depuis la crise de 2008, le Royaume-Uni connaît une croissance médiocre et une productivité stagnante. Les salaires (corrigés de l’inflation) sont à peu près au même niveau qu’en 2007, soit une décennie et demie qui coûte au travailleur moyen environ 11 000 livres sterling par an (13 000 euros). Un cinquième de la population (environ 14 millions de personnes) vit dans la pauvreté ; 30 % des enfants britanniques grandissent dans la misère et ces chiffres sont en rapide augmentation. La dépense par élève est la même qu’il y a 14 ans et il y a plus de sept millions de personnes sur la liste d’attente du NHS (Service de santé national). Tout cela, et bien d’autres choses encore, est dû à une économie organisée comme une gigantesque pyramide de Ponzi.
Or une forte immigration est indissociable de ce modèle économique. Pendant les années 1990, le solde migratoire (le nombre de ceux qui arrivent moins celui de ceux qui partent chaque année) est passé de quelques dizaines de milliers à plus de 100 000 en 1998. Il a rapidement augmenté tout au long des années Blair et sous les conservateurs, atteignant des niveaux sans précédent. Ces deux dernières années ont vu un pic : 1,2 million de personnes sont arrivées en 2022 et à peu près autant en 2023 (le solde migratoire était de 764 000 et 685 000 respectivement, les immigrés « illégaux » n’en représentent qu’une infime partie).
La relation entre le délabrement de l’économie et la forte immigration est particulièrement évidente lorsqu’on examine la question du logement. La spéculation foncière – la bulle immobilière – est l’un des principaux moteurs de l’économie et l’un des moyens de se faire du fric pour les fonds d’investissement. Des sommes gigantesques sont englouties dans le marché immobilier sans aucun résultat productif. La croissance repose sur l’augmentation des prix de l’immobilier, ce qui nécessite de maintenir le parc immobilier à un niveau inférieur à la demande. Dans ce contexte, une forte immigration est utile pour maintenir la demande à un niveau élevé et trouver de nouveaux acheteurs. L’année dernière, avec un solde migratoire de près de 700 000 personnes, seuls 231 100 logements ont été construits. Pendant ce temps au moins 250 000 propriétés résidentielles en Angleterre et au Pays de Galles sont enregistrées au nom de personnes résidant à l’étranger, souvent dans des paradis fiscaux comme Jersey, l’île de Man, etc.
La spéculation immobilière est également l’une des principales raisons du faible niveau de productivité. Une société qui croît en nombre mais stagne en productivité ne peut que s’appauvrir à tous points de vue, des salaires aux infrastructures en passant par les recettes publiques. Le principal moyen d’accroître la productivité est d’investir, par exemple en construisant de nouvelles usines, en achetant des machines modernes ou en améliorant la formation. Or, depuis des années, l’investissement reste faible au Royaume-Uni, principalement en raison du coût élevé de la main-d’œuvre. Non pas parce que les travailleurs sont trop bien payés (loin de là), mais en grande partie à cause du coût du logement. Les terrains sont chers et le salaire que les employeurs doivent verser à leurs ouvriers pour qu’ils aient un toit est si élevé qu’il est plus rentable d’investir à l’étranger ou de placer son argent dans l’immobilier.
Ainsi, le fait de compter sur un flux constant de main-d’œuvre immigrée, souvent qualifiée et prête à travailler pour pas cher, devient un substitut à de véritables investissements. Qu’il s’agisse d’ouvriers du bâtiment polonais ou d’infirmières philippines, le fait d’avoir des travailleurs immigrés qualifiés formés à l’étranger signifie qu’il n’est pas nécessaire d’investir dans la formation. Comme les travailleurs migrants sont plus susceptibles d’accepter de moins bonnes conditions de travail, cela réduit également la nécessité de moderniser les installations et les processus de production. De plus, leur visa est souvent lié à leur employeur et la menace d’une expulsion plane sur leur tête s’ils causent des ennuis et s’engagent dans des actions syndicales.
