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https://iclfi.org/spartacist/fr/47/editorial
Traduit de Tough Times Ahead (anglais), Spartacist (English edition)69

Notre dernier numéro de Spartacist, qui représentait un tournant majeur pour notre tendance, était consacré à la situation mondiale caractérisée par le déclin de l’hégémonie américaine. En faisant le bilan de la période postsoviétique jusqu’aux années 2020, nous posions la grande question de notre époque : Est-ce que le déclin de l’empire américain se produira à travers une spirale de guerres, de montée de la réaction et de conflits ethniques comme c’est le cas jusqu’à présent, ou bien est-ce que la classe ouvrière sera capable de saisir cette opportunité pour renforcer sa position et ouvrir à nouveau la possibilité d’établir un ordre socialiste ? Comme nous l’expliquions, cette dernière voie dépend entièrement de la qualité et des capacités de la direction de la classe ouvrière, qui est partout dirigée par des libéraux et des bureaucrates ayant présidé à une défaite après l’autre. Ainsi la tâche des socialistes est de forger une nouvelle direction révolutionnaire en luttant pour une rupture avec les défenseurs de l’ordre mondial dirigé par les États-Unis, et avec ses conciliateurs dans le mouvement ouvrier.

Les événements des 18 derniers mois n’ont fait que rendre cette lutte plus urgente. Cependant, les conditions pour mener la bataille se détériorent. La vague de grèves et de luttes sociales qui avait suivi les chocs de la pandémie et de la guerre en Ukraine a reflué. Quant au mouvement propalestinien, il est aujourd’hui en perte de vitesse, embourbé dans un libéralisme impuissant et dans le nationalisme islamique. Malgré des sursauts ici et là, la classe ouvrière n’a nulle part réussi à s’imposer comme force politique sérieuse capable de transformer la situation et d’imposer ses intérêts face à la bourgeoisie.

Il en va de même de la gauche et des mouvements socialistes qui, dans presque toutes les sociétés, sont de plus en plus insignifiants. Au lieu de tirer parti de l’affaiblissement des impérialistes américains, les socialistes de tous bords se sont dissous dans des coalitions réactionnaires avec des politiciens libéraux et « progressistes », comme le Nouveau Front populaire en France et la coalition dirigée par le Congrès en Inde. Ou alors par sectarisme ils s’isolent de la masse des travailleurs. Dans les deux cas, le mouvement ouvrier se retrouve enchaîné aux forces du statu quo, paralysé et discrédité aux yeux de millions de gens.

En conséquence, la seule force politique ayant réellement progressé est l’extrême droite, qui a le vent en poupe au niveau international. Des couches croissantes de travailleurs considèrent les démagogues de droite comme les seuls à s’opposer à l’insupportable statu quo. Le consensus libéral des dernières décennies s’avérant incapable de résoudre la crise qui secoue le monde, des pans de plus en plus larges de la bourgeoisie placent leur sort entre les mains de ces démagogues. La réélection de Donald Trump en est le dernier signe (voir la déclaration page 3).

La détérioration de la situation politique de la classe ouvrière survient à la veille de chocs majeurs. Tout d’abord, il y a l’économie mondiale. Bien qu’elle ait connu une relative stabilisation depuis 2023, elle reste extrêmement instable car elle repose sur une spéculation frénétique. On peut raisonnablement s’attendre à un ralentissement économique, voire un krach, dans un avenir proche. La société étant déjà en proie aux conflits et aux tensions, cela entraînera nécessairement de profonds bouleversements politiques. Deuxièmement, l’Ukraine est en train de se faire écraser sur le champ de bataille. Une victoire russe, qu’elle soit militaire ou qu’elle soit le résultat d’un accord avec les États-Unis, semble l’issue la plus probable de cette guerre, Trump ne cachant pas sa préférence pour un accord y mettant fin. Cela aurait un impact majeur sur l’ensemble de l’ordre politique et militaire en Europe et au-delà.

