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Traduit de Where Is the U.S. Going? (anglais), Workers Vanguard1183

Traduit de Workers Vanguard n° 1183 (décembre 2024), journal de nos camarades de la Spartacist League/U.S.

Donald Trump a été réélu président et tout le monde se demande : Et maintenant ? Pour savoir ce que doivent faire les socialistes dans cette nouvelle période, il faut comprendre comment on en est arrivé là et ce que cette élection représente.

Essor et déclin de l’ordre mondial libéral

L’ordre mondial libéral dirigé par les États-Unis a été construit sur les cendres de l’Union soviétique. Non seulement la chute de ce pays non capitaliste a fait des États-Unis la seule superpuissance mondiale incontestée, mais aussi des ressources et des marchés jusqu’alors inexploités, notamment en Chine, ont été livrés au pillage. Pour maximiser leur avantage, les impérialistes états-uniens ont usé et abusé de la mondialisation, délocalisant la production et étendant leur emprise jusqu’aux derniers recoins de la planète. L’OTAN a été étendue jusqu’aux frontières de la Russie, et le FMI et la Banque mondiale ont à maintes reprises réécrit les règles du jeu en fonction des intérêts de Wall Street.

On justifiait idéologiquement le fait que l’impérialisme américain étendait ses tentacules partout en disant que le capitalisme libéral était le summum de la civilisation. Les États-Unis et leurs alliés dominaient le monde au nom de principes libéraux comme « la liberté et la démocratie » et « la défense des personnes sans défense ». C’était là une couverture bien commode pour affirmer la domination des États-Unis, injecter leurs capitaux à l’étranger et étrangler les pays opprimés.

L’ordre mondial libéral semblait indestructible, mais ce regain temporaire ne pouvait stopper la décadence sous-jacente de l’impérialisme. Les forces mêmes mises en mouvement par l’hégémonie états-unienne ont progressivement érodé celle-ci. La pénétration sans précédent du capital états-unien a favorisé la croissance du commerce mondial, l’industrialisation des pays néocoloniaux et le développement de la Chine, ce qui a eu pour effet de vider de sa substance la base manufacturière états-unienne, d’accentuer son pourrissement social et de réduire son poids économique global. Pour stabiliser leur position, les impérialistes américains doivent inverser la dynamique actuelle. Mais pour cela ils doivent détruire les fondements de la mondialisation en augmentant les droits de douane, en pressurant les néocolonies et en se confrontant à la Chine. C’est ce qui sous-tend le conflit actuel au sein de la classe dirigeante états-unienne.

Des fissures commencent à apparaître

La crise financière de 2008 a provoqué les premières fissures sérieuses dans l’ordre mondial. Les travailleurs, en particulier les familles noires et latinos, ont énormément souffert économiquement. Nombre d’entre elles ont été rendues insolvables par l’explosion des remboursements de prêts hypothécaires risqués ou ont été accablées de frais médicaux stratosphériques. Des millions d’emplois bien payés ont été supprimés et remplacés par des contrats d’intérim ou avec un statut au rabais, ou ubérisés. Pour sauver son système, la bourgeoisie a renfloué les banques jugées « systémiques », fait tourner la planche à billets et spéculé à outrance, créant les conditions d’un effondrement ultérieur encore plus grand.

Sur le plan politique, la bourgeoisie a fait ce que certains pensaient impossible : mettre un noir à la Maison Blanche. Barack Obama était l’incarnation même des principes libéraux. Sa campagne était fondée sur « l’espoir et le changement », notamment pour mettre fin à la guerre en Irak qui était profondément impopulaire et ternissait l’image des États-Unis. Il jouait aussi sur l’idée fausse que l’élection d’un président noir montrerait que les États-Unis, si progressistes n’est-ce pas, sont une société post-raciale.

L’installation d’un homme noir à la tête de l’impérialisme états-unien ne coûtait rien à la bourgeoisie, et c’était exactement ce qu’il fallait pour calmer les masses (et les patrons) avant que dans la foulée le président orchestre le « plan de sauvetage » de l’industrie automobile et des banques sur le dos de la classe ouvrière, et qu’il déporte des millions d’immigrés. Les attaques contre les travailleurs ont été aidées par les chefs syndicaux qui ont imposé la précarité et les concessions au nom de la sauvegarde des emplois. L’élection d’Obama ne s’est pas produite parce que la bourgeoisie n’avait plus besoin de l’oppression des noirs pour renforcer son pouvoir. Bien au contraire. La politique identitaire « progressiste » correspondait à ses besoins du moment.

Mais l’effondrement financier a également accéléré les tendances opposées au statu quo libéral. La dévastation économique a semé les graines du mécontentement politique et de l’émergence du populisme comme alternative. Au sein de la bourgeoisie, un conflit s’est fait jour sur la meilleure façon de renflouer l’impérialisme états-unien : poursuivre à plein régime le libéralisme qui l’avait si bien servi pendant si longtemps, ou essayer quelque chose d’autre. Les deux principaux partis bourgeois ont été en conflit aussi bien dans leurs propres rangs que l’un avec l’autre pour savoir quel serait le parti du statu quo et lequel romprait avec lui.

Lors de la course à l’investiture démocrate pour l’élection présidentielle de 2016, Hillary Clinton était le visage de l’establishment du parti tandis que Bernie Sanders était anti-establishment, ayant été propulsé sur le devant de la scène par les attaques néolibérales incessantes de l’après-2008. Son blabla populiste contre la « classe des milliardaires » et sa promesse d’une « assurance-maladie pour tous » attiraient les foules. Il représentait les libéraux qui pensaient que le statu quo avait besoin d’un pansement pour arrêter l’hémorragie. Mais cette option aurait constitué un changement beaucoup trop radical et coûteux pour l’establishment libéral. Pourquoi opter pour « l’assurance-maladie pour tous » qui coûterait un pognon de dingue alors que le parti pouvait prendre à nouveau la solution Obama ? Ça ne coûterait rien de mettre une première femme présidente, ça pourrait rapporter quelques points « progressistes » et ça permettrait de faire tourner un jour de plus les roues du libéralisme.

Chez les républicains, le conflit opposait Donald Trump à l’establishment du parti. Trump était le reflet de ceux qui, au sein de la bourgeoisie, estimaient que les jours du libéralisme étaient passés, et qui voulaient mettre l’impérialisme états-unien sur une autre voie, celle du populisme de droite, du protectionnisme et de la fermeture des frontières. Trump savait qu’une partie de la classe qu’il représentait était en train de perdre face à ses rivaux comme la Chine, et qu’il fallait faire quelque chose. Sa solution – reflétée par son comportement et son mépris des normes libérales – était de rompre avec tout ce qui avait défini la période précédente.