Fait essentiel, cela a un impact sur les salaires. Les libéraux adorent citer des études censées prouver que l’immigration a peu d’impact sur les salaires. En effet, si l’on examine les moyennes salariales générales parallèlement aux chiffres de l’immigration on constate que les salaires n’ont pas baissé (et qu’ils ont même augmenté dans les emplois bien rémunérés). Cependant ces mêmes études ne peuvent masquer le fait que les salaires stagnent, ce qui signifie que tout le monde s’appauvrit. Deuxièmement, un réservoir de main-d’œuvre toujours croissant signifie nécessairement des salaires plus bas. Il suffit de penser à ceci : sur près de 350 000 visas de travail délivrés l’année dernière, les trois quarts sont allés à des travailleurs de la santé et des soins à la personne, qu’on peut payer 23 200 livres sterling par an, pas plus, soit 11,90 livres sterling de l’heure. Cela a un impact sur les salaires dans ces secteurs et explique pourquoi ces salaires restent si bas malgré les démissions massives pour burn-out. C’est aussi la raison pour laquelle les directeurs du NHS et des maisons de retraite « adorent » les immigrés.
Mais la pire expression du fait que l’économie est organisée autour de la spéculation financière, c’est la désindustrialisation. Du point de vue des banquiers de la City, de larges couches de la population sont inutiles et des régions entières sont laissées à l’abandon. L’économie est encombrée d’armées entières de managers, d’avocats, de consultants, d’innombrables agences parasitaires et d’ « intermédiaires » qui prélèvent leur part sur tout ce qu’ils peuvent. Une grande partie de ce que l’on appelle « croissance » consiste en des consortiums qui mettent la main sur des secteurs appartenant à l’État, engrangent des bénéfices puis lui restituent ces entreprises une fois saignées à blanc et endettées (par exemple Thames Water, les compagnies de chemin de fer, etc.).
Pour des millions de personnes, la « nouvelle Grande-Bretagne » de Blair a été synonyme d’emplois au salaire minimum dans des entrepôts et dans la grande distribution, avec des « marchés du travail flexibles » faits de contrats zéro heure et d’intérim. C’est l’Union européenne qui symbolisait le mieux cette transformation avec ses plans pour imposer les privatisations, le cassage des syndicats et la « flexibilisation » de la main-d’œuvre. Il est crucial de souligner que l’extension de l’UE à l’Europe de l’Est en 2004 a entraîné une augmentation du nombre de travailleurs immigrés pouvant faire concurrence pour des emplois pénibles et mal rémunérés à un tarif encore plus bas – d’où le stéréotype du plombier polonais.
Ces transformations ont donné à l’immigration un caractère différent. Alors qu’auparavant la classe dirigeante l’utilisait pour faire baisser les salaires des ouvriers d’usine, elle est aujourd’hui devenue un élément majeur de la généralisation de la sous-traitance pour éviter l’effondrement des services publics, maintenir artificiellement les universités britanniques et alléger le déficit public. En effet, une grande partie des migrants sont des étudiants étrangers, et les universités dépendent entièrement des frais de scolarité exorbitants qu’ils doivent payer. La production de diplômes de qualité souvent douteuse est devenue l’un des principaux produits d’exportation du Royaume-Uni, entretenant un vaste réseau universitaire parasitaire. De plus, les immigrés doivent payer des frais de dossier considérables ; ils utilisent peu de services publics et de prestations sociales alors qu’ils paient beaucoup d’impôts. C’est une vache à lait pour l’État ; le Bureau pour la responsabilité budgétaire estimait par exemple en mars qu’une immigration nette plus importante que prévu réduirait les emprunts nets de 7,4 milliards de livres sterling en quatre ans.
Les démagogues anti-immigrés qui affirment que l’immigration est la cause des problèmes de la Grande-Bretagne ont tort. C’est le capital financier parasitaire. Mais de faire venir un nombre toujours plus grand de migrants dans une économie en putréfaction n’a rien de « progressiste ». Cela ne fait qu’aggraver les problèmes existants tout en créant un terrain fertile aux sentiments anti-immigrés et à la violence pogromiste. La raison principale pour laquelle l’hystérie raciste à l’encontre des réfugiés a autant d’écho, c’est que ces derniers, comme on leur interdit de travailler, sont logés aux frais de l’État dans des villes dévastées, au sein desquelles des millions de personnes arrivent à peine à manger trois repas par jour ou à chauffer leur appartement. Les libéraux qui simplement saluent l’immigration et qualifient de « raciste » quiconque exprime la moindre préoccupation à ce sujet ne font que défendre le statu quo et pousser des millions de personnes dans les bras de démagogues racistes.
