https://iclfi.org/pubs/lb/241/droite
Nous reproduisons ci-après un article de nos camarades britanniques, publié dans Workers Hammer n° 256, automne 2025.
C’est la fin de l’été en Grande-Bretagne, et on sait tous ce que ça veut dire. Du football à la télé, une nouvelle saison du jeu télévisé Taskmaster, et la gauche et la droite dans la rue s’égosillant au sujet de l’immigration. Les manifestations contre les migrants ont une fois de plus éclaté dans tout le pays. L’étincelle qui a mis le feu aux poudres cette fois-ci a été l’arrestation et l’inculpation d’un demandeur d’asile, Hadush Kebatu, pour agression sexuelle sur une adolescente. Kebatu est l’un des quelque 140 demandeurs d’asile actuellement hébergés dans l’une des 80 chambres de l’Hôtel Bell à Epping. La ville est depuis devenue à la fois l’épicentre et le symbole des manifestations et des contre-manifestations, qui se déroulent désormais devant des hôtels similaires à travers le pays.
Dans la rue, pour l’instant c’est l’impasse. Mais dans le pays le climat politique bascule de plus en plus vers la droite, comme le montre clairement le soutien croissant dont bénéficie le parti Reform UK, qui affirme qu’il va expulser 600 000 personnes. Le gouvernement travailliste à juste titre détesté, qui était déjà en train de se démener pour présenter à l’automne un budget qui tienne la route, s’acharne maintenant à faire aussi augmenter les chiffres des expulsions. Les mots d’ordre de la gauche (« ça suffit », « la ruine de la Grande-Bretagne », etc...) sont maintenant repris par des partis comme Reform, qui gagnent ainsi beaucoup plus de terrain. Ces politiciens colportent le populisme de droite tout en attisant les divisions raciales qui fracturent davantage encore une classe ouvrière déjà affaiblie. L’expression hideuse de ce phénomène est celle de nervis racistes qui partout dans le pays descendent dans la rue pour terroriser les minorités.
À la tête des contre-manifestations, on trouve aujourd’hui le groupe Stand Up to Racism (SUTR – Debout contre le racisme), avec derrière lui le Socialist Workers Party (SWP). S’il est juste de vouloir s’opposer à ces mobilisations d’extrême droite, la stratégie de SUTR est basée sur des conceptions politiques libérales et sur l’indignation morale, ce qui est au bout du compte contre-productif. Loin de combattre la droite, elle l’alimente.
Le système d’immigration est défaillant
Le problème principal est le refus de ces organisations de reconnaître qu’il y a bel et bien un problème avec le système de l’immigration. Par exemple, le SWP écrit qu’ « essayer d’arracher des gens à l’influence des fascistes ne veut pas dire accepter que leurs “inquiétudes” au sujet des migrants et des réfugiés seraient “légitimes”. Ce sont des idées racistes. Nous pouvons discuter du logement, de la santé et des prestations sociales. Mais nous devons dire clairement que c’est aux patrons et aux propriétaires qu’il faut s’en prendre, pas aux migrants » (« Stoppons net l’extrême droite », Socialist Worker, 27 août). Pour le SWP, quiconque exprime des « inquiétudes » au sujet de la politique de l’immigration du gouvernement est un raciste, et les socialistes doivent parler du logement, de la santé et des prestations sociales, mais pas de l’immigration. La majorité des gens verront ça comme une manière de défendre la politique de l’immigration du gouvernement. La vérité, c’est qu’il y a effectivement des inquiétudes légitimes au sujet du système de l’immigration du gouvernement. Le système du droit d’asile est dysfonctionnel, comme beaucoup d’autres dans ce pays. Il y a actuellement 80 000 demandes d’asile en attente d’examen. Des dizaines de milliers de personnes traversent la Manche chaque année, et des milliers d’entre elles arrivant sur le sol britannique sont parquées dans les quelque 200 hôtels convertis en centres d’hébergement provisoires pour demandeurs d’asile, principalement dans des petites villes délabrées à majorité blanche. Si le nombre de demandeurs d’asile est infime par rapport au nombre total d’immigrés qui arrivent chaque année dans le pays, ils sont pour la droite des boucs émissaires parfaits. Et pour ce qui est de l’immigration « légale », s’il faut bien sûr s’opposer aux appels de la droite à la réduire drastiquement, il n’y a rien de progressiste dans la politique de la classe dirigeante consistant à faire venir des gens en masse dans ce pays en déliquescence. Quiconque se prétend socialiste ne peut pas vouloir être associé avec la politique calamiteuse des gouvernements capitalistes, qui a conduit à ce désastre.