La simple possibilité que ce type puisse remporter la nomination provoqua une onde de choc au sein de l’establishment républicain et partout chez les libéraux. Trump représentait tout ce qu’ils détestaient. Le libéralisme est lisse et hypocrite, c’est l’ami qui te sourit avant de te poignarder dans le dos. Trump, lui, était grossier et promettait de te poignarder de face. Ses insultes venimeuses et sa vulgarité (il se vantait de « les attraper par la chatte ») étaient l’exact opposé du vernis libéral où l’on prétend se préoccuper des opprimés.

Le conflit au sein de la bourgeoisie déborda sur l’élection présidentielle de 2016, comme en témoignent les slogans de campagne des candidats : « Rendez sa grandeur à l’Amérique » pour Trump et « L’Amérique est déjà grande » pour Clinton. Mais la défaite de Clinton n’était pas une défaite décisive de l’ordre libéral. En fait, toute la première présidence de Trump fut un affrontement entre les forces du statu quo et la Maison Blanche, ce qui en fit peut-être l’aventure politique la plus chaotique de l’histoire récente. Tous les jours il y avait un nouveau scandale, et un nouveau haut personnage était viré. L’interdiction d’entrée dans le pays frappant les musulmans, le mur frontalier avec le Mexique et la réaction de Trump à l’attaque meurtrière de Charlottesville visant des antifascistes furent des affronts aux valeurs libérales et entachèrent encore l’image de l’Amérique en tant que phare de la diversité et de la tolérance. Puis la pandémie éclata, amenant avec elle encore plus de misère économique et le conseil amical de s’injecter de l’eau de Javel.

La « résistance » anti-Trump enrôla les troupes dans la lutte fractionnelle entre les démocrates libéraux « woke » et le président. Les libéraux considéraient Trump comme une grave menace pour le royaume qu’ils avaient construit et ils n’allaient pas tomber sans combat. Ils n’avaient rien promis aux travailleurs et aux opprimés lors des élections mais, tout de suite après, ils commencèrent à se poser en grands défenseurs des minorités. Que ce soit en pleurant pour les enfants mis en cage à la frontière ou en s’agenouillant pour Black Lives Matter (BLM) avec des écharpes bariolées, ils firent tout ce qu’ils pouvaient pour rameuter suffisamment de gens pour chasser le « fasciste » Trump et reconquérir la Maison Blanche.

Ne pouvant et ne voulant pas présider à des changements profonds dans l’économie et l’orientation de l’impérialisme états-unien, les opposants bourgeois de Trump utilisèrent le seul outil dont ils disposaient : le libéralisme. Ils lancèrent une croisade morale pour des mesures symboliques, prêchant des valeurs libérales de manière de plus en plus agressive à mesure que la base matérielle pour fournir un réel remède rétrécissait. C’est pourquoi ils allèrent parfois à des extrêmes en promettant par exemple de définancer la police et en plaidant pour donner aux migrants l’accès à la chirurgie facilitatrice de transition de genre.

Les libéraux affichaient une sollicitude factice pour les opprimés afin de dissimuler le fait que les conditions de vie de la grande majorité de la population ne faisaient qu’empirer et que la bourgeoisie, pour se sauver, pressurait toujours plus la classe ouvrière. Plus les libéraux poussaient à des mesures symboliques alors que la situation économique générale se détériorait, plus ils érodaient l’efficacité de leurs propres méthodes, préparant le terrain pour que la classe ouvrière soit totalement dégoûtée d’eux.

Où était la gauche ?

De nombreux travailleurs blancs, excédés par la dégradation de leur situation économique, choisirent Trump en 2016. Beaucoup d’autres, en particulier les noirs, restèrent fidèles aux démocrates par peur de la réaction. Il fallait réorienter cette colère et il fallait défendre sérieusement ceux qui se trouvaient dans le collimateur de l’administration.

La tâche de la gauche était de faire avancer la lutte pour un meilleur niveau de vie tout en ripostant aux attaques contre les minorités. Pour réussir, il fallait donner à cette lutte un caractère de classe indépendant. Pour cela, la gauche devait participer aux divers mouvements de « résistance » afin de mettre en évidence la faillite du libéralisme et d’indiquer la voie à suivre pour les travailleurs et les opprimés. Faire comprendre que toute amélioration réelle ne pouvait être obtenue que par la confrontation avec les intérêts de la bourgeoisie – tant libérale que non libérale – qui est responsable de l’oppression sous toutes ses formes et qui en bénéficie.

La perspective aurait dû être d’intervenir pour briser les chaînes libérales qui entravaient ces mouvements et les scissionner selon des lignes de classe. Dans le mouvement des femmes, cet effort devait être dirigé contre les féministes #metoo de la petite bourgeoisie. Dans le mouvement BLM, contre les libéraux antiracistes. La défense des immigrés ne pouvait se faire qu’en opposition aux défenseurs libéraux de l’hégémonie états-unienne qui proclamaient « l’ouverture des frontières ». Dans chaque cas, pour faire avancer les luttes des opprimés il fallait rompre avec le libéralisme et lutter pour relier ces combats aux intérêts matériels de la classe ouvrière.

Mais ce n’est pas ce qui se produisit. Au lieu de cela, la gauche se fit l’écho de l’hystérie libérale, notamment en se répandant en invectives contre la « base de Trump ». Ce genre de libéralisme empoisonné revenait à faire une croix sur les travailleurs blancs qui avaient voté pour Trump en les traitant de suprémacistes blancs avoués, et à dédaigner leurs préoccupations sur la dégradation de leurs conditions de vie. Le résultat fut de renforcer les divisions raciales en poussant ces travailleurs encore davantage dans les bras de la réaction et les noirs dans le giron démocrate, tout espoir ayant disparu de pouvoir rallier les travailleurs blancs au combat pour la libération des noirs. La gauche apporta également un soutien sans faille à tous les mouvements libéraux – par exemple, les marches des femmes, les villes sanctuaires et BLM – tout cela sous couvert d’arrêter Trump et la « montée du fascisme ». La plupart des militants de gauche s’accrochèrent à Sanders, à Alexandria Ocasio-Cortez et au groupe de députés de gauche dits du « Squad », en nourrissant les illusions dans ces démocrates dont le rôle était de fournir une couverture de gauche au statu quo libéral et d’enchaîner le mécontentement à leur parti.