Pour leur part, les politiciens racistes qui font porter la responsabilité sur les immigrés et qui prétendent réduire drastiquement leur nombre n’ont pas de réponse au problème. Dans la structure économique actuelle, réduire l’immigration risque de faire sombrer toute l’économie. Non seulement les immigrés sont vitaux pour des secteurs entiers, mais une réduction substantielle de l’immigration réduirait considérablement la croissance du PIB et ferait inévitablement éclater la bulle immobilière, provoquant une fuite des capitaux et, par conséquent, l’effondrement de l’ensemble de ce système pyramidal. C’est pourquoi les gouvernements se succèdent sans réduire les chiffres, malgré leurs promesses, et ils préfèrent s’attaquer aux migrants « illégaux ».
Il n’y a pas de solution à la question de l’immigration, pas de « bons chiffres », tant que l’économie est organisée autour de la City, ce parasite géant. La seule voie progressiste consiste à extirper ce cancer et à réorganiser l’économie sur la base d’un plan rationnel de réindustrialisation. Seul le mouvement ouvrier peut porter ce projet. Mais pour cela, il doit se débarrasser de tous les libéraux et travaillistes qui sont les architectes du statu quo.
La fonction politique des libéraux
Qu’entendons-nous par « libéraux » ? Ce terme large inclut les défenseurs de l’ordre postsoviétique dirigé par les États-Unis et bâti autour de l’UE, de l’OTAN et de l’ONU ; ceux qui défendent la démocratie libérale, les idées des « droits de l’homme », « un ordre basé sur le droit international », la liberté de mouvement et du capital, etc. Pensez à James O’Brien, à pratiquement tous les chroniqueurs du Guardian, à Blair et à tous les blairistes, au Parti vert, aux libéraux-démocrates et même à une aile des conservateurs (par exemple Cameron).
Pour l’élite de ce pays – les capitalistes rentiers, les propriétaires fonciers et les aristocrates, les grands banquiers et les propriétaires de fonds spéculatifs qui pillent des pans entiers de la planète –, le libéralisme a toujours été l’idéologie privilégiée pour justifier tout leur modèle social et économique. Après la guerre froide, l’anticommunisme a cédé la place à un néolibéralisme « éclairé ». Fondé sur les institutions européennes et la mondialisation, il a trouvé de nombreux défenseurs dans les classes moyennes.
La fonction particulière des libéraux est de donner une coloration « progressiste » au fonctionnement du capital financier et de présenter le statu quo sous un jour plus favorable. La force du libéralisme réside dans sa capacité à absorber et à neutraliser le mouvement ouvrier. Il suffit de penser à tous les mouvements de protestation de gauche des trois dernières décennies. Tout en étant en conflit avec le statu quo, ils étaient tous bâtis sur des platitudes libérales et ils étaient dirigés par des mollassons travaillistes, ce qui explique leur impuissance.
Maintenant que l’ordre libéral dominé par les États-Unis est sur le déclin, on assiste à un retour de bâton de la droite de plus en plus marqué contre le libéralisme. De nombreux soi-disant experts d’extrême droite, relayés par des pans de plus en plus importants de la bourgeoisie, voient dans les idées et les institutions libérales un frein à l’austérité, à la poursuite du soutien à Israël ou à la nécessité du réarmement. En retour, cela provoque une hystérie accrue de la part des défenseurs du libéralisme, une dynamique qui est à l’origine des « guerres culturelles ».
Quant aux libéraux de gauche, c’est-à-dire ce que sont devenus la majeure partie de l’extrême gauche, ils peuvent dénoncer le capitalisme et le capital financier et même parler de socialisme. Mais ce qu’ils sont incapables de dénoncer c’est la façon dont la bourgeoisie utilise le multiculturalisme, l’antiracisme et toutes sortes d’idées libérales et « progressistes » pour pousser les intérêts du capital financier. Un bon exemple de cette tendance serait le groupe autour de Novara Media ou la plupart de la gauche trotskyste.
