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Les élections indiennes ont donné une leçon d’humilité à Modi. Au lieu d’une majorité écrasante, le BJP (Bharatiya Janata Party) se retrouve maintenant dans un gouvernement de coalition, et son mandat pour son programme nationaliste hindou néolibéral (l’hindutva), qui l’avait porté au pouvoir en 2014, est légèrement affaibli. Le Congrès dirige l’opposition INDIA (Indian National Developmental Inclusive Alliance), une grande coalition qui s’étend des partis communistes, à gauche, aux partis nationalistes hindous anti-BJP, à droite. Le Congrès et la gauche, revitalisés après une décennie de totale impuissance, revendiquent une « victoire morale » ayant sauvé la démocratie indienne du nationalisme hindou.

Le premier devoir des révolutionnaires est de dire la vérité. Et la vérité sur ces élections, c’est que les gens ont voté contre Modi malgré le bloc dirigé par le Congrès. Le parti de Modi a pris un coup non pas parce que les électeurs étaient enthousiasmés par le Congrès, mais parce que le BJP n’a pas été en mesure de répondre aux énormes besoins de développement de l’Inde, et surtout au besoin criant d’emplois. Le Congrès peut toujours se vanter d’avoir sauvé la démocratie, tant que l’Inde sera marquée par la pauvreté générale, il sera impossible de garantir les droits démocratiques et les droits des minorités. Au fond, le Congrès ne peut apporter ni démocratie ni développement car il fonctionne fondamentalement sur le même modèle que le BJP : il défend les intérêts de la classe qui fait obstacle au développement, à savoir la bourgeoisie indienne.

Compte tenu des besoins colossaux de l’Inde, il n’y a pas de voie graduelle pour son développement. Le choix est clair : réaction chauvine avec la voie capitaliste ou lutte révolutionnaire des masses contre les maîtres actuels, nationaux comme étrangers. Pour s’engager dans cette deuxième voie, il faut rompre l’alliance avec le Congrès soutenue par les staliniens et d’autres à gauche. Il est essentiel de comprendre que la dépendance vis-à-vis de cette alliance ne fait pas avancer la lutte contre le BJP mais enchaîne les masses à la classe même qu’elles doivent combattre. Nous proposons cet article comme base pour construire un pôle révolutionnaire en opposition au front populaire du Congrès et avancer sur une nouvelle voie pour sortir les masses de la misère.

I. LE CONGRÈS PAVE LA VOIE AU BJP : 1947-2014

Pour vaincre le BJP, il faut comprendre comment il est parvenu au pouvoir. Comment un parti nationaliste hindou, autrefois en marge de la vie politique nationale, a-t-il pu prendre le pouvoir avec une majorité absolue en décimant le Congrès, le parti dirigeant historique en Inde ? Réponse : le Congrès lui-même a pavé la voie au BJP. Son incapacité, depuis l’indépendance, à assurer un véritable développement a incité de larges segments de la population, y compris la bourgeoisie, à se tourner vers le BJP comme alternative. Pour comprendre pourquoi, il faut commencer par les tâches héritées de deux siècles de pillage colonial.

1. Le parti de la bourgeoisie indienne néocoloniale

La domination britannique a totalement appauvri le sous-continent indien et, pour maintenir son pouvoir, a attisé d’innombrables divisions religieuses, nationales et de castes. L’introduction des rapports capitalistes en Inde a donné naissance à une bourgeoisie coloniale vénale qui s’est nourrie des miettes que lui donnait le capital britannique dominant l’économie. Parallèlement à la bourgeoisie indienne, les Britanniques favorisaient le développement de propriétaires terriens parasites, par l’intermédiaire desquels ils étranglaient de dettes la paysannerie. Selon l’historien stalinien R. Palme Dutt, l’Inde coloniale se caractérisait ainsi :

« Crises agraires chroniques, famine, esclavage pour dettes, barrières de castes, exploitation industrielle illimitée, contrastes de richesse et de misère plus effrayants que dans tout autre pays du monde, conflits sociaux et religieux, conflits de classes, problèmes nationaux […] toutes ces questions qui reflètent à de nombreux égards l’état arriéré et le développement retardataire d’un pays soumis depuis des siècles à la domination coloniale. »

– L’Inde aujourd’hui et demain,Éditions sociales, 1957

L’Inde indépendante a hérité de toutes les caractéristiques de l’économie coloniale – propriété privée, rareté du capital, arriération générale, subordination à l’impérialisme – ainsi que de la structure administrative coloniale. Si ces caractéristiques sont restées intactes, c’est parce qu’il n’y a pas eu de rupture dans les rapports sociaux grâce à une révolution anticoloniale renversant la domination impérialiste. Au lieu de cela, l’indépendance a été obtenue par le biais d’une négociation, entre la Grande-Bretagne et le Congrès, qui a déchiré le sous-continent et l’a noyé dans le sang.

La bourgeoisie indienne a pris le pouvoir, mais sa capacité à développer le pays était limitée dès le départ par le caractère arriéré de l’économie dont elle avait hérité et qui lui avait donné naissance. En raison de ses liens organiques avec l’économie coloniale, la bourgeoisie ne pouvait pas bouleverser la structure de la société de peur que cela ne provoque un soulèvement des masses appauvries et assoiffées de terre, qui aurait pu menacer la propriété privée et donc son propre pouvoir.

La bourgeoisie, faible et confrontée à d’immenses tâches, devait trouver un équilibre entre d’une part satisfaire les intérêts des classes inférieures, qui voulaient des terres et des emplois, et d’autre part obtenir un certain degré d’autonomie par rapport au capital financier impérialiste, afin de se développer en tant que classe exploiteuse. La présence de l’URSS lui assurait une certaine marge de manœuvre pour résister aux pressions de l’impérialisme mondial. Profitant de cette situation, elle se lança dans une industrialisation pilotée par l’État, appelée le « socialisme » nehruvien.

2. L’échec de la planification nehruvienne

S’inspirant de l’Union soviétique, l’Inde a cherché à s’industrialiser grâce à son propre régime de plans quinquennaux, mais avec une importante différence : alors que la planification en URSS était basée sur la propriété collectivisée et une révolution sociale, la planification nehruvienne était basée sur les intérêts de la bourgeoisie, et ses objectifs étaient dictés par les besoins de cette classe. Comme le disait Trotsky : « Dans une société où domine la propriété privée, le gouvernement n’a pas la possibilité de diriger la vie économique selon un “plan” » (« Quelques notes hâtives sur les “Bases générales pour le deuxième plan sexennal” », 14 mars 1939). Illustrons ce propos.

L’objectif de la planification était de favoriser la faible bourgeoisie indienne par le biais de restrictions à l’importation et du « raj des licences », un régime restrictif réglementant l’investissement dans les secteurs clés. Cela a favorisé la prolifération d’un appareil bureaucratique pour gérer l’allocation de ressources limitées, source de la corruption galopante qui caractérise l’administration indienne. En se contentant de superposer un régime de commissions de planification à une économie arriérée sans briser les chaînes de la propriété privée et des traditions archaïques, le modèle nehruvien était voué à l’échec.