Toute cette activité était une capitulation devant les courants qui tentaient de maintenir à flot l’ordre existant. Au lieu d’offrir une perspective indépendante aux travailleurs et aux opprimés, la gauche avait choisi un camp dans la lutte entre les fractions impérialistes, s’arrimant aux libéraux. En fin de compte, la gauche se retrouva associée à la défense du statu quo qui avait saigné les travailleurs pendant des années et causé le déclin de leurs conditions de vie matérielles. Cela ne pouvait que pousser les travailleurs encore plus à droite.

On peut voir les conséquences de la capitulation de la gauche dans le retour de bâton réactionnaire actuel contre les migrants, alimenté par les prêches moralistes libéraux. De nombreux libéraux s’y sont joints, ayant basculé de l’appel à l’ouverture des frontières sous Trump à l’appel à leur fermeture aujourd’hui. Quiconque se disant socialiste et qui a soutenu l’un ou l’autre aspect de la « résistance » libérale est coupable de trahison. Pour répondre aux besoins des travailleurs et défendre les minorités, il faut rejeter le libéralisme. Cette leçon clé de la première présidence Trump doit guider les luttes aujourd’hui.

Le coup de grâce à l’ordre mondial libéral

Les démocrates reconquirent en 2020 la Maison Blanche avec Joe Biden. Mais la gauche du Parti démocrate s’était d’abord rangée derrière Sanders, dont la deuxième candidature au Bureau ovale était encore plus populaire que la première. La situation s’était tellement dégradée sous Trump que le blabla populiste de Sanders retrouvait son attrait chez les travailleurs, et certains cercles bourgeois se montraient ouverts à l’idée d’un soutien plus social-démocrate à l’impérialisme états-unien. Mais en fin de compte, la majorité de la bourgeoisie, et du coup la classe ouvrière, ne voulait pas d’un changement radical, mais plutôt un « retour à la normale » en pleine pandémie de Covid.

Les années Trump avaient été un cirque politiquement ; elles semblaient sorties tout droit d’une hallucination de drogué. Mais plus que tout, la pandémie ramena le pendule vers les politiciens du statu quo. La bourgeoisie était à la recherche de leaders éprouvés et fiables pour traverser l’orage. Biden surfa sur la puissante vague d’« unité nationale » jusqu’à la victoire, mettant temporairement sur la défensive les forces de la réaction de droite.

Biden avait promis de mettre fin à la pandémie, de relancer l’économie et de reconstruire la réputation de l’Amérique. Il incarnait un retour à la voie libérale, proclamant : « En tant que président, je veillerai à ce que la démocratie soit à nouveau le mot d’ordre de la politique étrangère des États-Unis, non pas pour lancer une croisade morale, mais parce que c’est dans notre intérêt éclairé. » Ce qu’ignoraient les libéraux qui se réjouissaient de la reconquête de la Maison Blanche, c’est que la présidence de Biden allait être le baiser de la mort pour l’ordre mondial libéral. Une fois au pouvoir, les démocrates, tout comme Trump, se mirent à faire tourner sans retenue la planche à billets pour compenser les perturbations économiques causées par la réponse de la bourgeoisie à la pandémie. La stabilité à court terme ainsi acquise fut rapidement contrebalancée par une inflation galopante et par l’accroissement des tensions sociales et politiques.

Au début de sa présidence, Joe Biden s’engagea à réparer les infrastructures et la base industrielle du pays ; il se présentait comme le président le plus « pro-syndicats depuis Roosevelt ». C’est ainsi qu’il proposa des mesures telles que les « Bidenomics » (l’économie selon Biden), « Build Back Better » (reconstruire en mieux) et la loi « PRO Act » (protection du droit de se syndiquer). Il semblait que les impérialistes avaient trouvé l’homme qui pourrait finalement ramener les choses à leur état antérieur. Jusqu’au brutal retour à la réalité. Le programme de Biden s’effondra progressivement sous ses pieds, militairement, économiquement et politiquement. Au lieu de pouvoir affronter la Chine comme prévu, Biden fut entraîné dans une crise militaire après l’autre. Le retrait bâclé d’Afghanistan symbolisa l’affaiblissement de la puissance des États-Unis.

Puis éclata la guerre en Ukraine. L’invasion russe en réponse aux provocations de l’OTAN fut le premier défi direct lancé aux États-Unis dans l’histoire récente. Dans la mesure du possible, les États-Unis rassemblèrent leurs ressources et leurs forces pour montrer leur puissance, mais ils ne réussirent pas à arrêter la Russie, révélant au contraire leur faiblesse. L’OTAN est aujourd’hui en train de perdre la guerre alors que la Russie ravage l’Ukraine.

L’Ukraine n’a que peu d’intérêt pour la bourgeoisie états-unienne, à part pour contenir la Russie. Le conflit avec le régime de Poutine a réduit la capacité de l’impérialisme américain à poursuivre des objectifs plus importants, comme la confrontation avec la Chine. Mais se retirer maintenant serait un signe de faiblesse supplémentaire et irait à l’encontre des valeurs libérales dans lesquelles s’inscrit la politique étrangère des États-Unis. Comment les États-Unis – le grand défenseur de la démocratie contre le méchant dictateur Poutine – pourraient-ils abandonner l’Ukraine ? Comment les dirigeants américains pourraient-ils justifier l’expansion de l’OTAN, si ce n’est pour défendre des populations sans défense ? Cette guerre par procuration coûte des milliards aux États-Unis. La défaite inévitable de l’Ukraine et de l’OTAN portera un coup à l’hégémonie américaine.

La guerre en Ukraine est extrêmement impopulaire chez les Américains, qui souffrent de l’inflation que cette guerre a contribué à alimenter. Des milliards sont envoyés à l’étranger pour financer une guerre dont la grande majorité se moque, alors que des tas de gens n’ont pas les moyens de faire leurs courses. Mais l’administration démocrate leur dit que tout va bien et que l’économie se porte mieux que jamais, qu’il faut donc arrêter de se plaindre, et se ranger derrière le soutien à l’Ukraine. Excellente façon de rallier l’opinion publique à vos aventures militaires !

Les grandioses idéaux libéraux se sont à nouveau fracassés sur la réalité matérielle dans le cas des Palestiniens. Depuis plus d’un an, les démocrates – le parti censé représenter le monde éclairé – président au génocide à Gaza. Leur soutien à Israël est sans faille, et au diable le génocide car l’État sioniste est l’avant-poste de l’impérialisme américain au Moyen-Orient. Mais il est plus difficile de prêcher la « démocratie » et la « défense des sans défense » quand on fournit les bombes qui tombent sur les bébés palestiniens. Cette contradiction a suscité un mouvement de protestation de jeunes indignés qui voulaient que les États-Unis cessent d’être aussi hypocrites et respectent leurs valeurs libérales. La répression généralisée a poussé certains militants à chercher des réponses au-delà des campements sur les campus, mais beaucoup d’autres ont été démoralisés et se sont tus. Pour ceux qui veulent arrêter le génocide, la première étape est de rompre avec la politique libérale qui freine la lutte.

