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Il faut regarder la réalité en face : suite aux trahisons des bureaucrates syndicaux conduisant à toute une série de défaites successives, la démoralisation s’est installée chez les cheminots. Leur journée de grève du 21 novembre, avec 25 % de grévistes selon la CGT, avait déjà constitué une démonstration de faiblesse face à l’État ; la grève reconductible à la SNCF à partir du soir du 11 décembre a marqué le point bas des luttes des cheminots après une décennie de combats pleins de sacrifices et se soldant toujours par un échec.

Voici le panorama : à partir du 15 décembre 2024 les TER commencent à être soumis lot par lot à la concurrence et plus d’un millier de cheminots vont à court terme être transférés vers de petites filiales privées ; à partir du 1er janvier Fret SNCF est démantelée et 4 500 cheminots également transférés vers des entreprises privées, en plus de plusieurs centaines de licenciements. Au lieu de se battre contre l’ensemble de ces mesures, la totalité des dirigeants syndicaux concernés (CGT-Cheminots, SUD-Rail, CFDT et UNSA) avaient déjà signé quelques jours avant le 11 décembre un deal vraiment pourri avec la direction de la SNCF, concernant les travailleurs du fret, pour maintenir leurs droits pendant trois ans (et ensuite ils seront à la merci d’un licenciement express par un patron-voyou). Les traîtres à la tête de la CFDT et de l’UNSA ont retiré leur appel à la grève. La CGT et SUD l’ont cyniquement maintenu, même s’ils avaient trahi la grève par avance.

Le 12 décembre à la Gare du Nord (la gare la plus importante d’Europe), une quarantaine de travailleurs (sans doute les plus conscients parmi les milliers qui y travaillent) réunis en AG votaient à 28 contre 12 pour reconduire la grève. Le lendemain, à Austerlitz, cinq travailleurs (dont trois retraités) se présentaient à l’AG de la gare. Dans d’autres régions, les grévistes, minoritaires, ont peut-être résisté encore quelques jours, mais le constat est clair : la « grève reconductible » est passée presque inaperçue. Un mois plus tard, dans un tract du 14 janvier, les bureaucrates de SUD-Rail se félicitaient de la mobilisation et de leur accord pourri, qu’ils qualifient d’« avancée sociale majeure » !

Cette nouvelle défaite résume nettement le rôle que la bureaucratie syndicale du rail a joué pendant la dernière décennie : de 2014 contre la réforme ferroviaire à 2016 contre la loi travail et les attaques contre les conditions de travail des cheminots, à 2018 contre la fin des embauches au statut, et jusqu’aux deux rounds de la bataille pour les retraites en 2019 et 2023, pendant toute cette période la bureaucratie syndicale a dilapidé la combativité des cheminots, jusque-là un secteur d’avant-garde dans chaque lutte sociale, pour arriver à la triste caricature du 12 décembre.

Avec les cheminots, c’est l’ensemble de la classe ouvrière qui a souffert une défaite après l’autre depuis 25 ans. Ce sont ces échecs qui ont conduit à la démoralisation, au discrédit des organisations syndicales et de la gauche et, par conséquent, à la montée en puissance du Rassemblement national y compris parmi les travailleurs eux-mêmes, dont environ un tiers vote RN à présent. Il est urgent de tirer les leçons pour que le mouvement ouvrier soit en mesure de se sortir de l’état actuel de désarroi extrême où il se trouve et de préparer les batailles qui vont se poser.

Un cauchemar pour les usagers

Au fur et à mesure de la dégradation des salaires et des conditions de travail des cheminots, le voyage en train est devenu un cauchemar pour les usagers. Après des décennies de sous-investissement, les fermetures de lignes ferroviaires se multiplient dans les campagnes. Pour les habitants des banlieues, le trajet vers la ville est un véritable périple quotidien : retards constants dus à des incidents techniques ou au simple manque de personnel ; des trains vétustes qui tombent en panne au beau milieu du trajet ; des travaux sans fin la nuit et le week-end qui imposent dans les faits un couvre-feu aux habitants des quartiers ; le prix exorbitant du titre de transport ou le risque d’une amende de plusieurs dizaines d’euros… La déliquescence du transport ferroviaire urbain joue un rôle central dans la ségrégation des quartiers. Dans cette situation, la colère se mêle à l’humiliation et l’impuissance, de quoi donner envie de tout casser dans les gares des banlieues.

Un camarade du NPA-R a récemment soulevé lors d’une discussion sur la SNCF la revendication de la gratuité du transport. Nous sommes complètement d’accord. Cette revendication trouverait sans doute un soutien enthousiaste dans la population et en particulier dans les quartiers. Mais la question est moins de soulever des revendications dans l’abstrait, si justes soient-elles, que de trouver les moyens pour les réaliser. Et cela ne peut pas être séparé de la lutte pour une direction syndicale totalement différente de l’actuelle.