Axé sur l’industrie lourde, ce modèle a créé peu d’emplois mais a donné naissance à une minuscule bourgeoisie monopoliste et parasitaire. Alors que dans les pays capitalistes classiques le monopole émerge à un stade ultérieur du développement du capitalisme, celui de sa désintégration, dans un pays arriéré comme l’Inde l’émergence précoce du monopole illustre la même désintégration mais à un stade où la bourgeoisie est encore dans l’enfance. Ce trait caractéristique du capitalisme arriéré impose des limites fondamentales à la capacité de la bourgeoisie dans ces pays à accomplir les tâches démocratiques nécessaires à la modernisation.

Dans le cas de la planification nehruvienne, cette limitation s’est exprimée le plus clairement dans son incapacité à résoudre la question agraire. Le Congrès procéda à des réformes agraires minimales qui abolirent le zamindari (le système foncier de l’économie coloniale), mais il fut incapable d’aller plus loin en raison de ses liens avec les classes de propriétaires terriens. Ces réformes ne brisèrent pas le pouvoir des propriétaires terriens et elles alimentèrent dans les campagnes des couches parasitaires qui allaient continuer à étouffer une paysannerie coincée sur de petites parcelles improductives et soumise au fermage et à l’exploitation par les usuriers locaux. L’ADN de cette économie définie par l’arriération restait largement intact : une agriculture inefficace en raison d’une faible productivité et de la persistance du parasitisme.

En résultat, d’un côté la pauvreté a augmenté dans les campagnes, de l’autre il manquait une base de consommateurs indiens pour écouler la production, elle-même limitée, de l’industrie manufacturière du pays. La faible base d’épargne de la population due à la pauvreté généralisée faisait que les capitaux restaient rares, limitant le potentiel de développement de l’industrie et perpétuant la dépendance de l’Inde à l’égard des capitaux étrangers. Bref, l’échec de la réforme agraire empêcha la consolidation d’un marché intérieur et freina le potentiel de croissance économique.

La promesse du socialisme nehruvien s’estompa au début des années 1960, laissant place à un mécontentement bouillonnant parmi les masses. Aggravée par les sécheresses et les moussons décevantes, la faible productivité entraîna des famines répétées, face auxquelles l’Inde dépendait de la bonne volonté de la Maison Blanche. Le gouvernement d’Indira Gandhi, refusant d’empiéter davantage sur les propriétaires fonciers, s’attaqua au problème agraire en lançant la Révolution verte, un programme visant à accroître la productivité grâce à des technologies agricoles occidentales avancées. La production agricole augmenta mais aux dépens des petits agriculteurs, qui se trouvaient pris dans le piège de la dette en raison du coût de production élevé des cultures et de l’absence de crédit bon marché. Cette façon bourgeoise de répondre à la question agraire est au cœur de la crise des campagnes indiennes aujourd’hui.

Au fil des décennies, le Congrès réagit à l’augmentation de la pauvreté en accordant des aides pour apaiser ses diverses clientèles électorales. Cela pesa lourdement sur les finances de l’État, augmentant la dette publique. Coincée par l’incapacité du modèle Nehru à développer le pays, Indira Gandhi finit par suspendre les libertés et promulguer l’état d’urgence en 1975. Au début des années 1980, elle commença à libéraliser l’économie pour satisfaire la bourgeoisie monopoliste entravée par le modèle étatiste.

Le Congrès chercha à séduire le capital étranger en commençant à démanteler progressivement le régime des licences, à libéraliser le crédit et à réduire les taxes sur le capital national, ce qui facilita l’expansion du capital dans des secteurs auparavant contrôlés par l’État. Il en résulta une croissance temporaire, certaines industries ayant accès à la technologie étrangère et à l’injection de capitaux. En même temps, pour financer la dette qui ne cessait d’augmenter, le pays dut se tourner vers des prêts du FMI qu’il ne fut pas en mesure de rembourser, ce qui précipita un plan du FMI en 1991.

Les réformes néolibérales de 1991 étaient imposées par le FMI, mais elles étaient tout autant le résultat des contradictions internes du modèle nehruvien qui ne pouvait répondre ni aux demandes des masses ni à celles de la bourgeoisie : les premières n’avaient toujours pas vu d’amélioration qualitative de leurs conditions de vie, et la seconde, tout en dépendant de l’État, se voyait en même temps soumise à ses contraintes. Sur le plan international, l’effondrement de l’Union soviétique joua un rôle décisif, le Congrès étant moins sous la pression de la gauche. L’émergence des États-Unis en tant que puissance hégémonique dans la période postsoviétique renforça la pression sur l’Inde pour qu’elle s’aligne sur les États-Unis et s’intègre davantage dans l’économie mondiale en entrant dans l’OMC en 1995. Ainsi, si le tournant néolibéral fut précipité par une crise sans précédent, il correspondait également à l’intérêt du capital à ouvrir l’Inde au monde.

3. Néo-libéralisation d’une économie retardataire

Le Congrès et d’autres gouvernements de coalition mirent progressivement en œuvre des réformes néolibérales dans les années 1990 dans le but de rendre l’Inde attrayante pour les investisseurs. L’objectif était d’écraser le mouvement ouvrier, d’assouplir la réglementation foncière et de privatiser les entreprises publiques. Ce train de mesures fut présenté comme le moyen d’amorcer un boom de l’industrie manufacturière et de créer de l’emploi et de la prospérité. Le PIB de l’Inde augmenta, alimenté par une explosion de la croissance liée à la finance et à la construction. Moins d’un an après le lancement de ces réformes, l’indice boursier indien, le Sensex, avait plus que triplé. Dans les années 2000 l’économie était en plein essor et l’Inde assurait les services délocalisés du secteur informatique en pleine expansion dans les pays impérialistes. L’afflux de capital étranger favorisa le développement d’une classe moyenne instruite et une amélioration générale de certains indicateurs de développement, réduisant la proportion de personnes vivant dans la pauvreté absolue.

Cependant, même les plus ardents défenseurs du néolibéralisme ne peuvent nier la réalité, à savoir qu’il n’a pas abouti au développement qu’ils avaient imaginé. L’Inde avait beau essayer d’attirer les investissements étrangers et d’imiter la Chine en tant qu’atelier industriel du monde, les résultats étaient décevants. L’Inde est restée peu attractive du fait de son arriération générale : a) une main-d’œuvre non qualifiée en raison de l’état de dégradation générale de la société ; b) des infrastructures déplorables : les usines ne peuvent pas atteindre les objectifs de production, faute d’alimentation électrique adéquate, et les marchandises ne peuvent pas être transportées, le réseau routier étant en piètre état ; c) la paperasserie et la bureaucratie interminables rendant extrêmement difficile l’accès au marché.