Les quatre années de Biden se sont révélées une catastrophe pour les travailleurs ; elles ont accéléré l’hémorragie de l’hégémonie américaine. Après que son parti eut forcé Biden à abandonner la course à la présidence – parce qu’il n’était pas très encourageant d’avoir un homme à deux doigts de la mort pour représenter l’impérialisme américain –, Kamala Harris est entrée en lice. Elle était le tout dernier espoir du statu quo libéral, et elle a perdu dans les grandes largeurs.

Cette fois-ci ce n’est pas comme en 2016. À l’époque la victoire de Trump était considérée comme un incroyable hasard, et la « résistance » s’était organisée pour ramener les choses à la normale. Les démocrates avaient riposté de toutes leurs forces. Mais aujourd’hui ils se précipitent pour jeter aux orties une valeur libérale après l’autre, abandonner les groupes mêmes qu’ils prétendaient défendre, et prendre leurs distances avec les fondements économiques de la mondialisation comme le libre-échange et l’ouverture des frontières.

Plus les démocrates persistaient à défendre le libéralisme alors qu’il atteignait ses limites matérielles et idéologiques, plus se renforçaient les forces qui lui sont hostiles. La bourgeoisie se regroupe aujourd’hui derrière un changement radical de stratégie pour faire avancer ses intérêts. Les conditions qui avaient fait du libéralisme son idéologie dominante ont disparu et ne reviendront pas dans un avenir prévisible. Le masque libéral est en train de tomber, montrant les crocs hargneux qui étaient derrière depuis le début.

La classe ouvrière abandonne les libéraux

La classe ouvrière, meurtrie par l’inflation et de nombreuses années de concessions, est de plus en plus agitée et prête à s’engager dans une bataille de classe. Mais cette combativité s’accompagne jusqu’à présent non d’une direction capable de renverser la vapeur en faveur des travailleurs et de faire aboutir leurs revendications, mais au contraire d’une direction cherchant des palliatifs dans le cadre du statu quo libéral. Le problème, c’est que les conditions de vie de la classe ouvrière ne peuvent pas être qualitativement améliorées si l’on respecte l’objectif de la bourgeoisie états-unienne de dominer le monde.

Les dirigeants syndicaux procapitalistes, comme Shawn Fain, le chef du syndicat des ouvriers de l’automobile (UAW) avec sa posture combative, sapent les grèves en refusant de provoquer une crise dans la classe dirigeante, et ils servent de principale courroie de transmission du libéralisme dans le mouvement ouvrier. Fain lui-même a utilisé son rôle dans la grève de l’automobile de 2023 pour faire de la retape pour Biden/Harris. Malgré cela, la gauche traite Fain comme s’il était d’un autre calibre que le reste de la bureaucratie syndicale, alors qu’il n’est que le défenseur le plus ardent de ses idéaux libéraux. Loin de se battre tout de suite pour une nouvelle direction dotée d’une stratégie lutte de classe opposée au libéralisme, la gauche applaudit Fain ou fait pression sur lui pour le pousser davantage dans la voie qu’il a prise – ce qui ne peut conduire qu’au désastre pour la lutte des travailleurs et la cause socialiste.

La classe ouvrière a réagi à la réélection de Trump avec un petit haussement d’épaules mêlé d’un sentiment d’effroi en contemplant la direction que prennent les États-Unis. De nombreux travailleurs pensent que leur situation s’améliorera un peu sous Trump tandis que d’autres craignent ce qu’il leur réserve. Il est à noter que les noirs et les latinos ont été plus nombreux à voter cette fois-ci pour Trump que précédemment. Ces électeurs, bien que pleins de répulsion pour le candidat républicain, en ont eu leur dose avec le harcèlement moral des libéraux, leurs promesses non tenues et les privations économiques qu’ils ont infligées. Sous leurs coups de boutoir, la classe ouvrière a glissé vers la droite.

Les libéraux ont alimenté la réaction de l’extrême droite, notamment en creusant un fossé entre la classe ouvrière et les groupes opprimés. Ils prêchent la tolérance tout en dressant les différents secteurs des opprimés les uns contre les autres dans une lutte pour des ressources qui ne cessent de s’amenuiser. Ces facteurs combinés ne font qu’engendrer ressentiment et division. Par exemple, dans les villes dirigées par les démocrates, les migrants sont installés de force dans les quartiers des noirs et d’autres minorités, où ils sont considérés comme des concurrents pour les miettes qui restent. Les travailleurs voient les migrants recevoir quelques maigres services de l’État alors qu’eux-mêmes arrivent à peine à joindre les deux bouts, et s’ils disent quoi que ce soit sur leur situation, les libéraux les traitent de racistes ou d’arriérés. Ne cessant d’être conciliants envers le libéralisme, ceux qui se réclament du socialisme ne proposent aucune alternative à ce « diviser pour régner », c’est-à-dire le mouvement indépendant dont a besoin la classe ouvrière pour résoudre de manière progressiste la crise de l’immigration ; ils contribuent ainsi eux-mêmes à livrer les travailleurs sur un plateau à la droite.

Trump 2.0 : L’homme des droits de douane

Trump est arrivé au pouvoir en promettant de remédier aux maux économiques du pays grâce au protectionnisme. Il prévoit d’imposer de nouveaux droits de douane considérables sur tous les biens entrant aux États-Unis en provenance de la Chine, du Mexique et du Canada. Celui qui se décrit lui-même comme « l’homme des droits de douane » considère les taxes à l’importation comme une arme puissante pour remettre sur pied l’industrie domestique et contraindre les autres pays à se plier aux exigences de l’impérialisme états-unien. Mais en réalité elles sont l’expression ouverte du déclin de l’empire américain. Si, dans certains cas, on peut temporairement renforcer la position économique et politique du pays en jouant les gros bras sous la forme de mesures protectionnistes, cette voie – comme celle du libre-échange – ne peut en fin de compte qu’exacerber les problèmes fondamentaux qui affligent le pays.

Les États-Unis ne sont pas un pays capitaliste naissant qui doit développer son industrie à partir de zéro, mais la principale puissance impérialiste du monde. Si une branche d’industrie prospère grâce aux droits de douane, d’autres en subiront fortement le contre-coup, en particulier celles qui reposent sur des techniques plus avancées et qui sont plus compétitives sur le marché mondial. Au cours de sa première présidence, Trump avait imposé des droits de douane massifs pour protéger l’industrie états-unienne des voitures électriques contre les wattures chinoises qui étaient bien moins chères et à la pointe de la technique ; la Chine a riposté en frappant l’industrie agro-alimentaire états-unienne, provoquant une chute sévère de ses exportations. Voici le problème en un mot : les barrières commerciales dressées par l’impérialisme entravent les forces productives au niveau international et renforcent le caractère parasitaire de l’économie états-unienne. Un système de droits de douane, s’il était appliqué, entraînerait également une hausse des prix, tant pour la production nationale que pour les consommateurs.