Troisièmement, il y a la Chine. Son modèle de croissance, reposant sur les fondations de la stabilité postsoviétique, se heurte à un mur. Le pays est soumis à une pression militaire et économique accrue de la part des États-Unis, et les tensions internes se multiplient. Coincée entre l’impérialisme et le gigantesque prolétariat chinois, la clique dirigeante du Parti communiste réagira aux crises de manière brutale et chaotique, ce qui est typique des bureaucraties staliniennes. Cela fera d’autant plus ressortir les deux voies qui s’offrent à la Chine : soit la restauration du capitalisme, soit la prise du pouvoir politique par la classe ouvrière, régénérant ainsi la République populaire. Pour guider la classe ouvrière dans les conflits à l’horizon, il est crucial d’avoir une compréhension matérialiste correcte, ce qui est le sujet de notre article de fond « La nature de classe de la Chine ».

Qu’il s’agisse d’une crise économique, de l’issue des guerres en Ukraine et au Moyen-Orient ou de l’évolution de la situation en Asie de l’Est, ces événements vont forcément provoquer de nouveaux chocs économiques et géopolitiques. Mais compte tenu de la position de la classe ouvrière dans le monde et de son absence en tant que facteur politique décisif, tout cela risque de profiter, dans un premier temps, à la droite. Les valeurs et institutions libérales seront de plus en plus délaissées en faveur d’un arrangement plus réactionnaire aux dépens des travailleurs et des opprimés. Ce processus ne peut que s’amplifier avec l’élection de Trump, et cela va resserrer l’étau sur les défenseurs du statu quo libéral – auxquels la majeure partie de la gauche continue de s’accrocher –, entraînant la panique et l’hystérie habituelles.

La lutte de la classe ouvrière et son entrée en scène sont le seul élément pouvant changer cette dynamique dans une direction progressiste. Les socialistes doivent impérativement se battre à chaque étape pour cet objectif. Sans cela, nous nous dirigeons vers une période de réaction et d’attaques contre la gauche et le mouvement ouvrier – d’où le titre de cet éditorial. Il ne fait aucun doute que les chocs à venir créeront de nouvelles possibilités de lutte et même des explosions sociales au potentiel révolutionnaire – les récents évènements au Nigeria, au Kenya et au Bangladesh en donnent un aperçu. Mais il est complètement illusoire de croire, comme le font certains à gauche, que les tendances générales soient favorables au mouvement révolutionnaire ou que l’heure soit à l’offensive.

Au contraire. La tâche des révolutionnaires dans la période immédiate est de préparer des luttes défensives contre la montée de la réaction, de travailler patiemment à s’implanter dans la classe ouvrière et de mener des luttes politiques avec d’autres organisations de gauche qui connaîtront très probablement des crises dans leurs rangs. Il est essentiel que la période à venir soit mise à profit pour mener la lutte contre les dirigeants de la classe ouvrière qui ont conduit le prolétariat dans cette situation, ainsi que contre leurs suivistes de « gauche » qui n’ont cessé de les couvrir. Une lutte résolue doit être menée contre ceux qui, sous les coups de la réaction, chercheront à enchaîner davantage le mouvement ouvrier à la petite bourgeoisie libérale et à répéter les trahisons qui nous ont menés à la situation actuelle.

On ne peut poursuivre ces objectifs que sur la base d’une compréhension correcte de la situation mondiale. À bien des égards, le contenu de ce numéro de Spartacist est notre contribution à ces luttes à venir.

Des occasions trahies

Si le monde est dans une tourmente incessante depuis des années, les marxistes auraient tort de se laisser aveugler par l’idée d’une « crise sans fin » et de ne pas voir les flux et reflux de notre époque. Il faut pouvoir distinguer quand les luttes de la classe ouvrière sont mûres pour passer à l’offensive et quand il faut battre en retraite et adopter une position défensive. Par exemple, les chocs économiques et sociaux provoqués par la pandémie, la fin des confinements et le déclenchement de la guerre en Ukraine ont entraîné dans un premier temps une recrudescence des luttes de classes et des luttes sociales, offrant à la classe ouvrière d’importantes opportunités de passer à l’offensive et de renverser la vapeur en  sa faveur. D’importants mouvements de grève ont secoué la France, la Grande-Bretagne, les États-Unis et de nombreux autres pays, tandis que des explosions sociales ébranlaient l’Iran et le Sri Lanka.