En bref, l’essor de l’industrie manufacturière grâce au capital financier avait pour obstacle le retard même de l’économie, qui réduisait l’attrait d’une main-d’œuvre très bon marché. Ces obstacles ne pouvaient être surmontés que par une transformation complète de la société avec des dépenses massives dans l’éducation de base, la santé et le logement qui augmenteraient la productivité de la main-d’œuvre. Pour améliorer les conditions de vie des masses, il fallait un gigantesque programme de travaux publics pour construire des infrastructures urbaines permettant de stimuler l’industrie et moderniser les villes, et une réforme agraire radicale en vue d’éliminer la base de l’arriération économique dans les campagnes.

Si ces mesures n’ont pas été prises, ce n’est pas à cause de la politique erronée du Congrès et des autres gouvernements mais tout simplement parce que l’économie repose sur les intérêts de classe de la bourgeoisie, qui n’a aucun intérêt au développement pour le plus grand nombre, et dont le pouvoir politique dépend de la structure existante de la société. Lorsqu’elle est contrainte de prendre des mesures pour stimuler la croissance de l’économie, elle le fait à sa façon en combinant le moderne et l’archaïque : elle construit des centres informatiques tape-à-l’œil tandis que les câbles de fibre optique sont posés au milieu du chaos des villes où les charrettes à bœufs sillonnent les voies à côté de voitures de luxe.

Cette combinaison repose sur le fait que la technologie et les méthodes modernes se superposent à la base primitive de l’économie. Pendant que le néolibéralisme poussait les partis politiques à parler d’India Shining (« l’Inde qui brille »), il dévastait les couches sociales inférieures du pays. Toujours affligée d’une économie arriérée, l’Inde néolibérale ne pouvait pas rivaliser sur le marché international, ce qui limitait le niveau où pourrait la porter le flot de la mondialisation. En conséquence, avec une population croissante, le nombre de demandeurs d’emplois explosa, passant de 35 millions en 1983 à 58 millions en 2000. Ces conditions créèrent un terrain fertile pour le développement d’une frénésie chauvine.

En même temps les femmes étaient de plus en plus nombreuses à quitter le marché du travail, et la majorité de la population trimait dans les campagnes où l’agriculture continuait à souffrir du manque d’irrigation, de la petite taille des exploitations et d’une inefficacité générale. Se tourner vers les semences OGM occidentales pour augmenter la production devenait le seul espoir de survie pour de nombreux agriculteurs. Ce faisant, ils se retrouvaient criblés de dettes, ce qui, par une ironie cruelle, poussa des centaines de milliers d’entre eux au suicide.

L’Inde néolibérale était devenue un exemple flagrant du développement inégal et combiné : une petite minorité s’enrichissait encore plus au fur et à mesure que le capital financier moderne inondait une société archaïque, tandis que la majorité vivait dans la misère. Le milliardaire Mukesh Ambani, qui a récemment organisé un mariage pour son fils qui a coûté plus d’un demi-milliard de dollars américains, a construit à Mumbai un palais d’une opulence monstrueuse sur 27 étages s’élevant au-dessus des bidonvilles. Des gens continuent de vider à la main les latrines à deux pas de prospères résidences sécurisées. Les buffles continuent à labourer les champs alors même que les semences sont issues de technologies avancées.

L’économie indienne a été en expansion jusqu’en 2008, en grande partie grâce à une conjoncture internationale favorable. Comme les États-Unis fixaient les taux d’intérêt à un bas niveau, il y avait de l’argent bon marché à la recherche de « marchés émergents ». Après la crise de 2008, la vague de mondialisation reflua et l’argent facile commença à se retirer du pays, exacerbant la crise sous-jacente de l’économie. Le néolibéralisme avait intégré l’Inde dans l’économie mondiale, mais de ce fait il l’avait rendue plus dépendante des caprices du capital financier pour poursuivre la croissance. Dès 2011 Gideon Rachman, du Financial Times, faisait remarquer :

« La mondialisation a pris un nouvel essor dans une période où toutes les grandes puissances du monde connaissaient une forte croissance économique. Elle est menacée par un monde nouveau, où des puissances émergentes se portent manifestement beaucoup mieux que les économies établies de l’Ouest. La mondialisation sera de plus en plus menacée tant qu’il n’y aura pas de reprise économique mondiale coordonnée. »

– « La mondialisation est-elle en recul en 2011 ? »,
3 janvier 2011

Un ancien PDG indien faisait toutefois remarquer, en réponse à Rachman : « Il se peut que la mondialisation marque une brève pause en 2011, mais elle ne peut pas être inversée puisque des milliards d’Indiens et de Chinois la souhaitent. Tout pays qui se retire de ce nouveau jeu mondial le fait à ses risques et périls. » Cette confiance est déplacée parce que ce n’est pas l’Inde ou la Chine qui sont aux commandes ; ce ne sont pas les « milliards d’Indiens » ni même la classe capitaliste indienne qui dictent la trajectoire de l’économie mondiale, mais les puissances impérialistes, principalement les États-Unis, qui cherchent à reconsolider leur hégémonie face à une Chine en pleine ascension. C’est cette dépendance intrinsèque de l’Inde à l’égard de l’impérialisme qui détermine fondamentalement le rythme de son développement très inégal. Que le Congrès soit au pouvoir ou que ce soit le BJP, cette caractéristique déterminante restera un fléau pour le développement de l’Inde tant que l’économie sera pilotée en fonction des intérêts de la bourgeoisie, qui est elle-même liée à l’impérialisme mondial.

II. LE LIBÉRALISME INDIEN ALIMENTE LA MONTÉE DU NATIONALISME HINDOU

La pénurie et la pauvreté générales menaçaient de faire exploser les innombrables divisions de la société indienne. La méthode du Congrès consistait à contenter les différents segments de sa clientèle électorale, traditionnellement les musulmans, les dalits et les basses castes, en flattant leurs intérêts particuliers pour conserver leur soutien politique. Cette méthode est le pilier du libéralisme indien qui se targue d’être le meilleur défenseur des minorités. En réalité, non seulement il maintient leur oppression mais il alimente également la montée des nationalistes hindous qui accusent les libéraux de diviser les hindous par caste et de privilégier les minorités au détriment de la majorité hindoue. Au cœur de ce cycle réactionnaire de libéralisme et de réaction chauvine se trouve la question fondamentale de la révolution indienne : quelle voie faut-il suivre pour unifier les masses laborieuses ? Pour répondre à cette question il faut d’abord comprendre la nature des obstacles.

1. L’héritage du passé

En l’absence d’une révolution anticoloniale qui aurait balayé les formes archaïques d’organisation sociale maintenues par les Britanniques, l’Inde indépendante hérita de toutes les reliques précapitalistes du passé. Longtemps mythifiées comme étant « sans équivalent » et « complexes » en raison de cet imposant héritage, les divisions de l’Inde étaient un fléau pour les masses, et la bourgeoisie joua dessus pour assurer et maintenir son pouvoir. Il s’agissait notamment des divisions fondées sur la caste, la religion, l’identité nationale et linguistique et le genre.