Au niveau international, un effort agressif de la part des États-Unis pour s’approprier une plus grande part du gâteau amplifierait toutes sortes de frictions. Par exemple, cela renforcerait dans d’autres pays les tendances politiques à sortir du parapluie de l’impérialisme états-unien et resserrerait l’étau économique sur des néocolonies comme le Mexique. Juste après la victoire de Trump, le peso a fortement chuté et Trump s’est depuis engagé à frapper le Mexique d’un droit de douane général de 25 % dès le premier jour afin de faire chanter le gouvernement pour qu’il surveille davantage la frontière pour le compte de l’impérialisme états-unien. Cela soulève la perspective d’une aggravation de l’oppression nationale du Mexique et de la misère de ses masses ouvrières et laborieuses.

La classe ouvrière états-unienne ne bénéficiera pas non plus de ce protectionnisme. Contrairement à ce qu’affirment Trump et les bureaucrates syndicaux, le protectionnisme ne ramènera pas les emplois industriels bien payés. Bien au contraire : pour que la relocalisation d’une industrie soit rentable, les patrons américains exigeront d’importantes concessions de la part des travailleurs. L’économie ayant été dévastée par les capitalistes, les travailleurs doivent combiner la lutte quotidienne pour l’amélioration de leurs conditions économiques avec la lutte pour la réindustrialisation sous contrôle ouvrier – c’est-à-dire une lutte générale pour des emplois de qualité contre les capitalistes états-uniens.

Cette lutte renforcerait la position des masses mexicaines en contrecarrant l’intensification de l’asservissement impérialiste. Et réciproquement, si le Mexique se défend contre la poigne et la domination des États-Unis, cela donnera aux travailleurs états-uniens une marge de manœuvre pour faire avancer leurs luttes. Une alliance anti-impérialiste du prolétariat des deux pays est essentielle pour maximiser leur force contre l’ennemi commun. Pour faire de cette alliance une réalité, il faut lutter à la fois contre ceux qui, au sein du mouvement ouvrier, font écho au chauvinisme de Trump et contre ceux qui montrent du doigt le chauvinisme sans proposer d’alternative, comme les libéraux.

Trump 2.0 : Déporteur en chef

Le retour de Trump est une grande victoire pour les forces réactionnaires. Il a déjà promis des déportations massives et il faut s’attendre à des attaques contre les personnes transgenre et d’autres minorités. L’afflux récent d’immigrés se heurte à la diminution des ressources disponibles, ce qui provoque l’opposition un peu partout. De nombreux démocrates libéraux ont renoncé à faire semblant de se préoccuper des immigrés et rivalisent activement avec Trump sur la sécurité aux frontières. D’autres libéraux se tournent vers les patrons dans les branches de l’économie dépendant dans une grande mesure des immigrés sans papiers (où ils occupent des emplois pénibles et mal payés) afin qu’ils livrent bataille contre les déportations. Cette « défense » des immigrés repose sur le maintien du statu quo libéral oppressif – et elle est totalement illusoire. Les patrons de l’industrie agro-alimentaire et des abattoirs profiteront autant, voire plus que les autres, d’un règne de terreur contre les immigrés. Une main-d’œuvre extrêmement vulnérable, rasant les murs en dehors du travail, c’est parfait pour la surexploitation.

Certains travailleurs s’imaginent que les plans de déportation de Trump forceront les employeurs à augmenter les salaires afin d’attirer et de conserver une main-d’œuvre qualifiée. Mais avoir une couche de travailleurs vivant dans la peur ne fait que miner la capacité de la classe ouvrière dans son ensemble à arracher aux patrons ce dont elle a besoin. Avec des déportations massives les forces de répression auront le vent en poupe et cela obligera les travailleurs immigrés et leurs enfants à ne pas causer d’ennuis aux patrons. La bataille ne doit pas opposer les travailleurs nés aux États-Unis aux travailleurs immigrés pour se disputer les miettes qui tombent de la table capitaliste, mais au contraire elle doit opposer les travailleurs nés aux États-Unis et les travailleurs immigrés d’un côté aux patrons de l’autre pour obtenir de vrais acquis et améliorer les conditions de vie de l’ensemble de la classe. Les patrons veulent que les travailleurs soient terrifiés et divisés, pour s’assurer qu’ils s’opposent les uns aux autres et non aux patrons eux-mêmes. La lutte pour les pleins droits de citoyenneté pour tous les immigrés renforcerait la capacité de lutte de la classe ouvrière.

Lors des récentes grandes batailles de classe, comme la grève des dockers de l’ILA et celle des métallos de chez Boeing, certains des travailleurs les plus combatifs étaient des partisans de Trump. La bureaucratie syndicale, y compris la direction de ces deux syndicats, travaille sans relâche à dévier l’évidente combativité de la classe afin de l’enchaîner au statu quo. Vers où se dirigera cette combativité dépendra de la capacité de la gauche à intervenir dans les luttes vivantes en construisant une direction alternative engagée à défendre les intérêts de l’ensemble de la classe ouvrière, en opposition à la droite et au libéralisme. La classe ouvrière ne pourra se remettre sur pied que si elle se bat contre les deux ailes de la bourgeoisie.

Trump adoptera probablement l’une des deux approches suivantes vis-à-vis de la classe ouvrière : l’écraser purement et simplement ou essayer d’acheter sa couche supérieure. Pour l’instant, il se présente en homme du peuple. Mais il s’est aussi entouré de milliardaires comme Elon Musk qui veulent écraser les syndicats. Ce numéro d’équilibriste ne pourra pas durer longtemps. Des licenciements massifs d’employés fédéraux se profilent à l’horizon alors que Trump se prépare à éliminer les « dépenses gouvernementales inutiles ». Cette marche vers l’efficacité gouvernementale va se heurter à un mur. Les dépenses militaires constituent de loin la partie la plus boursouflée et le plus gros gaspillage du budget fédéral. C’est le prix à payer pour diriger un empire.