Pour arracher des victoires, il faut briser le carcan des bureaucrates et de LFI !

Le problème de fond, c’est celui du programme des dirigeants du mouvement ouvrier. Nous faisons face à une bourgeoisie française en plein déclin, incapable de faire concurrence à ses rivaux et qui pèse de moins en moins dans le monde. L’État, surendetté, est lui-même pratiquement en faillite. Pour se maintenir même au deuxième ou troisième rang des puissances impérialistes qui dominent le globe, les capitalistes français et leur État sont absolument déterminés à s’attaquer à chaque acquis des travailleurs. Pour obtenir des victoires significatives, aussi partielles soient-elles, il faut une direction syndicale également déterminée à mener une confrontation avec la bourgeoisie, une direction comprenant que ce sont les travailleurs qui doivent diriger le pays.

Or c’est à l’opposé du programme des dirigeants syndicaux actuels, que ce soit les « réformistes » de la CFDT et de l’UNSA ou les « contestataires » de la CGT et de SUD. Ils partent tous de la même prémisse fondamentale : c’est la bourgeoisie qui doit demeurer aux commandes et le capitalisme français doit rester compétitif. Les bureaucrates peuvent autant qu’ils veulent menacer de lancer une « grève reconductible », les patrons et l’État savent qu’ils maintiendront les luttes dans un cadre tolérable pour les capitalistes eux-mêmes. En effet, si l’on prend pour principe de départ le respect de la démocratie bourgeoise et le pouvoir des capitalistes, alors l’idée même que la classe ouvrière pourrait imposer sa volonté aux capitalistes, c’est un tabou pour ces lieutenants ouvriers du capital. En se pliant aux règles imposées par les capitalistes, tout ce à quoi les dirigeants syndicaux aspirent est à minimiser les dégâts pour les travailleurs, d’où le deal pourri qu’ils ont signé concernant les cheminots.

Chaque fois, les grèves se déroulent suivant une chorégraphie bureaucratique pour faire soupape, en fonction de la décision individuelle de chaque travailleur de suivre un appel local ou pas. Il y a une journée d’action « carrée » et parfois des grèves reconductibles conçues pour n’affecter de façon significative aucune branche de l’économie. Il n’y a pas de piquet de grève ni aucune autre mesure pour imposer l’arrêt de la production. Les ouvriers les plus combatifs se retrouvent à chaque fois isolés alors que le reste des travailleurs reprennent le travail. À défaut de caisse de grève, les militants prêts à faire les plus grands sacrifices restent seuls, usés peu à peu par le manque d’argent pour se nourrir eux-mêmes et leur famille, démoralisés par l’effilochement progressif de la grève. Au lieu que la grève soit l’expression de la force collective de l’ensemble des travailleurs unis comme un poing fermé contre les capitalistes, elle devient la marque de l’héroïsme individuel des ouvriers les plus dévoués.

Le programme et la stratégie perdante des bureaucrates concordent parfaitement avec ceux des mélenchonistes, qui dans les luttes des travailleurs jouent le rôle de point d’appui politique pour la bureaucratie en combinant une certaine radicalité oratoire avec le respect absolu des « valeurs de la République » impérialistes – dont le premier est le pouvoir incontesté des capitalistes. Les rapports parfois épineux entre Mélenchon et les bureaucrates « de gauche » sont dus au fait que ceux-ci voient leur rôle comme celui de « partenaires sociaux » à part entière, et non par l’intermédiaire du leadership charismatique du « Tribun ». Ils peuvent réciter la Charte d’Amiens tant qu’ils veulent, ils n’ont pas d’autre perspective face à la réaction montante que de chercher une meilleure division du travail entre bureaucrates et insoumis derrière un même programme perdant de collaboration de classe.

Le partenariat bureaucrates-LFI conduit à la paralysie du mouvement ouvrier. Voici un cas d’école : Bérenger Cernon, un dirigeant de la CGT-Cheminots à la Gare de Lyon à Paris, a débuté l’été dernier en tant que député insoumis. Il a utilisé son siège à l’Assemblée nationale pour plaider un « moratoire sur la casse du fret ferroviaire » tout en ne faisant absolument rien pour préparer les militants syndicaux à l’inévitable conflit avec l’État. Résultat : le fiasco du 12 décembre… et pas même un « moratoire ».