Au moment de l’indépendance, ces multiples divisions représentèrent un défi pour la bourgeoisie, dont la priorité absolue était de parvenir à la stabilité politique et sociale afin de s’assurer une base pour sa domination de classe. Dans la lutte contre les Britanniques, la bourgeoisie hindoue issue des hautes castes, dirigée par le Congrès, avait cherché à unifier la « nation » par sa « tolérance » à l’égard des religions non hindoues. Une fois les Britanniques partis, elle continua ainsi en accordant certaines concessions pour gérer ces contradictions sociales. Pour étouffer l’épineuse question de la religion, surtout après les massacres communautaires de la partition, elle se drapa d’une forme particulière de laïcité qui défendait la soi-disant tolérance envers toutes les religions, mais pas la séparation de la religion et de l’État. Or la « tolérance » dans une société pauvre n’a guère de sens puisque la majorité aura le dessus en raison de son statut dominant. On a pu maintes fois en constater le résultat dans les pogroms motivés uniquement par la religion – par exemple le massacre des sikhs en 1984 à Amritsar, entre autres.

Pour traiter les questions nationales et linguistiques (il y a au moins 14 groupes linguistiques majeurs et 1 652 langues maternelles), l’Inde instaura un système fédéral limité et finit par structurer le pays selon des lignes linguistiques. Ce système fut combiné à l’intégration forcée des régions qui souhaitaient l’indépendance, depuis le Cachemire au Nord jusqu’aux divers territoires au Nord-Est et aux Tamouls au Sud.

La plus « indienne » – et la plus explosive – de ces reliques est l’organisation hiérarchisée de la société à travers le système des castes : une division héréditaire des personnes en quatre échelons (varnas) basée sur leur métier, où la fonction sociale de chacun et son rang dans la société sont censés correspondre aux parties du corps du dieu hindou Brahma. Ainsi, les métiers les plus « nobles » et les plus « purs », tels que les prêtres et l’intelligentsia, étaient réservés aux brahmanes, qui sortaient de la bouche de Brahma ; les kshatriyas, ou la noblesse, sortaient de ses bras ; les vaishyas, commerçants et agriculteurs, de ses cuisses ; et les shudras, travailleurs manuels, tout en bas dans le système des castes, de ses pieds.

Totalement en dehors du système des castes il y a les hors-caste ou dalits, que l’hindouisme considère comme « intouchables » en raison de leur rôle social de nettoyage et d’évacuation des excréments humains et animaux. Si l’on est « intouchable », on est condamné à une vie inimaginable. On ne peut pas marcher dans l’ombre d’un brahmane de peur de polluer son existence pure. On doit vivre à la périphérie des villages pour ne pas offenser les varnas de sa présence impure. On ne peut pas s’élever au-dessus de l’existence prescrite ni oser regarder une femme d’une caste supérieure, à moins d’avoir envie de se faire lyncher.

Selon Perry Anderson, le Mahatma Gandhi – défenseur du système des castes et dirigeant vénéré de la lutte d’indépendance – a un jour confié à propos de la tâche difficile mais nécessaire de cooptation des dalits dans le giron hindou : « Les intouchables, si on leur accordait une identité distincte, ne risquent-ils pas alors de se liguer avec les “hooligans musulmans et tuer les hindous de caste ? ” » (The Indian Ideology, Verso, 2013). Face à cette tache noire si archaïque sur ses ambitions modernisatrices, le gouvernement de Nehru chercha à donner à l’Inde une façade de progrès. Il invita Bhimrao Ramji Ambedkar, dirigeant des dalits, à rédiger le projet de Constitution, qui déclara illégale la discrimination basée sur la caste et stipula que la discrimination positive serait un moyen de tirer les dalits de leur existence misérable et de leur stigmatisation. Mais la caste est ancrée dans le tissu social de l’Inde ; elle continue à déterminer les perspectives d’avenir de chacun. Quel que soit le degré d’ascension économique d’un dalit, du point de vue social, il ne pourra jamais se débarrasser du stigmate frappant les dalits.

La Constitution indienne, considérée comme le joyau de l’indépendance, consacre ces droits et elle est perçue comme la gardienne d’une société progressiste, laïque et démocratique. Les dalits sont fiers du fait qu’Ambedkar a joué un rôle central dans sa rédaction. Pourtant, la Constitution défend au fond la base sociale et matérielle sur laquelle la bourgeoisie indienne maintient sa domination. Elle repose sur la protection de la propriété privée, c’est-à-dire sur le capitalisme, qui est la principale raison de l’arriération de l’Inde. Elle reproduit donc les divisions sociales et dresse les différents groupes les uns contre les autres dans la concurrence pour une quantité restreinte de biens et d’emplois.

En tant que marxistes, nous savons que la racine des problèmes sociaux réside en fin de compte dans les relations matérielles qui régissent la société. Sans développement social, aucune loi au monde déclarant la discrimination illégale ne pourra répondre à la réalité de l’oppression sociale. La base matérielle de l’oppression doit être détruite pour que les opprimés soient libérés. Trotsky expliquait :

« La base de la société, ce n’est pas la religion et la morale, mais les ressources naturelles et le travail. La méthode de Marx est matérialiste, parce qu’elle va de l’existence à la conscience, et non inversement. La méthode de Marx est dialectique, parce qu’elle considère la nature et la société dans leur évolution, et l’évolution elle-même comme la lutte constante de forces antagonistes. »

– « Le marxisme et notre époque », février 1939

L’évolution future de la société indienne sera déterminée par la configuration des forces en conflit : s’agira-t-il des hindous contre les musulmans, des dalits contre les hindous, des Cachemiris contre le reste de l’Inde, ou d’une autre combinaison de ce genre ? Ou bien les masses indiennes s’attaqueront-elles, avec toute leur force, à la bourgeoisie indienne de caste supérieure et à ses partis ? Pour avancer sur la voie de l’annihilation des castes et des autres formes d’oppression, il faut surmonter les divisions et unifier les masses laborieuses. Pour cela, il faut impérativement s’opposer à la domination de la propriété privée. À défaut, les divisions seront perpétuées par les libéraux du Congrès ou les nationalistes hindous qui s’efforceront d’assurer leur emprise sur l’Inde.

Deux moments de l’histoire récente de l’Inde suffisent à démontrer ce cycle de réaction et l’impasse de la politique libérale : l’épisode de Shah Bano et le rapport Mandal, qui ont convergé pour produire un déchaînement réactionnaire conduisant à la démolition de la Babri Masjid (mosquée de Babri) et propulsant le BJP sur la scène nationale.