Les grèves en France, en Grande-Bretagne et aux États-Unis sont encore saluées comme de superbes exemples par de nombreux militants de gauche (« la classe ouvrière est de retour », disent-ils), qui omettent (comme par hasard) le fait que cette vague de luttes a été sabotée et trahie par ses propres dirigeants. Comme ceux qui dirigent le mouvement ouvrier sont des larbins de l’impérialisme, ils ont refusé de lancer une offensive sérieuse contre la bourgeoisie alors que la situation était propice. Au lieu de cela, les grèves ont été étouffées et contenues en Grande-Bretagne et en France jusqu’à ce qu’elles s’essoufflent, aboutissant à la défaite et la démoralisation. Aux États-Unis, les bureaucrates syndicaux ont fait capoter les luttes des principaux syndicats (les Teamsters, les dockers de l’ILWU et plus récemment de l’ILA dans les ports, l’UAW dans l’automobile et l’IAM chez Boeing) en acceptant des accords salariaux qui étaient littéralement des pots-de-vin accordés sous la pression de la Maison Blanche pour apaiser le mouvement syndical et l’empêcher de faire irruption sur la scène politique en tant que force indépendante. À l’automne 2023, le puissant mouvement syndical québécois était probablement le mieux placé en Occident pour mener une offensive, mais le rouleau compresseur de son appareil bureaucratique a réussi à écraser le demi-million de syndiqués pendant les négociations salariales du Front commun, sabordant ainsi la lutte avant qu’elle ne démarre réellement.

De ces différentes manières, des opportunités majeures pour changer l’équilibre des forces de classe ont été sabotées, ce qui a affaibli la position de la classe ouvrière dans son ensemble. Dans tous ces cas, la tâche des révolutionnaires consistait à former des groupes d’opposition à l’intérieur des syndicats afin de pousser à une vaste offensive basée sur une stratégie complètement opposée à toutes les ailes de la bureaucratie syndicale. Au lieu de cela, l’essentiel de l’extrême gauche a soutenu les bureaucrates syndicaux et les politiciens aux belles paroles « de gauche » ; elle saluait aveuglément les luttes tout en limitant ses critiques aux questions de tactique (quand faire grève, pour combien de temps, etc.). En conséquence, ces défaites ont encore accéléré le virage à droite de la scène politique. Tous les pays mentionnés ci-dessus ont vu la montée de la démagogie anti-immigrés à la suite de la défaite des grèves.

En Iran, le meurtre de Jina Amini a déclenché un puissant mouvement de protestation. Bien qu’il ait fait l’objet d’une répression féroce de la part du régime clérical, le mouvement n’a pas réussi à rallier politiquement des couches plus larges de la population, en partie du fait de son association aux forces pro-impérialistes et monarchistes. Le régime a pu faire appel au sentiment anti-impérialiste profondément ancré dans les masses pour maintenir son emprise et neutraliser le soutien populaire à la révolte. Cela a en retour consolidé l’opposition derrière une politique pro-impérialiste. Aujourd’hui, de nombreux militants iraniens de gauche refusent de défendre la cause de la Palestine précisément parce qu’ils recherchent une alliance avec l’impérialisme occidental.

L’exemple de l’Iran illustre le problème plus large auquel font face les militants de gauche dans le « tiers-monde » : ils sont constamment pris entre le soutien aux nationalistes de diverses tendances, au nom de l’« anti-impérialisme », et l’alignement derrière les libéraux, les ONG et autres forces pro-impérialistes. Dans les deux cas, ces soi-disant révolutionnaires finissent par se liquider dans des forces hostiles aux intérêts des masses laborieuses et se retrouvent marginalisés et discrédités. Cela montre que la seule voie progressiste en Iran, et plus largement dans le Sud global, passe par une opposition révolutionnaire à l’impérialisme mais aussi aux nationalistes – qu’ils soient de gauche ou conservateurs – en raison de leur incapacité à combattre l’impérialisme et de leur tendance inhérente à le concilier.