Face à une droite grandissante et au nom d’idées « progressistes », ils finissent par s’allier politiquement aux libéraux et aux bureaucrates syndicaux et, ainsi, à la bourgeoisie elle-même. C’est ce qui a permis la montée de l’extrême droite. Des millions de travailleurs voient dans la gauche des libéraux arrogants défendant des politiques qui ont dévasté leur existence, et considèrent l’extrême gauche – qui s’accroche aux libéraux – comme complice. Ils se tournent donc vers les démagogues de droite qui sont les seuls politiciens à s’opposer à l’ordre libéral et à paraître prêts à le combattre. Mais soyons concrets et examinons l’histoire récente.
La gauche et la montée de l’extrême droite
Comme nous l’avons décrit précédemment, Tony Blair et le « Nouveau Parti travailliste » ont le mieux incarné l’époque triomphante du libéralisme postsoviétique en Grande-Bretagne. Propulsé par le boom des années 1990, Blair a poursuivi le modèle économique du thatchérisme avec une touche de social-libéralisme. Les privatisations, les fermetures d’usines, l’intégration européenne, l’augmentation de l’immigration et le bombardement de l’Irak ont été menés parallèlement à des avancées juridiques pour les homosexuels, à des politiques supposées antiracistes et à la parité hommes-femmes. Blair n’a pas écrasé les syndicats mais en a convaincu les couches supérieures qu’ils devaient se « moderniser » (c’est-à-dire se soumettre). Ainsi malgré des chamailleries occasionnelles (comme sur l’Irak), le gouvernement Blair/Brown a mené des attaques catastrophiques avec le soutien tacite des chefs du mouvement ouvrier et avec une gauche faible et désorientée.
La coalition de David Cameron avec les libéraux-démocrates n’a pas représenté une rupture avec le modèle blairiste mais plutôt une continuité. L’intégration européenne, ajoutée à une forte immigration, est allée de pair avec des mesures d’austérité dévastatrices. Une fois de plus, les chefs de la classe ouvrière liés aux dirigeants blairistes se sont montrés impuissants à monter une véritable opposition au gouvernement et sont pour l’essentiel restés les bras croisés pendant que les travailleurs se faisaient saigner.
Mais rien n’incarne mieux l’alliance perfide des chefs de la classe ouvrière et de la gauche avec la City de Londres que la question du Brexit. Pour des millions de travailleurs rien ne symbolisait mieux l’ère libérale, la dévastation qu’elle apportait et le mépris des libéraux envers la destruction de la Grande-Bretagne ouvrière que l’UE soutenue par la quasi-totalité de l’establishment politique. Et les chiffres élevés de l’immigration dans une économie appauvrie étaient directement liés à l’UE – et pas seulement dans la bouche des démagogues. Nigel Farage découvrit rapidement le potentiel qu’il y avait à exploiter la colère à l’égard de l’UE et des élites londoniennes en enrobant tout ça dans une rhétorique anti-immigrés et patriotique. L’UE et l’immigration devinrent ainsi des thèmes dominants dans la politique britannique, obligeant les conservateurs à réagir.
Entre-temps Corbyn prenait la direction du Parti travailliste. Ce fut un séisme politique marquant une rupture avec les années blairistes. Propulsé par un énorme mécontentement et confronté à une incessante insurrection blairiste, Corbyn se donna pour priorité de préserver l’unité du parti. Cela voulait dire faire campagne pour l’UE alors qu’il s’était toujours opposé à elle. C’est ainsi que la quasi-totalité de la gauche se rangea derrière Corbyn et donc nécessairement derrière l’opposition au Brexit. Même les chefs syndicaux de gauche qui soutenaient le Brexit soutenaient en même temps le dirigeant de la campagne travailliste d’opposition au Brexit. Il en est résulté une bipolarisation calamiteuse.