2. De Bano à Mandir : Le caractère réactionnaire de la laïcité indienne

Point chaud de la polarisation religieuse, l’affaire Bano concernait une femme musulmane, Shah Bano, qui avait poursuivi son ex-mari en justice pour obtenir une pension alimentaire. En 1985, la Cour suprême lui donna raison. Cette décision provoqua la fureur des oulémas (érudits) musulmans qui la considéraient comme une violation de la charia (loi islamique), selon laquelle une femme divorcée retourne à la charge de sa famille. Le clergé exerça une pression croissante sur le Congrès pour qu’il infirme la décision sous peine de perdre le vote musulman ; le Conseil musulman indien sur le statut personnel (All India Muslim Personal Law Board) organisa des manifestations de masse. Le Congrès capitula et annula pour l’essentiel la décision.

Des troubles et des dissensions s’ensuivirent. La plus forte pression venait des nationalistes hindous. Le BJP passa à l’offensive, accusant le Congrès de pratiquer un « minoritarisme » qui reléguait les hindous à une citoyenneté de seconde zone. Dans les années 1980, le BJP et le RSS (une organisation paramilitaire chauvine hindoue) s’étaient associés pour relancer un mouvement de masse visant à construire un mandir (temple) sur le site de la Babri Masjid à Ayodhya, une mosquée de l’époque moghole qui, selon eux, était située sur le lieu de naissance du dieu hindou Ram. Ils se servirent alors de l’affaire Bano pour attiser les flammes du communautarisme et faire avancer leur campagne. Pour contrer la contestation croissante de la droite, le Congrès déverrouilla les portes de la Babri Masjid qui étaient fermées depuis 1949 afin d’endiguer la violence à caractère religieux.

Ce jeu d’équilibre du Congrès « laïc » facilita le développement du mouvement visant à détruire la mosquée et à ériger un temple à sa place, aggravant ainsi les tensions religieuses. « Débloquer la serrure [de la mosquée] revenait en pratique à accepter l’idée que le bâtiment contesté était un temple, et en conséquence la revendication de la construction d’un véritable temple pour accomplir les cérémonies qui se déroulaient déjà à l’intérieur du bâtiment gagna en force » (business-standard.com, 28 mars 2017). Le Congrès perdit les élections en 1989, en partie à cause d’un autre scandale, et le BJP passa de deux sièges en 1984 à 85 sièges, ce qui montrait qu’il gagnait en influence.

L’affaire Bano fut un coup de tonnerre qui révéla la nature réactionnaire de la laïcité indienne, une pierre angulaire du libéralisme indien. La « laïcité » de la Constitution reflète les justes aspirations des minorités à vivre dignement et à exercer leur religion. Mais comme le montre l’affaire Bano, la bourgeoisie est contrainte de jongler à l’aveuglette entre des forces concurrentes, renforçant au passage les divisions. Elle utilise la Constitution comme instrument pour diviser les masses et maintenir sa domination politique. Le véritable objectif idéologique de la Constitution est de dissimuler les divisions qui trouvent un terrain fertile dans la pénurie sévissant partout dans le pays.

Le chauvinisme hindou résulte en partie de la misère générale à laquelle est confrontée la communauté majoritaire. Tant que les conditions de vie des masses resteront aussi dégradantes, la bourgeoisie pourra attiser la réaction contre les minorités en utilisant en même temps celles-ci contre la majorité. Cela montre que la libération sociale et économique, à la fois des masses laborieuses hindoues et des minorités, exige leur alliance mutuelle. Pour forger cette alliance, la majorité hindoue doit militer pour les droits des minorités et gagner leur confiance et leur soutien dans le cadre d’une lutte unitaire contre la bourgeoisie hindoue des castes supérieures.

3. De Mandal à Ayodhya : La politique libérale des castes renforce l’hindutva

La contre-offensive des chauvins hindous dans l’affaire Bano coïncida avec la mise en œuvre en 1990 du rapport Mandal qui instaurait la discrimination positive, c’est-à-dire des quotas de postes dans le secteur public réservés aux couches défavorisées des Other Backward Classes (OBC, « autres classes retardataires »). Ce terme recouvrait le groupe des castes les plus basses, qui constituait à l’époque quelque 52 % de la population. Le rapport fut mis en œuvre par un éphémère gouvernement de coalition anti-Congrès soutenu à la fois par les communistes et le BJP. Ajoutés aux postes réservés aux dalits (15 %) et aux tribus (7 %) qui existaient déjà, les 27 % supplémentaires réservés aux OBC portaient la proportion des postes réservés dans le secteur public à 49 %, laissant les castes supérieures et moyennes en concurrence pour le reste des emplois.

Cette « boîte de Pandore », comme l’appela Rajiv Gandhi, fit éclater les antagonismes de caste au grand jour. Les étudiants des castes supérieures organisèrent des manifestations de masse, et plus d’une centaine d’entre eux s’immolèrent par le feu parce que l’augmentation des quotas menaçait leurs perspectives de carrière et minait l’équilibre social de l’ordre de caste qui les favorisait. Cette peur de l’insécurité matérielle se transforma en violence inter-castes. Un magazine du RSS écrivit que le rapport Mandal avait déclenché une « guerre des castes ». Un éditorialiste écrivit que « les ravages de la politique des quotas sur le tissu social sont inimaginables » et que cette politique « exacerbe les divisions de castes » (cité par Christophe Jaffrelot, L’Inde de Modi : national-populisme et démocratie ethnique, Fayard, 2019).

Ce soulèvement mit le BJP dans une situation délicate. S’il s’opposait au rapport Mandal, non seulement le gouvernement tombait, ce qui ramènerait probablement le Congrès au pouvoir, mais aussi le BJP s’aliénait les électeurs des OBC et pouvait tirer une croix sur ses espoirs d’accéder au pouvoir au niveau national. Mais s’il ne faisait rien, il s’aliénait sa base traditionnelle des castes supérieures. Pour promouvoir l’unité des hindous et surmonter les divisions entre castes, le BJP-RSS fusionna le mécontentement au sujet de Mandal avec sa campagne pour la construction d’un temple à la place de la Babri Masjid. Pour faire d’une pierre deux coups, le BJP chercha à inclure les castes inférieures dans sa vision brahmanique et à montrer aux castes supérieures qu’avec sa campagne visant à « reprendre » aux musulmans le lieu de naissance de Ram, il était le plus fervent défenseur de l’hindouisme et donc du système des castes.

En septembre 1990, Lal Krishna Advani, dirigeant du BJP, entama un voyage en char de 10 000 kilomètres vers Ayodhya. Modi, alors un cadre prometteur, était l’un des organisateurs de cet évènement. Des émeutes intercommunautaires éclataient partout où le char passait, ce qui conduisit à l’arrestation d’Advani. Mais la saga était loin d’être terminée. Deux ans plus tard, le 6 décembre 1992, des bandes armées hindoues envahirent Ayodhya pour assister à un rassemblement de la famille politique BJP-RSS et démolir la mosquée par la force physique pure et simple. Des semaines d’émeutes s’ensuivirent, s’étendant à Mumbai et même au Pakistan et au Bangladesh et faisant des milliers de morts, pour la plupart des musulmans.