Pourtant, en enjoignant aux socialistes de rester silencieux sur cette question, le SWP ne peut que finir par se retrouver à défendre le statu quo. Et de fait, à l’occasion le SWP effectivement défend ouvertement le gouvernement. Après qu’un tribunal avait ordonné d’arrêter d’héberger des réfugiés dans l’Hôtel Bell, Socialist Worker publia un article intitulé : « Le transfert des réfugiés de l’hôtel d’Epping entraînera davantage de peurs et de violences » (20 août). Marginaliser les réfugiés dans ces hôtels aux frais du contribuable, en les coupant de toute interaction digne de ce nom avec les communautés au milieu desquelles ils sont jetés, a effectivement suscité « peurs et violences ». En envoyant les réfugiés dans ces hôtels, le gouvernement montre juste son mépris pour les réfugiés et pour les habitants de ces villes. En appelant implicitement à laisser ouvert l’Hôtel Bell, le SWP finit par se retrouver du côté du gouvernement !
Le statu quo en Grande-Bretagne, ça veut dire pas de boulot, un niveau de vie qui dégringole, et des gens qui se battent entre eux pour quelques miettes qui tombent de la table des patrons. C’est cela, et non pas les idées racistes dans la tête des gens, qui est la cause et la véritable force de la politique de diviser pour régner. Se rassembler dans de petites villes en scandant « les réfugiés sont les bienvenus ici » et traiter de raciste quiconque n’est pas d’accord avec cela, ce n’est pas combattre cette politique de division, c’est l’alimenter. Cela a pour seul résultat de convaincre les habitants de ces villes qu’on veut faire passer les besoins des immigrés avant les leurs, ce qui les pousse dans les bras de la droite. La question de la relance industrielle, de l’emploi, est centrale tant pour les besoins de la classe ouvrière que pour combattre la montée de la droite. Mais traiter de racistes tous ceux qui s’inquiètent, tout en apparaissant comme des défenseurs du gouvernement, c’est la garantie que toutes les belles paroles du SWP sur « le logement, la santé et les prestations sociales » tomberont dans l’oreille d’un sourd.
La base pour l’unité de la classe ouvrière, c’est l’internationalisme. Il ne s’agit pas d’une question morale. La situation que les gens fuient dans leur pays d’origine est le résultat des agissements des impérialistes, dans les rangs desquels on trouve en bonne place la classe dirigeante britannique. La ruine de la classe ouvrière en Grande-Bretagne même est provoquée par ces mêmes capitalistes. Les immigrés et les travailleurs ont un ennemi commun. La lutte pour la libération du Sud global et la lutte pour des conditions de vie décentes ici en Grande-Bretagne, sont des combats contre la même classe dirigeante. La classe ouvrière n’a pas besoin d’unité parce qu’elle veut être bonne et noble, elle en a besoin pour gagner ce combat. Pour convaincre la classe ouvrière de rejoindre ce combat, il est nécessaire, pour commencer, de la convaincre que nous sommes déterminés à y parvenir. Mais tout lien avec le statu quo, avec le gouvernement détesté qui se plie aux volontés de la classe dirigeante, convaincra les travailleurs que nous ne sommes pas sérieux.