Trump se présente comme antiguerre et il a promis de mettre fin à la guerre en Ukraine dès son entrée en fonction. La probabilité que cela se produise est faible, voire nulle, car il faut pour cela que la Russie accepte un accord. Or la Russie n’a aucun intérêt à se retirer alors qu’elle est clairement en train de gagner. Pour parvenir à un accord, Trump devrait servir l’Ukraine sur un plateau d’argent à la Russie et pourrait même devoir concéder le retrait de l’OTAN de la frontière russe. Les États-Unis feraient ainsi preuve d’une incroyable faiblesse, ce que Trump pourrait avoir du mal à avaler.

Où va le Parti démocrate ?

Depuis les élections, les démocrates font un examen de conscience pour comprendre ce qui n’a pas marché. La plupart d’entre eux reconnaissent avoir perdu la classe ouvrière, et un consensus s’est dégagé pour délaisser les sujets « woke » – contre lesquels tant la bourgeoisie que la classe ouvrière se sont retournées – au profit des questions « terre à terre ». Cela signifie qu’il n’est plus question des oppressions spécifiques.

Les démocrates tentent de se débarrasser du libéralisme qui les a rendus déplorables aux yeux des masses, afin de pouvoir briguer à nouveau le pouvoir. Il faudra un certain temps pour déterminer quel chemin prendront les démocrates pour embobiner à nouveau les travailleurs et les opprimés avant de leur serrer la vis une nouvelle fois. Il va y avoir du remue-ménage au Parti démocrate – les dinosaures comme Nancy Pelosi pourraient bien être chose du passé.

Le DSA (Socialistes démocrates d’Amérique) et autres sociaux-démocrates veulent que le Parti démocrate reprenne le chemin de Roosevelt. C’est une vraie possibilité au vu de la situation mondiale. Lorsqu’une puissance impérialiste prend du retard sous la pression économique de ses rivaux, la tendance naturelle est de se tourner vers l’intervention de l’État pour reprendre des forces par des moyens directs. Une grande partie de la gauche présente cet étatisme comme intrinsèquement progressiste et comme une aubaine pour la classe ouvrière. Mais en réalité, l’objectif serait d’enrégimenter la population et l’économie derrière les intérêts des seigneurs impérialistes en vue d’un conflit et d’une guerre de grande puissance contre la Chine. La loi CHIPS, à l’initiative des démocrates, était un pas dans cette direction – une intervention de l’État pour stimuler l’autosuffisance dans les techniques de pointe et les systèmes militaires états-uniens en relançant l’industrie nationale des semi-conducteurs.

La loi Biden d’aides liées au Covid était une mesure de relance économique beaucoup plus massive financée par l’État ; elle a été saluée par le magazine du DSA Jacobin comme ayant « réintroduit les aides gouvernementales ». Mais ces aides ont été bien plus que contrebalancées par l’inflation qu’elles ont déclenchée, tout cela pour sauver la peau de la bourgeoisie après que ses confinements avaient paralysé l’économie. Comme l’a écrit Trotsky : « L’étatisme, que ce soit dans l’Italie de Mussolini, l’Allemagne de Hitler, les États-Unis de Roosevelt ou la France de Léon Blum signifie l’intervention de l’État sur les bases de la propriété privée, pour sauver celle-ci. Quels que soient les programmes des gouvernements, l’étatisme consiste inévitablement à reporter des plus forts aux plus faibles les charges du système croupissant » (La Révolution trahie, 1936).

Le DSA était lui-même dans une grande mesure paralysé depuis un an par la contradiction de se revendiquer socialiste depuis l’intérieur du Parti démocrate. D’une part Biden était détesté par beaucoup d’ouvriers, et le génocide à Gaza était un sujet brûlant ; d’autre part, il était le candidat du parti. Pour se démarquer un peu, c’était la mode dans le DSA de lancer des insultes contre Joe le génocidaire et de lancer des appels à la création d’un parti ouvrier. Lorsque Kamala Harris est devenue la candidate c’était comme un cadeau tombé du ciel. Même si elle ne se distinguait en rien politiquement de Biden et si elle était tout aussi responsable des crimes du gouvernement, elle était une femme noire non sénile, elle n’était pas lui. Les sous-groupes de gauche dans le DSA, qui sont officiellement pour la rupture avec les démocrates, ont fait silence radio et la plupart des membres du DSA se sont pincé le nez et ont voté pour Harris sous prétexte d’arrêter Trump.

De nombreux signes indiquent que le DSA a opéré un virage social-démocrate après les élections. Non seulement Jacobin conseille au Parti démocrate de prendre cette direction, mais certains élus du DSA mènent des campagnes sur le coût de la vie sans rien à offrir aux groupes victimes d’oppression spécifique. Pour le DSA il est de nouveau à la mode, les élections étant loin, de crier sur tous les toits qu’il faut un parti ouvrier. Cependant ces appels n’iront nulle part sans une lutte pour exclure les élus démocrates dès maintenant et rompre catégoriquement avec l’ensemble du Parti démocrate. Ces vipères impérialistes viennent d’être rejetées par la majorité des travailleurs ; l’objectif ne doit pas être de ramener les travailleurs à ce nid de vipères mais d’en faire sortir les membres du DSA qui veulent être révolutionnaires. C’est alors seulement que le projet de construire un parti ouvrier bénéficierait d’un véritable élan, d’autant plus que les fissures au sein du DSA risquent de s’élargir après la cérémonie d’investiture.

La gauche et les élections de 2024

Les élections étaient l’occasion rêvée pour la gauche de détourner davantage la classe ouvrière du statu quo libéral et de la diriger vers des rivages plus cléments. Mais une fois de plus, les marxistes autoproclamés ont lamentablement failli. Certains sont restés sur la touche, criant qu’il n’y avait « aucun choix » et lançant des appels vides à un parti ouvrier, tandis que d’autres se mettaient ouvertement à la remorque des politiciens libéraux.

Parmi ces derniers, Socialist Alternative (SA) et son groupe dissident Workers Strike Back (Les travailleurs contre-attaquent, WSB) ont fait campagne pour Jill Stein du Parti vert. Ils disaient que soutenir cette libérale environnementaliste bourgeoise qui n’a aucune intention de construire un parti ouvrier était le meilleur moyen de... construire un parti ouvrier ! Ils auraient eu plus de chance en essayant de faire saigner un caillou – et ils auraient fait beaucoup moins de dégâts à la cause de l’indépendance de classe, le fondement d’un parti ouvrier. Après les élections, où Stein n’a obtenu que 0,4 % des voix, les verts ont disparu de la carte et se sont révélés complètement superflus, comme d’habitude. Sans se décourager, SA place maintenant ses espoirs de lancement d’un parti ouvrier dans deux des plus importants promoteurs de Biden dans la bureaucratie syndicale – Shawn Fain et Sara Nelson, la coqueluche de la « résistance » libérale. Il est difficile de savoir à qui se raccrochera ensuite SA, mais il y a fort à parier qu’il ne s’agira pas d’un socialiste luttant pour une alternative au statu quo.