Les quotas pour les OBC furent finalement acceptés à la fois par le Congrès et par le BJP, car ils étaient essentiels pour conquérir les zones électorales stratégiques de la ceinture hindi qui s’étend d’est en ouest dans le centre-nord de l’Inde. Tout comme la laïcité, les quotas en faveur des castes inférieures sont une pierre angulaire de la politique libérale progressiste en Inde. La revendication de quotas reflète les espoirs des castes opprimées de sortir d’une vie d’insécurité. Cette même revendication alimente l’insécurité de la petite bourgeoisie des castes supérieures. La bourgeoisie et les politiciens utilisent ces divisions pour maintenir à la fois leur emprise sur le pouvoir politique et la structure de caste de la société. En tant que révolutionnaires, il faut poser la question : comment faire pour surmonter la nécessité des quotas et mettre fin une fois pour toutes à l’oppression de caste ?

La nécessité des quotas découle de l’échec de la politique de développement, qui ne pouvait pas élever le niveau de vie matériel des masses dans leur ensemble. Lorsque le développement ne s’attaque pas aux intérêts de la classe capitaliste, il se fait aux dépens des masses. Le faible niveau de croissance et de développement exacerbe globalement les divisions préexistantes entre les castes (et les religions) ; et malgré la mobilité sociale d’un segment négligeable des castes inférieures, les perspectives d’avenir continuent d’être définies par l’oppression de caste, y compris la question de savoir si l’on a les moyens ou même si l’on a le droit d’aller à l’école. Cela exige d’anéantir les castes et non d’ajuster à la marge la distribution des maigres ressources existantes. Pour sortir de l’oppression de caste, il faut s’attaquer au pouvoir de la bourgeoisie hindoue qui reproduit la pénurie matérielle et consacre les privilèges des castes supérieures.

Le libéralisme social du parti du Congrès ne menace pas le pouvoir des castes supérieures. En fait, le Congrès est le parti historique des castes supérieures et des élites foncières. S’il promet aujourd’hui un Mandal 2.0, c’est parce qu’il tente désespérément de revenir au pouvoir afin de continuer à servir les intérêts de la bourgeoisie. Tant que l’Inde sera dirigée dans l’intérêt de cette classe, elle sera condamnée à un état de pauvreté généralisée qui dévorera son tissu social aux dépens des opprimés. Les stratégies électorales cyniques du Congrès, du BJP et de leurs alliés ajoutent de l’huile sur le feu. Le premier prétend être l’ami des opprimés mais maintient toute la base sociale du capitalisme indien ; le second veut unifier les hindous par un programme ethno-nationaliste qui cherche à remettre toutes les castes à leur « juste place » et à écraser les minorités. Tous deux sont des impasses dangereuses.

La façon de combattre l’hindutva meurtrière du BJP n’est pas de ressusciter Mandal comme le soutiennent aujourd’hui de nombreux libéraux. Bien au contraire :

« Ce qui est indispensable et urgent, c’est de séparer les moyens de production de leurs propriétaires parasites actuels et d’organiser la société d’après un plan rationnel. Alors il serait enfin possible de guérir réellement la société de ses maux. Tous ceux qui savent travailler trouveraient du travail. La longueur de la journée de travail diminuerait graduellement. Les besoins de tous les membres de la société trouveraient des possibilités de satisfaction de plus en plus grandes. »

– Trotsky, « Le marxisme et notre époque »

La condition préalable à une telle organisation de la société est d’unir les masses laborieuses contre la domination de la bourgeoisie et de mener une lutte révolutionnaire pour éradiquer l’ensemble des fondements de l’ordre capitaliste et de caste indien. Cela ne peut se faire qu’en luttant pour les droits de tous les opprimés – les dalits, les adivasis (tribus), les minorités religieuses et les femmes – dans le but de s’attaquer aux racines matérielles de leur oppression. Les libéraux de gauche pleurnichent à longueur de journée sur les souffrances des opprimés et ils s’emploient à secouer le statu quo par des mariages intercastes et interreligieux. Ces beaux sentiments n’aident en rien à remettre en cause le système responsable de l’oppression. Il n’y aura pas d’amélioration graduelle des conditions de vie des opprimés. Ce n’est qu’en unissant les luttes des opprimés et des travailleurs sous la bannière de la révolution indienne que les masses pourront surmonter les innombrables divisions créées par la bourgeoisie issue des castes supérieures et par ses partis.

III. LES ANNÉES BJP : DÉVELOPPER L’INDE SUR LE « MODÈLE DU GUJARAT »

Modi acquit une notoriété nationale et mondiale lorsqu’il gouverna de 2001 à 2014 son État d’origine, le Gujarat dans l’Ouest de l’Inde. Au cours de cette période il popularisa le « modèle de développement du Gujarat ». Comme l’illustre le titre d’un livre (en anglais, non traduit) de Christophe Jaffrelot, spécialiste de la politique nationaliste hindoue, le Gujarat sous Modi fut le « laboratoire de l’Inde d’aujourd’hui ». Pour comprendre comment et pourquoi il a catapulté Modi et le BJP jusqu’au pouvoir national, nous commencerons par un aperçu du modèle du Gujarat avant d’expliquer pourquoi ce mélange mortel de réaction capitaliste et de chauvinisme hindou est un poison pour les masses indiennes.

1. Le Gujarat sous Modi : Capital financier et pogroms

Pour résumer le modèle du Gujarat, il consiste à attirer le capital aussi bien national qu’étranger et à promouvoir la réaction antimusulmans. La montée en puissance du BJP au Gujarat est, dans une certaine mesure, un reflet local d’une tendance nationale : le libéralisme social du Congrès pave la voie au nationalisme hindou. Le déclencheur des émeutes interreligieuses et intercastes des années 1980 au Gujarat fut l’orientation du Congrès vers les KHAM – les kshatriyas de caste moyenne inférieure, les harijans (plus précisément dalits), les adivasis et les musulmans – qui provoqua un retour de bâton du chauvinisme hindou. Exploitant la peur des classes moyennes menacées par l’ascension potentielle des classes du bas de l’échelle, le BJP arriva au pouvoir en 1995.

Modi, cadre du RSS depuis 1972, devint chef du gouvernement du Gujarat en octobre 2001 et présida dès le début aux infâmes émeutes du Gujarat en février 2002 – un carnage antimusulmans déclenché par une attaque présumée d’hommes musulmans contre un train transportant des kar sevaks (volontaires nationalistes hindous). Il est largement admis que le gouvernement Modi organisa la violence meurtrière contre les musulmans en guise de représailles. Cet épisode valut à Modi d’être interdit d’entrée aux États-Unis et suscita des critiques de la part de l’élite libérale, y compris de la Confédération de l’industrie indienne (CII), la voix du capital indien. Cela incita Modi à boycotter une exposition de la CII, et le capitaliste gujarati Gautam Adani à créer une chambre de commerce rivale. La CII se rétracta rapidement, estimant que ses critiques risquaient de compromettre les opportunités commerciales au Gujarat. Tarun Das, directeur général de la CII, alla voir Modi pour lui présenter ses excuses, lui disant : « Nous sommes vraiment désolés pour tout ce qui s’est passé » (The Times of India, 7 mars 2003).