La lutte de libération palestinienne dans l’impasse

La guerre génocidaire menée par Israël à la suite de l’opération Déluge d’Al-Aqsa, lancée par le Hamas le 7 octobre 2023, a été au centre de la plupart des mouvements de protestation de ces derniers mois. Mais la lutte est dans l’impasse. Malgré des mois de manifestations de masse dans le monde arabe, en Occident et au-delà, le mouvement reste impuissant ; il s’est avéré incapable de stopper net Israël et de mettre fin au soutien qu’il reçoit des puissances occidentales. Pourtant, la majeure partie de la gauche dans le monde prétend que la lutte est en plein essor ; certains vont même jusqu’à scander que « la Palestine est presque libre » ! Cette évaluation délirante sert à éviter de confronter les problèmes politiques du mouvement qui, comme le détaille l’article principal de ce numéro, remontent à un siècle.

La cause palestinienne est une lutte de libération nationale. De ce point de vue, il est évident que la Palestine n’a jamais été aussi loin de la libération. Gaza a été rasée, une nouvelle Nakba est en cours et la terreur sioniste en Cisjordanie et au Liban atteint de nouveaux sommets (voir page 44). Nombreux sont ceux qui soulignent le fait que la réputation internationale d’Israël en a pris un coup ou que la cause palestinienne retient désormais l’attention au niveau mondial. C’est vrai, mais secondaire. Ce qui compte en fait, c’est que l’objectif du mouvement sioniste, à savoir l’expulsion et l’extermination des Palestiniens entre le fleuve et la mer, avance à un rythme beaucoup plus rapide qu’auparavant. La destruction de Gaza et la profonde unité nationale en Israël derrière la guerre montrent que la stratégie du Hamas – provoquer une violente réaction israélienne pour ensuite compter sur l’intervention de l’ONU, de la « communauté internationale » et des régimes arabes traîtres – a causé un désastre pour les Palestiniens.

En Occident, le mouvement est bloqué par des idées libérales et par ses liens avec les mêmes bourgeoisies et partis qui soutiennent le génocide. En Grande-Bretagne, les manifestations de masse sont dirigées par des bureaucrates syndicaux et des politiciens qui soutiennent le Parti travailliste pro-israélien. Aux États-Unis, ce sont des politiciens « de gauche » du Parti démocrate qui sont à la barre, ainsi que les Socialistes démocrates d’Amérique (DSA), qui soutiennent le Parti démocrate pro-génocide et ont fait campagne pour lui. En Allemagne, malgré le courage de militants qui font face à un consensus sioniste quasi total, le mouvement reste lié au Parti de gauche (Die Linke) et au gouvernement dirigé par le SPD, qui soutiennent à fond Israël. En conséquence, dans tous ces pays, le mouvement ouvrier n’est pas entré dans la lutte et les appels à l’action syndicale pour stopper les livraisons d’armes à Israël – ce qui pourrait réellement renverser la situation – sont largement restés lettre morte.

Dans les pays du Sud global la dynamique est différente, mais pas fondamentalement. Au Moyen-Orient, le mouvement propalestinien est souvent mené par les régimes eux-mêmes – comme en Türkiye, en Iran ou en Égypte –, qui prononcent des paroles en faveur des Palestiniens pour maintenir la stabilité politique interne, mais de façon à ne pas compromettre leurs relations avec l’impérialisme américain. Souvent, les seules forces qui s’opposent frontalement aux régimes sont des islamistes ou des formations libérales, dont la stratégie ne peut libérer la Palestine et dont le programme divise la classe ouvrière.

Que ce soit dans le Sud global ou dans le monde occidental, les objectifs, les revendications et les méthodes du mouvement (comme les suppliques adressées à l’ONU, les campements sur les universités, les manifestations soutenues par le gouvernement) sont tous limités par les contraintes d’une alliance avec une aile de la bourgeoisie. Cela garantit leur impuissance et conduira nécessairement à la démoralisation tout en éloignant encore davantage le mouvement ouvrier de la cause palestinienne, permettant ainsi aux forces de droite de passer à la contre-attaque et réprimer le mouvement encore plus brutalement. Ce processus s’observe déjà.