D’un côté, l’essentiel de la bourgeoisie britannique, l’establishment londonien, les libéraux-démocrates, les travaillistes et la plupart des dirigeants conservateurs – c’est-à-dire presque tous ceux qui avaient un quelconque pouvoir – étaient unis derrière l’UE. Les libéraux lancèrent une campagne de chantage prédisant l’apocalypse en cas de victoire des pro-Brexit et, avec l’aide de la gauche travailliste, ils mobilisèrent les immigrés et les antiracistes en présentant la lutte pour l’UE comme l’option « progressiste » et « pro-immigrés » contre les « racistes » pro-Brexit.
De l’autre côté, le camp du Brexit pouvait puiser dans le profond ressentiment dans la classe ouvrière avec le slogan ultra-efficace « Reprenez le contrôle », qui répondait à ses frustrations tout en les canalisant contre l’immigration. Comme les travailleurs faisaient face à un front uni de la quasi-totalité de l’élite politique et économique, beaucoup dirent « Allez vous faire foutre ». Et à juste titre. Pour des millions de travailleurs, les opportunistes de la campagne du Brexit, pourtant issus des universités d’élite d’Oxford et Cambridge, étaient plus proches d’eux que les huiles du Parti travailliste.
Que Corbyn et la majeure partie de la gauche avec lui aient fini par soutenir le camp pro-UE fut une énorme trahison. Elle scella l’alliance du mouvement ouvrier avec le capital financier et donnait à la droite le monopole de l’opposition à l’UE. Cela aliéna davantage la classe ouvrière blanche de sa composante non blanche car beaucoup de travailleurs non blancs et d’antiracistes, même s’ils n’étaient pas remplis d’amour pour l’UE, se sentirent obligés de soutenir les pro-UE, principalement en raison du racisme pur et simple de la campagne des pro-Brexit.
Les libéraux montrèrent leur vrai visage en attisant l’hystérie contre les régions qui avaient voté pour le Brexit. Soudain, de nombreuses personnalités pro-UE « progressistes » et « respectables » se mirent à déverser leur haine sur les travailleurs « ignorants », « arriérés » et carrément « stupides » qui ne les avaient pas écoutés.
En fin de compte Corbyn, refusant de tracer une ligne dure contre les blairistes et paralysé par sa politique de conciliation, finit par mener la campagne électorale de 2019 comme le candidat favorable à un second référendum. (Pour en savoir plus sur la chute de Corbyn, voir l’article « Pourquoi la gauche est-elle si faible et divisée ? », Workers Hammer n° 252, printemps 2024). Peu importe que le manifeste de Corbyn de 2019 promettait monts et merveilles, des millions d’électeurs de la classe ouvrière voyaient dans le slogan de Boris Johnson « Faisons le Brexit » ce pour quoi ils avaient voté et ce qui leur était constamment refusé par les libéraux londoniens.
La pandémie de Covid éclipsa rapidement la sortie de la Grande-Bretagne de l’UE. Et une fois de plus, l’alliance de la gauche avec les libéraux et la bourgeoisie se montra en pleine lumière. Les confinements, en Grande-Bretagne comme ailleurs, se sont révélés désastreux pour les travailleurs, avec des conséquences qui se font encore sentir. Une étude récente du Centre pour la justice sociale montre que les confinements « ont eu un effet catastrophique sur le tissu social de la nation », au point que « le Royaume-Uni court le risque de retomber dans les “deux nations” de l’ère victorienne », avec une sous-classe de millions de personnes incapables de sortir du dénuement total. Si vous cherchez la cause sous-jacente derrière les émeutes racistes, la voilà.
Mais les défenseurs les plus virulents des confinements de Johnson ne se trouvaient pas à droite, mais à gauche et parmi les libéraux qui, au nom de la « science » et pour « sauver des vies », soutenaient hystériquement l’enfermement de toute la population. Toute la direction de la classe ouvrière, au lieu de lutter contre le gouvernement et de défendre la santé et les moyens de subsistance des travailleurs, annula des grèves et devint la courroie de transmission des décrets du gouvernement. Une fois de plus, l’extrême droite se retrouvait en monopole d’opposition au gouvernement. Des manifestations de masse furent organisées à Londres, n’attirant pas que des adeptes dérangés du complotisme mais des dizaines de milliers de travailleurs ordinaires qui n’en pouvaient plus des conséquences économiques et sociales des confinements. Dans beaucoup de ces manifestations nous étions le seul groupe socialiste présent alors que toute la gauche, des libéraux aux socialistes, crachait sur les manifestants en les qualifiant de « fascistes » qu’il fallait écraser.