Modi remporta des élections successives grâce à une combinaison de nationalisme hindou et de développement néolibéral. Ce modèle lui assura une base sociale solide dans la petite bourgeoisie urbaine – ce qu’on appelle la nouvelle classe moyenne – dont l’appétit avait été aiguisé par la libéralisation économique de la décennie précédente et qui voyait dans ce modèle le meilleur moyen d’atteindre la prospérité. Les capitaux indiens et étrangers affluèrent au Gujarat, attirés par des subventions attrayantes, une législation du travail laxiste, des réductions d’impôts, des prêts bon marché et la rapidité des autorisations. Ces résultats sont tous des traits caractéristiques du modèle « homme fort » du développement de Modi. En 2003, Modi inaugura le Vibrant Gujarat (« Gujarat dynamique »), un sommet biennal destiné à attirer les capitaux. Les promesses d’investissement passèrent de 13,3 milliards de dollars en 2005 à 260,4 milliards en 2011, et des milliers d’hectares furent réservés pour des Zones économiques spéciales. Modi devint la coqueluche du capital. Comme l’indique Jaffrelot dans Gujarat Under Modi : Laboratory of Today’s India (C. Hurst & Co, 2024) :

« Mukesh Ambani déclarait en 2007 : “Narendrabhai [Modi] est un leader doté d’une vision grandiose […] d’une clarté d’objectif étonnante avec de la détermination […] d’une éthique forte avec une perspective moderne, du dynamisme et de la passion.” […] L’industriel milliardaire K.M. Birla alla encore plus loin : “Le Gujarat est dynamique grâce à sa direction politique et Modi est un chef de gouvernement de l’État à temps plein et il est véritablement le PDG du Gujarat.” Lors de la réunion du Vibrant Gujarat de 2013, Anil Ambani, qui avait déjà projeté que Modi serait le prochain Premier ministre de l’Inde, le compara au Mahatma Gandhi… et à Arjun, le héros du Mahabharata [épopée hindoue], avant de le qualifier de “roi des rois”. »

En même temps, l’hindutva de Modi était la réponse pour des millions de « jeunes hommes en colère ». Comme ils étaient rejetés par l’économie et que leurs espoirs de s’en sortir s’étaient évanouis, la défense de la nation hindoue et la promesse de développement devinrent pour ces couches la seule voie pour améliorer leur statut social et s’insérer enfin dans la société hindoue. Lumpenisées et déclassées, ces couches devenaient le terrain de recrutement idéal pour les bandes paramilitaires du RSS.

Malgré toutes ses promesses, le modèle du Gujarat était loin d’être dynamique pour les masses laborieuses. Les excellents chiffres du PIB venaient des investissements dans des secteurs à forte intensité de capital tels que la chimie, le pétrole et les produits pharmaceutiques. Derrière ces chiffres, il y avait peu de développement et une dette publique croissante, qui passa de 5,7 milliards de dollars en 2001-2002 à 17,4 en 2011-2012, en raison des concessions accordées au capital. Il y a une raison simple à l’absence de développement à grande échelle : le modèle du Gujarat repose sur les intérêts de la clique des milliardaires et du capital étranger, qui favorisent tous deux des investissements peu créateurs d’emplois. De fait, le taux de croissance de l’emploi diminua durant le temps où Modi était au pouvoir. Les emplois existants étaient de mauvaise qualité, le salaire journalier moyen des travailleurs intermittents dans les villes étant les plus bas du pays à l’exception de l’Uttar Pradesh et du Chhattisgarh. L’éducation et la santé souffraient de la faiblesse des investissements dans ces secteurs, ce qui entraînait des taux élevés de mortalité infantile et de malnutrition.

Le néolibéralisme agressif du modèle du Gujarat était et reste inséparable du nationalisme hindou car l’idée d’une « nation hindoue » sert de force unificatrice pour promouvoir les intérêts de la bourgeoisie. De plus l’hindutva parvient à rallier la petite bourgeoisie hindoue frustrée contre les musulmans, les dalits et les adivasis – les « autres » de la société hindoue, dont l’ascension sociale pourrait menacer ses perspectives. Dans une dynamique similaire à celle de l’épisode Mandal-Ayodhya, le BJP au Gujarat réussit à s’assurer le soutien des OBC gujaratis et même de couches de dalits en les intégrant dans la « nation hindoue », leur donnant ainsi un moyen d’améliorer leur statut social par opposition aux non-hindous. À partir de 2014, le gouvernement Modi tenta de reproduire les traits fondamentaux du modèle du Gujarat au niveau national.

2. L’Inde sous Modi : Le cul-de-sac du raj des milliardaires et de l’hindutva

Modi remporta une victoire écrasante en 2014 en tant que Vikas Purush (homme du développement). Même si l’hindutva et les émeutes du Gujarat constituaient une tache noire qui mettait mal à l’aise certains membres de l’élite, la perspective d’un ralentissement de l’économie était pire : les chiffres de la croissance étaient en baisse depuis 2011-2012, l’inflation était à deux chiffres, la crise de l’emploi et la crise agraire étaient inchangées, et le FMI avait mis en garde contre le « paysage macroéconomique difficile » de l’Inde.

Les milliardaires indiens soutenaient le modèle du Gujarat de Modi ; ils le considéraient comme un meilleur moyen de piller le pays que les méthodes usées du Congrès. Le Financial Times de Londres, organe du capital financier, donna son aval : « L’attrait de M. Modi réside en partie dans le fait que, par la seule force de sa volonté, il pourrait être en mesure de passer outre certains freins et contre-pouvoirs de la démocratie indienne et d’introduire un peu de la clarté d’esprit du modèle chinois de croissance avant tout » (19 mars 2014). Certains libéraux voyaient même en Modi la réponse à l’instabilité de la « démocratie tapageuse ». Modi et l’hindutva – Moditva – étaient les réponses à « une nation en quête de sauveur » (Ashoka Mody, India is Broken : A People Betrayed, Independence to Today, Stanford University Press, 2023).