Dans ces conditions, il est criminel pour les révolutionnaires de se contenter d’applaudir le mouvement. Nous devons au contraire nous battre pour une ligne de conduite fondamentalement différente contre le libéralisme et le nationalisme, qui sont des impasses politiques. Ce n’est pas pour rien que nous avons intitulé notre article principal «  Les marxistes et la Palestine : Cent ans d’échec  ». Tant que le mouvement socialiste continue d’enjoliver la lutte et de refuser de reconnaître l’impasse où il se trouve, ceux qui se battent pour la libération palestinienne sont condamnés à répéter les mêmes erreurs. Les nationalistes finissent par concilier l’impérialisme américain et l’État sioniste, puis sont ensuite dépassés par des islamistes plus radicaux dont les actions renforcent la forteresse sioniste, tandis que les militants libéraux à l’étranger applaudissent quiconque dirige le mouvement.

Les résultats des élections et la classe ouvrière

Cette année aura été marquée par un grand nombre d’élections. Bien qu’elles ne soient certainement pas le moteur du changement, leurs résultats indiquent des tendances sociétales et donnent une image des polarisations actuelles. C’est dans ce domaine que l’extrême droite a enregistré ses gains les plus évidents, remportant des victoires non seulement aux États-Unis mais aussi en Italie, aux Pays-Bas et en Argentine et gagnant rapidement du terrain en Allemagne, en Autriche, en France et dans de nombreux autres pays. L’Afrique du Sud est désormais dirigée par une coalition de l’ANC avec l’Alliance démocratique, un parti ouvertement pro-impérialiste dominé par les blancs.

Tous les think tanks de droite ont les yeux tournés vers l’Argentine où Javier Milei a remporté la présidence en 2023 avec un programme ouvertement pro-américain visant à attaquer tous les acquis de la classe ouvrière et l’industrie nationalisée. Comme le montrent nos articles « Paroles en l’air et sectarisme », « Pour vaincre Milei, il faut lutter pour la libération nationale » et « Réveillez-vous » (voir notre site en anglais et en espagnol ; le troisième article est paru en français dans Le Bolchévik n° 235, mai 2024), Milei avance avec son plan réactionnaire. Face à lui les dirigeants du mouvement ouvrier refusent obstinément de mener une lutte sérieuse. Ces dirigeants syndicaux sont liés à la clique détestée des péronistes qui ont ruiné le pays pendant des décennies et dont le régime a pavé la voie à Milei. Pour sa part le mouvement trotskyste argentin, qui est de taille considérable, est sur une trajectoire sectaire et stérile ; il refuse d’affronter les dirigeants syndicaux tout en niant que la classe ouvrière se dirige manifestement vers une défaite historique si elle ne change pas fondamentalement de stratégie.

Partout dans le monde, beaucoup de militants de gauche se sont réjouis des résultats électoraux en Inde et en France. Modi a été réélu avec une majorité très réduite le contraignant à former une coalition, ce que de nombreux militants de gauche et libéraux considèrent comme une grande victoire pour la « démocratie » indienne et l’alliance de front populaire dirigée par le Congrès. Comme l’explique l’article « Le combat contre Modi : Perspectives », si Modi a subi des pertes électorales, c’est à cause des limites et des échecs du modèle de croissance du BJP et non à cause de l’alliance impotente dirigée par le Congrès, qui va des partis communistes aux chauvins hindous. La soi-disant aile libérale de la bourgeoisie indienne à laquelle s’accroche la gauche n’a pas la moindre réponse aux problèmes du développement de l’Inde, qui sont ancrés dans la dépendance à l’égard des capitaux étrangers et dans la propriété capitaliste. Cette aile libérale ne peut que nourrir ces mêmes forces de droite auxquelles elle prétend faire obstacle.