C’est ainsi que la combativité des cheminots a été dilapidée pendant plus de quinze ans de dures batailles. Pour reconstruire la puissance des cheminots, la question centrale qui se pose pour l’avant-garde ouvrière est de faire exploser tout ce carcan soigneusement calibré par les bureaucrates pour que la bourgeoisie puisse s’en accommoder. L’heure n’est pas à des appels grandiloquents pour « l’interdiction des licenciements » (NPA-R, 9 janvier) ou la « grève générale politique » (Révolution permanente, 4 décembre). Dans la foulée des défaites et la situation de division des travailleurs et de désarroi du mouvement syndical, les ouvriers ne prendront pas au sérieux ce genre d’appels. L’heure est à des revendications et des mesures assez élémentaires pour reconstruire les syndicats en préparant des luttes défensives victorieuses. C’est seulement ainsi que nous pourrons faire basculer le rapport des forces en faveur des travailleurs et commencer à préparer sérieusement l’offensive prolétarienne nécessaire face à l’impérialisme français pourrissant et à la montée de la réaction.

Esquisse d’un programme pour gagner

Nous proposons aux militants syndicaux et de l’extrême gauche le programme suivant pour commencer dès maintenant à construire le pôle de révolutionnaires qu’il nous faut pour préparer les batailles de demain en opposition à la bureaucratie syndicale et aux mélenchonistes :

  • Les syndicats ne représentent qu’une minuscule minorité de la classe ouvrière (moins de 9 %) composée principalement de ses couches supérieures. Ce sont surtout les travailleurs des minorités issues de l’immigration qui occupent les emplois les plus mal payés et précaires en tant que sous-traitants ne bénéficiant de pratiquement aucun droit (agents de travaux sur les voies, agents de nettoyage de gares et de trains, régulateurs de flux sur les quais, etc.). À la Gare du Nord, par exemple, travaillent environ un millier d’agents SNCF (y compris intérimaires et employés en CDD) et environ 2 000 sous-traitants. Le discrédit actuel des syndicats grâce aux bureaucrates ne peut qu’empirer cette situation. Pour unifier les travailleurs et les rallier dans la lutte, il faut lancer des campagnes de syndicalisation en revendiquant l’embauche de tous les sous-traitants, intérimaires, etc. en CDI au statut de cheminot.
  • Il faut d’ores et déjà commencer à préparer des caisses de grève pour éviter l’étranglement financier des grévistes quand l’heure du prochain combat sonnera.
  • Pour mettre fin à une situation où chaque syndicat brise la grève de l’autre au profit des patrons et des petites sinécures des bureaucrates, il faut revendiquer l’unification syndicale. C’est une question d’autant plus urgente qu’avec la privatisation on risque de se retrouver sur une même ligne avec plusieurs syndicats SUD de cheminots, plusieurs syndicats CGT, etc. Casser les syndicats pour empêcher une riposte unitaire des cheminots est en fait un objectif central de l’ouverture à la concurrence.
  • Pendant que les flics se déchaînent contre les jeunes des banlieues, les militants syndicaux et la gauche, les gares et autres installations ferroviaires sont considérées par l’État comme des points « sensibles », surveillés par plusieurs forces policières et l’armée. Contre la terreur policière qui règne dans les quartiers et la menace constante de la répression dirigée contre les luttes des travailleurs, il faut exiger : À bas Vigipirate et Sentinelle ! Flics – notamment de la Sûreté ferroviaire – hors des syndicats !
  • Pour chercher à sceller une alliance avec d’autres secteurs ouvriers, les étudiants et notamment les habitants des quartiers, il faut revendiquer la gratuité des transports en commun, une mesure élémentaire dans l’intérêt de tous les travailleurs, des retraités, des chômeurs et de la jeunesse tout entière !
  • L’État justifie l’ouverture à la concurrence du transport ferroviaire et le démantèlement de Fret SNCF, comme tant d’autres attaques dirigées contre les travailleurs, par les règles et directives libérales de l’Union européenne – des règles et directives que les impérialistes français ont concoctées eux-mêmes (avec leurs homologues allemands et états-uniens) pour mieux exploiter « leurs propres » travailleurs en France et asservir les pays plus pauvres d’Europe. Ça fait 30 ans que les bureaucrates et même l’extrême gauche s’accommodent à cet état de choses au nom des belles paroles sur l’« ouverture des frontières ». Ça suffit : À bas l’UE ! Au diable ses directives libérales anti-ouvrières ! À bas l’impérialisme français !
  • Il faut arrêter d’essayer de convaincre la bourgeoisie ; il faut la vaincre. Pour arrêter la circulation des trains, il faut mettre en place des piquets de grève que personne n’ose franchir. Les revendications mises en avant ci-dessus, destinées à unifier les travailleurs du secteur ferroviaire et à rallier derrière eux les opprimés et la jeunesse, permettraient de mettre en place des piquets de masse capables de faire face à la répression de l’État capitaliste.

Cela n’est pas hyperrévolutionnaire en soi mais ce sont des mesures de base nécessaires si l’on veut mener des luttes capables de gagner. Des luttes syndicales victorieuses auraient mille fois plus de poids pour combattre la démagogie raciste et anti-ouvrière du RN que tous les discours « woke » qui blâment les travailleurs pour leur arriération et ne font que les pousser davantage dans les rangs du RN !