Dans ces élections le choix était clair pour les travailleurs : le ticket présidentiel du Parti pour le socialisme et la libération (PSL), qui s’opposait non seulement aux démocrates et aux républicains, mais aussi au capitalisme. Cela faisait de lui un moyen de polariser la société selon des lignes de classe, et de donner aux travailleurs et aux opprimés une possibilité pour faire avancer leurs luttes contre le candidat réactionnaire qui remporterait l’élection, quel qu’il soit. Nous avons donné un soutien critique au PSL et contribué à la construction de sa campagne, mais aucune autre tendance marxiste n’a suivi. Bien que les candidats du PSL aient obtenu environ 160 000 voix – ce qui, pour des socialistes, n’est pas négligeable –, ils n’ont pas été un facteur dans ces élections.

Notre principale critique à l’égard du PSL était sa conciliation du libéralisme, qui a miné sa campagne. Voyons comment il est intervenu dans le mouvement propalestinien. Pour arrêter le génocide et libérer la Palestine, il faut une lutte anti-impérialiste aux États-Unis. Mais le PSL a encouragé toutes les illusions libérales pro-impérialistes, que ce soit en offrant une plateforme à la démocrate Rashida Tlaib lors de sa conférence sur la Palestine, en soutenant le subterfuge électoral démocrate du vote « non engagé » ou en applaudissant les résolutions de l’ONU pour un cessez-le-feu. En se mettant à la remorque des libéraux et en refusant de tracer une ligne de classe il a fait obstacle à la nécessaire mobilisation pour la lutte anti-impérialiste.

Dernier geste opportuniste à peine quelques jours avant les élections, le PSL a donné son soutien à Cornel West et à Jill Stein dans certains États en échange du leur dans d’autres États. Les coalitions avec des politiciens libéraux sont totalement contraires à toute forme d’indépendance de classe et ne font qu’entraver les luttes de la classe ouvrière. En même temps que nous nous battions pour que la gauche aide à construire la campagne du PSL comme alternative ouvrière, nous nous sommes également battus avec les membres du PSL pour empêcher que leur campagne ne soit sapée par le conciliationnisme envers la politique libérale et pour préparer le terrain à la construction d’un parti ouvrier. L’orientation du PSL vers les libéraux petits-bourgeois l’a également empêché de mener une campagne sérieuse au sein des syndicats ou de la classe ouvrière plus généralement. Pour construire un parti ouvrier, comme le PSL prétend vouloir le faire, il faut à la fois aller vers la classe et s’armer d’un plan d’action pour couper court au libéralisme.

Où va la gauche ?

Un fossé s’est creusé entre la classe ouvrière et la gauche du fait que celle-ci est associée au libéralisme. Elle est perçue par les travailleurs soit comme inutile, soit comme une bande de vendus libéraux. C’est pourquoi la tâche principale de la gauche dans la période à venir est de surmonter ce fossé afin d’être en mesure de guider les luttes à venir.

Sur le terrain des luttes ouvrières, soit la gauche est restée intentionnellement en dehors de la mêlée, soit elle s’est complètement mise aux basques de la bureaucratie syndicale. L’action de WSB lors de la récente grève des métallos de Boeing dans la région de Seattle, qui est le principal point d’ancrage de WSB et de sa dirigeante Kshama Sawant, donne une idée du problème. On pourrait supposer qu’une organisation nommée « les travailleurs contre-attaquent » allait tout faire pour mettre la grève sur la voie de la victoire face au sabotage du grand chef du syndicat, Jon Holden. Mais ce serait faire erreur. Quelques semaines après le début de cette bataille de classe cruciale, WSB se transportait à Dearborn, dans le Michigan, pour faire la promotion de Jill Stein. Ils ont donné la préférence à une politicienne libérale de petite envergure plutôt qu’à la classe ouvrière. Difficile de mieux illustrer la faillite et l’impotence de la gauche.

Beaucoup de militants de gauche reconnaissent que la société glisse vers la droite, mais bizarrement ils nient que la classe ouvrière a également été emportée dans cette direction. En effet, de nombreux travailleurs ont voté pour Trump par dégoût des politiciens institutionnels, de la misère économique, des guerres sans fin, etc. De plus, un grand nombre d’électeurs de Trump ont soutenu des mesures en faveur de l’avortement. Il y a des contradictions, et l’une des principales tâches des socialistes est maintenant de puiser dans ce vaste réservoir de colère, de lui donner une expression ouvrière et de la retourner contre Trump (et les libéraux).

Mais de nombreux militants de gauche utilisent ces contradictions pour nier ou minimiser le fait que la victoire de Trump est une réaction de droite au libéralisme. De fait, de nombreux travailleurs ayant voté pour Trump par colère légitime pensent que le protectionnisme, les déportations massives et la poigne de Trump feront avancer leurs intérêts. Il est grotesque et désorientant de le nier et d’attribuer à la classe ouvrière une conscience qu’elle n’a pas. C’est aussi une façon d’éviter de faire le bilan de la trajectoire désastreuse de la gauche dans la dernière période, dans le seul but de continuer à faire comme avant.

Et en effet, la voie proposée par la majorité de la gauche est soit d’essayer de redonner vie à une « résistance » morte et enterrée, soit d’adhérer à leur propre organisation minuscule et de « lutter pour la révolution ». Aucune de ces voies ne peut remplir la tâche qui s’impose, à savoir combler le fossé entre la gauche et la classe ouvrière. En fait, tout ce que la gauche fait en ce moment ne fera qu’élargir ce fossé.

Left Voice (associée en France à Révolution permanente) et SA sont typiques des organisations qui cherchent à faire revivre les mouvements libéraux d’hier. Mais ces mouvements n’ont strictement rien fait pour la classe ouvrière ou les groupes opprimés qu’ils prétendaient défendre, si ce n’est les jeter dans le piège réactionnaire actuel. De plus, avec la défaite de l’ordre libéral, les conditions qui avaient déclenché la « résistance » n’existent plus. Mais les efforts pour la ranimer accompliront une chose : dégoûter les travailleurs qui ont résolument rejeté le libéralisme. Essayer d’aller de l’avant sur le modèle de 2016 empêche d’organiser le type d’action défensive de la classe ouvrière qui est nécessaire.