Avance rapide jusqu’à la vague de grèves de 2022-2023 : elle représentait une formidable occasion de renverser la vapeur et de redonner au mouvement ouvrier une force réelle. Au lieu de cela, la vague de grèves fut entraînée vers la défaite par les chefs des syndicats. Ce n’est pas par accident que le slogan de la campagne de la gauche « Assez c’est assez » lancé par Mick Lynch, Dave Ward et des députés travaillistes de gauche en 2022, puis sabotée par eux dès qu’elle eut rencontré un soutien enthousiaste, est devenu un cri de ralliement lors des récentes manifestations et émeutes anti-immigrés. La défaite de la vague de grèves a affaibli le mouvement ouvrier tout en contribuant à pousser la société encore plus vers la droite.
Et aujourd’hui ces mêmes chefs syndicaux, de concert avec la plupart des libéraux, viennent d’élire Sir Keir Starmer, un avocat technocrate et anti-ouvrier du Nord de Londres qui ne résoudra aucun des problèmes de ce pays et ne fera qu’alimenter la montée de la réaction.
Du blairisme au Brexit, à la pandémie et au sabotage de la vague de grèves, à chaque étape des grands événements politiques des deux dernières décennies, la gauche et les chefs de la classe ouvrière se sont retrouvés en alliance avec les libéraux et les blairistes contre la classe ouvrière. Le résultat en est un affaiblissement sans précédent du mouvement ouvrier, une totale impuissance de la gauche socialiste et une extrême droite qui bénéficie du soutien de masses entières de travailleurs appauvris et en colère – ce qui a conduit au déferlement raciste de cet été.
La tâche des socialistes : La scission avec les libéraux
La menace immédiate de hordes racistes ciblant les mosquées, les centres d’hébergement des réfugiés et les personnes non blanches devait être contrée par une défense de front unique de masse centrée sur les syndicats. Le front unique, même avec des libéraux, est essentiel pour défendre les minorités et pour renforcer l’unité de la classe ouvrière et des opprimés.
Cela dit, la lutte plus large contre l’extrême droite doit être menée en opposition politique totale et inconciliable aux libéraux londoniens et à tous ceux qui, au sein du mouvement ouvrier, concilient ces gens. Le mouvement ouvrier ne peut pas rallier les membres de la classe ouvrière attirés par Reform UK (le parti de Nigel Farage) s’il maintient l’unité avec les libéraux. Le fascisme doit être vaincu dans la rue, mais Reform UK doit être vaincu politiquement en proposant une réponse ouvrière à la « Grande-Bretagne cassée » en opposition à l’extrême droite et aux libéraux. C’est là que réside le problème avec la tactique de Stand Up to Racism [Debout contre le racisme – SUTR] et du SWP, qui vont aux meetings de Farage pour les perturber en hurlant des insultes. La plupart de la classe ouvrière pense que c’est ridicule (ça l’est) et cela ne fait que renforcer l’attrait de Farage.
Le mouvement socialiste n’a aucun intérêt à soutenir les quotas d’immigration – comme le fait le Workers Party de Galloway. Cela ne fait que diviser davantage la classe ouvrière entre les Britanniques et ceux qui sont nés à l’étranger. Cependant, le mouvement socialiste n’a pas non plus intérêt à soutenir la politique actuelle de forte immigration. Les travailleurs qui ont des inquiétudes sur l’immigration ne doivent pas être ignorés avec dédain ; il faut au contraire les amener à réaliser que la putréfaction de l’ensemble de l’économie est causée par la City de Londres. Les libéraux qui saluent l’immigration, qui défendent l’UE et la Cour européenne des droits de l’homme tout en qualifiant hystériquement de « racistes » tous ceux qui s’y opposent, doivent être démasqués comme des laquais du statu quo.