On a entendu les mêmes échos triomphalistes en France, et le même problème se pose. Le Nouveau Front populaire, arrivé en tête des élections législatives, est une grande coalition allant de l’extrême gauche à certains des représentants les plus réactionnaires de l’impérialisme français qui ont mené des attaques anti-ouvrières brutales lorsqu’ils étaient au pouvoir. Son programme ouvertement pro-impérialiste est un projet incohérent dont le seul but est de préserver l’existence de ce bloc instable. Nos camarades français ont été les seuls à s’opposer à cette coalition réactionnaire, l’extrême gauche l’ayant ouvertement rejointe (PCF, NPA-A, etc.) ou ayant capitulé devant le front populaire au second tour des élections (LO, NPA-R et RP) – voir Le Bolchévik n° 236, août 2024. Alors que les libéraux et les militants de gauche se sont réjouis, on a là une réédition tragique du « front républicain », cette succession d’arrangements de collaboration de classe au nom du « barrage à l’extrême droite », dont les seuls résultats ont été d’attaquer la classe ouvrière et… d’alimenter l’extrême droite.

De l’Inde à la France en passant par l’Argentine, les résultats électoraux soulignent le fait que le mouvement ouvrier est constamment enchaîné à une aile de la bourgeoisie qui est responsable de la misère, ce qui à son tour alimente les forces de la réaction. La pression pour faire l’unité avec des éléments de la bourgeoisie s’intensifie au fur et à mesure qu’augmente la menace de la réaction d’extrême droite. De nombreux « révolutionnaires » se proposent pour servir de ciment à ces alliances au lieu de se tenir debout, de dénoncer toute cette affaire réactionnaire et de mettre en avant une voie indépendante pour lutter pour ce dont la classe ouvrière a réellement besoin.

Mais certains pays ne correspondent pas à la tendance décrite ici, notamment le Mexique. Les récentes élections y ont abouti à une victoire éclatante contre la droite remportée par le parti populiste de gauche Morena pour un second mandat. Mais cette exception n’est pas due à l’action des dirigeants du mouvement ouvrier, qui sont liquidés dans le populisme bourgeois de Morena, mais à la position particulière du Mexique dans l’ordre mondial actuel. Au fur et à mesure que les impérialistes détournent leurs capitaux de la Chine, le Mexique devient un phare pour les investissements étrangers ; l’année dernière il a dépassé la Chine pour devenir le premier exportateur de marchandises vers les États-Unis. Cela a permis au gouvernement de renforcer sa position vis-à-vis des États-Unis, qui tolèrent un gouvernement populiste de gauche (pour l’instant). Mais cela a également conduit à l’essor du prolétariat mexicain, qui travaille dans de grandes usines modernes et tient entre ses mains une part croissante de l’économie américaine. D’autres pays connaissent une évolution similaire, notamment en Asie du Sud-Est.

C’est cette force énorme, qui n’a pas encore montré tout son potentiel, qui détient la clé du progrès et qui peut faire basculer le monde dans une direction progressiste. En effet, les puissants mineurs de Lázaro Cárdenas, dans le Michoacán au Mexique, ont lancé l’été dernier une grève combative contre le conglomérat impérialiste ArcelorMittal avant d’être poignardés dans le dos par leurs dirigeants syndicaux, derrière lesquels se tient le gouvernement Morena. Les mineurs ont donné au monde un avant-goût de leur puissance sociale mais ils ont également appris et montré que la question de la direction révolutionnaire déterminera toutes les autres. Au Mexique, cela signifie briser le carcan du populisme qui entrave la lutte contre l’asservissement du pays au capital étranger.

Une année de travail, la gauche et les tâches à venir

Nous avons souligné plus haut que de nombreux marxistes voient les mouvements d’aujourd’hui sous un jour radieux et prédisent des bouleversements révolutionnaires dans un avenir immédiat. Constituée récemment, l’Internationale communiste révolutionnaire incarne probablement le plus clairement cette tendance, interprétant l’instabilité croissante et le fait qu’elle a récemment recruté parmi les étudiants et la petite bourgeoisie, comme la preuve que les masses se tourneraient vers le communisme.