La deuxième tendance dans la gauche, représentée par Revolutionary Communists of America (en France le Parti communiste révolutionnaire, journal Révolution), consiste à faire de la phraséologie révolutionnaire abstraite. Cela ne contribue pas non plus à recoller les morceaux entre la gauche et la classe ouvrière : la gauche paraît encore plus déconnectée qu’elle ne l’est déjà. N’ayant aucun plan d’action concret pour la classe ouvrière, ils n’ont aucun moyen d’attirer les travailleurs et les opprimés en lutte, qui sont la matière première pour construire un parti ouvrier.

Une autre question clé pour la gauche dans cette période est de résorber la division entre la classe ouvrière et les groupes victimes d’oppression spécifique. Pour cela, il faudra adopter une approche qui ne repousse pas davantage la classe ouvrière, mais qui montre clairement que la défense des immigrés, des personnes transgenres, des noirs, etc. est dans son intérêt. Nous devons montrer à la classe ouvrière que sa haine du libéralisme est utilisée par la bourgeoisie pour écraser les couches les plus opprimées, ce qui ne fera qu’aggraver la situation de tous les travailleurs. Mais ce n’est possible que si l’on rompt résolument avec la politique libérale. En dehors de cela, tout conduira à ouvrir la voie à davantage de réaction.

Le travail dans la communauté noire sera crucial pour combler le fossé entre la classe ouvrière et les groupes victimes d’oppression spécifique. Les tensions raciales imprègnent la société américaine et la classe ouvrière, et étant donné l’importance de la ségrégation des noirs pour les intérêts capitalistes, l’état de la lutte des noirs est un indicateur fort de la façon dont va le flot. Cela s’est certainement vérifié dans le cas de BLM, dont la politique libérale a non seulement mis à terre la lutte contre la terreur policière raciste mais a également contribué à la montée de la réaction. Les démocrates écrivaient d’abord « BLM » dans les rues devant la Maison Blanche, ils ont fini par présenter aux présidentielles une première femme noire qui ne disait pas un mot sur les flics, à part qu’elle serait plus dure contre la délinquance et qu’elle n’avait jamais voulu définancer la police. Dans la même veine, tous les procureurs « progressistes » soutenus par BLM sont aujourd’hui en train d’être démis de leurs fonctions.

Non seulement on s’éloigne du libéralisme de BLM (du genre « définancer la police » ou mettre en place le contrôle citoyen de la police), mais aussi de la lutte des noirs dans son ensemble. En réponse, la gauche soit nie cette réalité, soit capitule devant elle et abandonne en conséquence la lutte des noirs. Left Voice est un exemple de la première réaction. Elle s’est d’une manière ou d’une autre convaincue que BLM n’est pas mort et qu’on peut aisément le ressusciter dans ce climat de droite où la politique de BLM pour réformer la police a été rejetée. Le reste de la gauche n’est pas meilleur – il ne fait rien pour s’adresser à la question. Le sort de BLM est un avertissement pour tous les autres mouvements sur ce qui se passera si la gauche ne se bat pas pour enlever la direction aux libéraux.

La brutalité policière est aujourd’hui plus répandue que jamais. Comme les libéraux s’en sont lavé les mains, il revient à la gauche de nager contre le courant et de relancer le mouvement – non pas sur des bases libérales, mais sur la base de l’unité d’intérêts de la classe ouvrière et des noirs contre la bourgeoisie et son appareil d’État répressif. C’est pourquoi nous avons lancé la campagne « Ouvrez les archives de la police ». Un élément essentiel de cette campagne est de démasquer en action les libéraux qui prétendent être du côté des noirs mais qui en fin de compte se montrent du côté du secret d’État. Nous encourageons toute personne de gauche à nous rejoindre dans ce front unique pour reconstruire le mouvement contre la terreur policière.

Quelle est la prochaine étape ?

La gauche est actuellement impotente et désorientée. Les révolutionnaires doivent sortir de l’impasse et trouver les moyens de faire avancer les intérêts de la classe ouvrière. Pour construire un noyau révolutionnaire dans cette période réactionnaire, nous devons :

1) Débattre de nos tâches, y compris de ce qu’il faudra faire pour construire un parti ouvrier. La plupart des groupes de gauche entrent dans cette nouvelle ère sans boussole ; ils ne comprennent rien au tremblement de terre qui vient de se produire et ils sont prêts à répéter les mêmes erreurs que celles qui nous ont conduits ici. Ou alors ils trouvent du réconfort dans la phraséologie révolutionnaire des sectes, renonçant à toute perspective immédiate de lutte. Il est urgent d’ouvrir une discussion et un débat plus larges entre les groupes de gauche sur comment nous en sommes arrivés là et sur les tâches des mouvements socialiste et ouvrier dans cette nouvelle ère.

2) Organiser des groupes au sein des syndicats pour proposer une voie lutte de classe contre la direction procapitaliste actuelle, qui n’a fait que freiner la lutte de la classe ouvrière. La gauche socialiste est discréditée comme force politique, en particulier au sein de la classe ouvrière où beaucoup la considèrent comme une bande de libéraux au grand cœur qui se font les avocats des démocrates et de la bureaucratie syndicale. Contre cela, les vrais socialistes doivent se tourner vers la classe ouvrière et combattre pour améliorer ses conditions de vie les plus élémentaires en utilisant la politique et les méthodes de la lutte des classes. La condition préalable à ce combat est de s’opposer totalement à tous les partis capitalistes et à toutes les ailes de la bureaucratie syndicale. Ce n’est qu’ainsi que les socialistes pourront gagner en autorité parmi les travailleurs, saper l’attrait des populistes de droite, reconstruire la puissance des syndicats et jeter les bases d’une nouvelle direction de la classe ouvrière, basée sur la lutte des classes.

3) Organiser de grandes actions de front unique pour défendre les opprimés contre les attaques à venir. Les noirs et les trans, les latinos, les immigrés, les musulmans, les femmes – tous les opprimés – seront dans le collimateur du nouveau gouvernement. Les nécessaires luttes défensives ne peuvent être laissées entre les mains de libéraux impuissants, dont la politique moraliste divisera encore plus les travailleurs et les opprimés. Les socialistes ne doivent pas non plus concéder un iota aux « militants de gauche » qui abandonnent la lutte pour les groupes opprimés face à la réaction de droite. Les socialistes doivent se placer à la tête de ces luttes en s’opposant frontalement aux libéraux et en cherchant toujours à mettre en avant une stratégie lutte de classe qui fasse le lien entre les besoins spécifiques des opprimés et les intérêts matériels de l’ensemble de la classe ouvrière.

Ce n’est qu’en suivant cette voie que le mouvement socialiste pourra affronter le vent violent de la réaction, s’affirmer à nouveau comme un pôle face aux libéraux discrédités et reconstruire le mouvement ouvrier pour en faire une véritable force de combat.