Et c’est là le problème politique plus large de SUTR et du SWP. Leurs mots d’ordre et leur politique sont tous orientés vers ces mêmes libéraux et agissent comme un repoussoir pour les travailleurs. Prenons leur mot d’ordre central, « Les réfugiés sont les bienvenus ici. » Ce slogan apparaît à de nombreux travailleurs comme une défense pure et simple du statu quo, comme un appel libéral et comme une attaque contre eux et non contre la classe dirigeante.
Bien sûr que le mouvement ouvrier doit défendre les réfugiés et s’opposer aux déportations. Mais il est important de savoir comment les réfugiés sont accueillis et dans quel but. Les réfugiés doivent être accueillis de manière à renforcer l’unité de la classe ouvrière contre la bourgeoisie – dont le système économique tout entier crée des masses de réfugiés. Au lieu de cela, le slogan « Les réfugiés sont les bienvenus ici » cible principalement la frustration légitime ressentie par des millions de personnes dans les villes dévastées où les bureaucrates de Whitehall envoient les demandeurs d’asile. En même temps, cet appel est parfaitement acceptable pour les libéraux londoniens et même les grands capitalistes – en particulier lorsqu’il s’agit de réfugiés d’Ukraine ou de Hong Kong. Il en va de même pour les slogans tels que l’« ouverture des frontières ». Cela revient littéralement à demander une version plus extrême de la politique d’immigration actuelle et vise non pas à renforcer l’unité de la classe ouvrière contre les capitalistes mais à stigmatiser les travailleurs inquiets de l’immigration.
Ce qu’il faut faire, c’est une campagne exigeant la syndicalisation en masse des travailleurs étrangers (largement abandonnés par les syndicats), ainsi que l’expropriation de la City et la réindustrialisation de la Grande-Bretagne. Une lutte pour loger les réfugiés et les travailleurs sur les terres de la monarchie et les propriétés enregistrées dans les paradis fiscaux ferait davantage pour unir les immigrés et la classe ouvrière blanche que les appels libéraux de SUTR. Cependant, cela ne manquerait pas de hérisser les libéraux et les bureaucrates syndicaux qui financent SUTR.
D’autres, comme le Parti socialiste ou Alternative socialiste, appellent à s’opposer au racisme et avancent des revendications comme « des emplois, des logements et des services pour tous » ; ils ont quelque part conscience que la réaction raciste est alimentée par la pauvreté. Ils ont appelé les syndicats à organiser une manifestation de masse contre le racisme. Ce ne serait pas une mauvaise chose que les chefs syndicaux fassent réellement quelque chose, pour une fois. Mais, encore une fois, rien de ce que font ces groupes ne cherche à amener le mouvement à rompre avec les libéraux. Ils se sont simplement mis à leurs basques, comme le montre leur soutien sans faille à Corbyn, à la bureaucratie syndicale ou aux confinements.
Et surtout leur moyen d’action est toujours la bureaucratie syndicale et les travaillistes de gauche, depuis Mick Lynch jusqu’à Jeremy Corbyn, qui sont littéralement responsables des désastres de ces dernières années. Au lieu d’adresser des revendications à ces gens afin de les démasquer comme des obstacles dans la lutte contre l’extrême droite et de dissiper les illusions dans ce genre de personnes, leur perspective tout entière est toujours basée sur l’espoir désespéré de voir ces travaillistes encroûtés jouer un rôle progressiste.
La question qui se pose pour les années à venir est de savoir qui va canaliser l’immense colère qui bouillonne au fond de la « Grande-Bretagne cassée ». Est-ce que ce sera l’extrême droite qui s’en prendra aux immigrés et aux musulmans ? Ou est-ce que ce sera la classe ouvrière multiraciale contre les capitalistes et l’establishment ? La course a déjà commencé et la gauche est en train de la perdre parce qu’elle ne se distingue pas des libéraux. Le mouvement socialiste doit se tenir debout, ce qui exige de rompre avec toutes les sortes de libéraux et de refuser l’unité avec quiconque les concilie. L’heure tourne.