Esquiver les questions qui fâchent, ça n’aide pas
Nous devons aussi nous colleter avec le cri de ralliement des manifestations anti-migrants : la « protection des femmes et des jeunes filles ». N’oublions pas que ces manifestations ont commencé à la suite d’accusations d’agressions sexuelles. Qu’ont à dire le SUTR et le SWP à ce sujet ? La réponse courte, c’est : à peu près rien. Ils ont un article longuet sur l’utilisation historique de telles accusations pour attiser le racisme et diviser la classe ouvrière (« Comment la bourgeoisie a racialisé la violence sexuelle », Socialist Worker, 25 juillet). C’est tout à fait vrai, mais guère convaincant pour, disons, les habitants d’Epping, où une véritable accusation d’agression a été portée.
Dans la mesure où cette question est même mentionnée dans les articles sur les manifestations récentes, c’est simplement pour présenter les personnes qui la soulèvent comme des racistes impénitents et pour dire que ce sont les réactionnaires qui sont la vraie menace contre les femmes. À titre d’exemple, ils citent l’un des contre-manifestants qui « a cité la statistique selon laquelle 41 % des personnes arrêtées lors des émeutes raciales de l’année dernière avaient été condamnées pour violence domestique. “Ils prétendent défendre les femmes et les enfants. Les soi-disant défenseurs des femmes sont des misogynes. Leurs héros sont Andrew Tate, Elon Musk et Donald Trump, les plus virulents ennemis des femmes sur cette planète” » (« Les antiracistes de Cheshunt disent : “Nous ne laisserons pas les fascistes nous diviser” », Socialist Worker, 29 août).
Cela ne répond pas aux arguments de la droite selon lesquels les réfugiés seraient un danger pour les femmes, mais ne fait qu’esquiver la question, ce que beaucoup interprètent comme une façon de minimiser l’importance des violences contre les femmes. À son tour, la droite répond par sa propre diversion : « nous avons suffisamment d’agresseurs de femmes, nous n’avons pas besoin d’en importer d’autres ». Souligner que les personnes nées dans le pays maltraitent aussi les femmes ne permet pas de contrer cet argument. Mais cette question mérite une réponse. Pour ce faire, nous devons être clairs. Nous n’étions pas présents au moment du crime présumé de Kabuta. Mais aujourd’hui, il a été reconnu coupable. Les réfugiés viennent de milieux très divers : certains étaient des travailleurs, d’autres des voyous, certains étaient même les laquais locaux d’occupations britanniques ratées, comme en Afghanistan. De plus, les conditions très difficiles de leur voyage pour arriver ici et l’extrême isolement qu’ils subissent une fois arrivés, conditions que les groupes comme le SWP décrivent très bien, peuvent provoquer et provoquent de graves traumatismes psychologiques. Il est contre-productif de fermer les yeux sur cette réalité, et le fait de la reconnaître est le premier pas pour démonter les arguments de la droite. La pauvreté et l’isolement nourrissent les violences contre les femmes. C’est vrai pour la classe ouvrière britannique et les pauvres dont la misère ne cesse de s’approfondir et pour les migrants confinés dans des hôtels et privés du droit de travailler.
La seule chose qui puisse contrer cela, c’est l’intégration dans la vie productive du pays, autrement dit de vrais emplois décents, pour les travailleurs immigrés tout autant que pour les travailleurs « de souche ». Pour cela, il faut évidemment lutter contre la bourgeoisie. Et c’est pourquoi soutenir les expulsions, comme le font de nombreux travailleurs, est une erreur fatale. Cela divisera davantage la classe ouvrière, rendant ainsi cette lutte impossible. C’est l’argument à faire valoir en se basant non pas sur des exhortations moralistes et des platitudes libérales, comme le fait le SUTR, mais sur les principes de la lutte de classe.