Ils nous accuseront sans doute d’être des pessimistes. Ce n’est pas être pessimiste d’affirmer que la classe ouvrière est confrontée à des temps difficiles. Être révolutionnaire exige de l’optimisme. Mais l’optimisme révolutionnaire ne signifie pas colporter des illusions et de faux espoirs comme le fait le reste de la gauche. La seule base de l’optimisme est le réalisme révolutionnaire ancré dans une compréhension matérialiste des conditions sociales et politiques. En tant que marxistes, nous évaluons la direction générale de la lutte des classes selon que se renforce ou non la position du prolétariat face à la bourgeoisie. Notre optimisme révolutionnaire découle de notre compréhension des lois de la lutte des classes et de notre confiance dans la classe ouvrière comme la force déterminante pour le progrès historique mondial. C’est une base beaucoup plus solide que l’optimisme gonflé par l’impressionnisme et la futilité.

Si l’évolution de la situation mondiale a conduit certaines organisations d’extrême gauche à regarder le monde avec un optimisme illusoire, d’autres incarnent littéralement la crise de la gauche. Nous trouvons ici des groupes comme le Comité pour une Internationale Ouvrière, l’Alternative socialiste internationale, l’International Socialist Tendency et d’autres qui ont lié leur destin aux mouvements, aujourd’hui disparus, derrière Syriza, Jeremy Corbyn et Bernie Sanders. Ils sont désorientés et démoralisés, espérant ressusciter la « magie » révolue du milieu des années 2010. Enfin, il y a les innombrables groupes sectaires qui s’accrochent à des dogmes et des formules rigides totalement déconnectés des réalités de la lutte des classes, ce qui les rend insignifiants face à l’actualité politique.

Qu’il s’agisse des impressionnistes, des démoralisés ou des insignifiants, ce que toutes ces tendances rejettent est précisément ce que notre propre organisation a réaffirmé lors de sa récente réorientation majeure : la tâche des marxistes est de mettre de l’avant une stratégie révolutionnaire pour faire avancer les luttes des travailleurs et des opprimés contre leurs dirigeants bureaucratiques, libéraux et nationalistes. Au fond, notre principale divergence avec toutes les autres organisations de gauche se résume à la question de la direction révolutionnaire.

Depuis un an, les sections de notre Internationale cherchent à intervenir dans les luttes dans leur propre pays pour constituer des pôles révolutionnaires, non pas en débitant un verbiage révolutionnaire mais en proposant des lignes d’action qui fassent avancer la lutte, contre le sabotage de leurs dirigeants actuels. Nous sommes intervenus dans les vagues de grèves britanniques, françaises et américaines en proposant un chemin vers la victoire et en confrontant les bureaucraties sur des questions fondamentales de stratégie. Nous sommes intervenus dans la lutte propalestinienne, que ce soit en cherchant à organiser des grèves étudiantes aux États-Unis, en lançant des actions de défense de front unique en Allemagne ou en constituant des cortèges dans des manifestations en Australie appelant à rompre le lien avec les États-Unis. Dans chacun de ces cas nous avons cherché à pousser à la scission avec les forces pro-impérialistes qui entravent le mouvement.

Nos camarades grecs sont intervenus de toutes leurs forces dans les luttes étudiantes début 2024 pour s’opposer frontalement au sabotage des dirigeants staliniens du KKE : ils ont cherché à orienter la lutte contre l’UE et à la relier à la classe ouvrière. Nous avons également cherché à intervenir davantage dans les pays du Sud global, où notre présence est faible, en effectuant des voyages en Argentine, au Brésil, aux Philippines, au Nigeria et ailleurs.

Nos interventions dans le prolétariat industriel ont été d’une importance capitale. Nos camarades allemands ont travaillé avec un comité militant de dockers de Hambourg créé pour lutter contre la privatisation du port et le soutien criminel de la direction nationale du syndicat à cette attaque. Nos camarades commencent à être connus là-bas comme « ceux qui ne lâchent rien ».

Aux États-Unis, notre intervention soutenue dans la grève du syndicat de l’automobile (UAW) ainsi que dans la grève des dockers de l’ILA dans les ports de la côte Est du pays et celle de l’IAM chez Boeing a permis à Workers Vanguard d’obtenir une véritable audience avec des centaines d’abonnements vendus aux travailleurs. Nous avons travaillé avec un comité de mobilisation dans l’IAM, pendant la grève chez Boeing, qui luttait pour une véritable alternative à la direction du syndicat et contre les accords pourris que celle-ci a soumis au vote des grévistes. En Californie, nous avons soutenu la campagne contre les statuts d’emploi différenciés des dockers menée par Emily Turnbull, membre du bureau exécutif de la section syndicale n° 10 de l’ILWU. D’autres efforts pour construire des pôles lutte de classe contre les bureaucraties syndicales sont en cours notamment dans les transports, le syndicat des électriciens, la santé.

Nous avons porté l’un de nos principaux efforts au cours de l’année écoulée sur la lutte au sein du mouvement socialiste pour le réorienter fondamentalement. Nous avons cherché à mener des actions de front unique avec d’autres groupes chaque fois que c’était possible et nous avons débattu avec d’autres organisations pour clarifier les divergences politiques sur des questions clés pour le mouvement marxiste. L’article sur la Chine dans ce numéro est le fruit de tels efforts. L’article « Principes marxistes et tactiques électorales réexaminés » s’inscrit dans le même cadre. Outre la correction de notre ancienne approche sectaire vis-à-vis des élections, il explique plus largement comment les marxistes peuvent utiliser les élections et appliquer des tactiques d’une manière révolutionnaire. Les discussions sur cette question nous ont permis de mener des interventions intenses et fructueuses dans les campagnes électorales en Grande-Bretagne, en France, en Afrique du Sud et aux États-Unis.

Nos efforts pour comprendre le monde et les sociétés dans lesquelles nous travaillons et pour approfondir la réorientation politique de la LCI ont été au cœur de tout cela. En octobre 2023, notre section sud-africaine a lancé le premier numéro de son nouveau journal, AmaBolsheviki Amnyama, avec un article de fond sur les leçons de la lutte contre l’apartheid (voir sur notre site, en anglais, « Pour la libération nationale et le pouvoir au prolétariat noir »). Notre section australienne a fusionné avec le groupe des Bolchéviks-léninistes sur la base d’interventions clés dans le mouvement ouvrier et de documents de haut niveau abordant des questions fondamentales de la politique australienne, publiés dans son nouveau journal, Red Battler. Nos camarades italiens ont produit un article substantiel (reproduit dans Le Bolchévik n° 236 , août 2024) détaillant comment les liens du mouvement ouvrier avec l’ordre euro-atlantiste, qui remontent à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, paralysent ses luttes aujourd’hui, notamment contre Meloni. Ces avancées qualitatives font suite aux conférences nationales qui se sont tenues ces dernières années aux États-Unis, au Mexique et en Grande-Bretagne, où nous avons cherché à ce que nos sections nationales s’ancrent profondément dans leur société en s’adressant aux questions brûlantes de chacune.

Intervention active dans divers mouvements pour leur donner une direction révolutionnaire ; actions de front unique avec d’autres organisations du mouvement ouvrier ; implantation patiente dans la classe ouvrière pour construire des pôles de lutte contre la bureaucratie syndicale ; et, chose essentielle, débat et lutte au sein de la gauche pour clarifier ce qui se passe dans le monde et quelles sont les tâches des révolutionnaires : c’est le travail que nous avons mené et c’est ce qui se pose à tout révolutionnaire sérieux dans la période à venir. Bien sûr, nous sommes une petite organisation et nous savons que ce travail est de proportions modestes. Mais il n’est pas modeste dans ses objectifs.

Un vent de réaction souffle. La droite relève la tête dans un monde libéral postsoviétique fracturé. Les groupes de gauche sans boussole et démoralisés seront anéantis. Ceux qui sont aveugles à la dynamique de la période et qui croient que les défis à venir peuvent être surmontés en criant « Vive le communisme » apprendront à leurs dépens que le mouvement communiste ne peut pas se développer indépendamment du mouvement général de la classe ouvrière.

Nous ne prétendons pas avoir toutes les réponses. Mais nous pensons avoir résolu certains problèmes clés qui affligent la gauche aujourd’hui. Nous espérons que ce numéro de Spartacist ainsi que le précédent aideront ceux qui veulent sérieusement lutter pour la révolution à se préparer pour les temps à venir et pour les inévitables conflagrations qui s’annoncent.