Se tourner vers les travailleurs, pas vers les bureaucrates
Pour de nombreux travailleurs, le lien le plus immédiat avec le gouvernement et le statu quo ce sont leurs propres dirigeants syndicaux (s’ils en ont). Ces bureaucrates ont conduit la dernière vague de grèves à la défaite en refusant de faire tomber le gouvernement conservateur haï. Ils ont ensuite consacré toute leur énergie et tout leur argent à faire élire le nouveau gouvernement travailliste, aujourd’hui détesté. Les dirigeants syndicaux font eux-mêmes partie intégrante de l’establishment. À chaque étape, partout et toujours, ils ont montré qu’ils ne veulent ni ne peuvent s’opposer à la City de Londres. Ils sont haïs, à juste titre, par de nombreux travailleurs qui les considèrent comme des piliers du statu quo.
Pourtant, une partie essentielle de la stratégie du SUTR et du SWP consiste à courtiser ces bureaucrates syndicaux, ce qui explique également pourquoi dans les manifestations du SUTR il n’y a jamais de mots d’ordre contre le gouvernement, ou contre le sionisme, de peur d’indisposer ceux qui les soutiennent en haut lieu. Leur stratégie pour mobiliser la classe ouvrière ne consiste pas à en appeler directement aux travailleurs au nom de leurs propres intérêts, mais à solliciter le soutien des bureaucrates syndicaux. Cela signifie que leurs positions politiques doivent être acceptables pour ces mêmes bureaucrates. Cela peut leur valoir un peu de prestige, mais ça ne fait que les éloigner un peu plus de la masse de la classe ouvrière.
Le problème avec cette approche est apparu de manière éclatante avec la manifestation d’octobre 2024 contre Tommy Robinson. Selon les chiffres optimistes du SUTR, cette manifestation, qui était soutenue par presque tous les syndicats, et qui était au fond une manifestation progouvernementale, a rassemblé 20 000 personnes, contre 25 000 pour celle de Robinson. De plus, il y avait très probablement davantage de travailleurs du côté de Robinson. La prochaine manif prévue en septembre [voir encadré ci-contre], qui repose sur les mêmes bases politiques, avec le soutien des mêmes bureaucrates, n’a pratiquement aucune chance de ne pas échouer plus lamentablement encore. Malgré le sang et la sueur des militants du SWP, et même si nous défilerons à leurs côtés, c’est ce qui arrive quand on s’en remet au libéralisme et aux bureaucrates syndicaux.
Il n’y a pas de solution miracle à ce gâchis. Pour les militants qui veulent stopper la droite et qui sont prêts à se mettre en danger pour y parvenir, nous ne voulons pas que leurs efforts soient vains. Nous devons établir le lien entre le sort des immigrés et des réfugiés et celui de tous les laissés-pour-compte en Grande-Bretagne. Nous devons nous battre à l’intérieur du mouvement pour que notre mot d’ordre ne soit pas « les réfugiés sont les bienvenus ici », mais « des emplois pour tous, reconstruisons la Grande-Bretagne en ruines ». Et pour commencer, il faudrait appeler à créer des emplois en terminant et en prolongeant le chantier de la ligne de train à grande vitesse HS2, afin de remédier à l’isolement du Nord du pays et à un manque d’emplois décents. Si nous montrons à chaque étape comment cette lutte va à l’encontre des intérêts de la City de Londres et que nous sommes déterminés à nous battre, nous pourrons commencer à rallier les travailleurs à notre cause. Cette lutte doit être menée sur nos propres lieux de travail. Non pas sur une base moraliste, mais en opposition à nos dirigeants syndicaux et pour obtenir une nouvelle direction. C’est essentiel pour reconstruire la puissance des syndicats et convaincre les travailleurs que nous sommes sérieux dans notre volonté de rompre avec le statu quo. Pour un retour aux traditions de la classe ouvrière : Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! À la gauche : Rompez avec le statu quo, luttez pour la classe ouvrière !