Pourtant, toute son allure musclée et sa virilité économique n’ont pas suffi pour assurer le développement promis par Modi. Quelques données peuvent aider à comprendre la signification des signaux d’alarme qui retentissent derrière les taux de croissance étonnants de l’Inde. En l’état actuel des choses, dans la période post-Covid :

  • Plus de 45 % de la population active travaille dans l’agriculture
  • La part de l’industrie manufacturière dans le PIB est tombée à 13 %
  • 800 millions de personnes ont besoin de nourriture subventionnée
  • Plus de 100 millions de personnes âgées de 18 à 35 ans ne sont ni scolarisées ni à la recherche active d’un emploi
  • Le chômage des jeunes monte en flèche ; il atteint 14 % pour les 25 à 29 ans et près de 45 % pour les 20 à 24 ans

Les méthodes du modèle du Gujarat – dérouler le tapis rouge aux capitalistes de connivence, créer peu d’emplois et pressurer ceux qui sont au bas de l’échelle sociale, le tout emballé dans un paquet meurtrier de frénésie chauvine – ne peuvent qu’aggraver les tensions explosives au cœur de l’économie indienne. Mais soyons concrets et expliquons pourquoi le fait de compter sur les capitaux étrangers et les milliardaires ne permettra jamais de développer l’Inde, et encore moins d’y parvenir avant 2047, centenaire de l’indépendance, comme le vise le gouvernement.

Le Gujarat a pu atteindre un certain taux de développement dans les années 2000 grâce à l’argent bon marché qui coulait à flots dans l’économie mondiale. Mais depuis la crise financière de 2008 la situation mondiale a changé. La dynamique qui sous-tend la mondialisation s’est inversée, entraînant une stagnation du commerce mondial en pourcentage du PIB. Le protectionnisme des pays impérialistes met l’Inde en concurrence avec de gros poissons. Si beaucoup de gens la considèrent comme une alternative d’investissement dans un contexte de refroidissement des relations entre les États-Unis et la Chine, l’Inde n’a pas reçu la manne attendue de la fuite des capitaux quittant la Chine. La raison est la même que celle qui avait affecté le modèle néolibéral du Congrès : selon tous les critères, l’économie indienne reste une destination « à risque » en raison de l’état désastreux de ses infrastructures, de la faible productivité de sa main-d’œuvre et de la corruption du gouvernement. Au total avec tout cela, le slogan tant vanté du gouvernement Modi de « Produire en Inde » pour relancer l’industrie et créer des emplois a été un échec retentissant. De fait, l’économie indienne employait moins de personnes en 2018 qu’en 2012.

Le modèle des milliardaires et de l’hindutva à l’origine des chiffres de croissance reposant sur les infrastructures est conditionné par des prêts bon marché accordés par l’État. Même avant l’arrivée au pouvoir du BJP, les créances douteuses représentaient une part croissante de l’encours total des prêts. En avril 2015, alors qu’il était encore gouverneur de la banque centrale d’Inde, Raghuram Rajan signala que des hommes d’affaires indiens au bras long escroquaient les banques publiques. Son mandat n’a pas été prolongé, et sous Modi les créances douteuses sont passées de 4 % fin 2014 à 9 % en 2017. En conséquence les banques d’État ont réduit dans l’ensemble les crédits à l’industrie, étranglant la croissance. Pendant ce temps, l’augmentation de la dette publique rend l’Inde plus vulnérable aux chocs financiers de l’économie mondiale, mettant en péril l’épargne de millions de personnes.

Les amis milliardaires de Modi, qui comptent parmi les hommes les plus riches de la planète, projettent l’image d’une Inde parvenue sur la scène mondiale – une superpuissance économique – et se présentent comme des champions nationaux. Mais ces escrocs sont complètement intégrés au capital impérialiste et développent l’Inde selon les intérêts du capital financier, c’est-à-dire par des mesures qui font monter les valorisations boursières. Lorsque Hindenburg Research, un vendeur à découvert (qui parie sur la baisse des actifs) basé à New York, révéla les manipulations boursières et les fraudes comptables à l’origine de la fortune d’Adani, le groupe Adani perdit plus de 150 milliards de dollars et Adani chuta du troisième au trentième rang des hommes les plus riches du monde. L’épisode Hindenburg est la preuve la plus flagrante qu’en fin de compte, ce sont les impérialistes et Wall Street qui mènent la danse.

Pour réfuter Hindenburg, la société d’Adani publia un rapport de 413 pages accusant le vendeur à découvert de mener « une attaque calculée contre l’Inde, l’indépendance, l’intégrité et la qualité des institutions indiennes, ainsi que l’histoire de la croissance et l’ambition de l’Inde » (Guardian, 30 janvier 2023). Cette invocation de la nation est une tentative cynique pour continuer à voler le pays. Nous disons à M. Adani : si la nation vous est si chère, donnez le groupe Adani à la nation et laissez-en les commandes au peuple, acceptez la nationalisation du groupe Adani.

Les tentatives du gouvernement Modi pour moderniser l’économie afin d’introduire la « simplification des affaires » ont eu tendance à écraser les masses et les petites entreprises. La démonétisation, présentée comme une mesure visant à lutter contre la corruption omniprésente et à assainir l’image du pays dans le monde, a retiré brusquement de la circulation les billets existants de 500 et de 1 000 roupies. Ce faisant, elle a dévasté le secteur informel, composé en grande partie de petites entreprises et d’agriculteurs, qui emploie près de 90 % des travailleurs indiens. C’est typique de la modernisation capitaliste : l’intégration de la population dans le secteur bancaire formel – une chose objectivement bonne et nécessaire – s’est faite aux dépens des classes inférieures.

Les mesures de ce type sont contrebalancées par le populisme pro-pauvres emblématique de Modi, comme l’installation de toilettes pour mettre fin à la défécation à l’air libre qui est encore pratiquée par des millions de personnes en raison de l’insuffisance des infrastructures, la réduction de l’utilisation de poêles à bois par la fourniture de bouteilles de gaz, ou simplement la distribution d’argent – 6 000 roupies (environ 70 dollars américains) sont versées à environ 110 millions de paysans chaque année. Les statistiques officielles qui accompagnent ces mesures donnent l’impression que le gouvernement Modi s’attaque enfin aux problèmes des Indiens les plus démunis. Mais il n’est pas difficile de voir qu’il ne s’agit que de faibles exercices de funambulisme. Les toilettes de fortune ne sont pas reliées à des systèmes d’égouts et sont donc encore vidées à la main, et elles sont souvent hors d’usage en raison de leur mauvaise qualité. Et lorsque les bouteilles de gaz sont vides, les gens n’ont tout simplement pas les moyens de les recharger et reviennent donc aux vieilles méthodes.

L’un des aspects les plus controversés du régime Modi est la tentative avortée de mettre en œuvre des lois agraires visant à abroger le régime des prix minimums de soutien (MSP), un élément de longue date d’une politique de soutien aux paysans par la garantie des prix de certains produits. En réalité, les MSP profitent à une petite couche de riches agriculteurs qui possèdent des terres suffisamment vastes et qui font des bénéfices. Pour la majorité des paysans, dont environ 85 % possèdent moins de 0,8 hectares de terre, les MSP sont au mieux un moyen de reporter le désastre. En effet, les MSP couvrent à peine le coût élevé des intrants – de l’achat de semences et d’engrais à l’accès au crédit par l’intermédiaire d’usuriers locaux et au paiement de commissions à des intermédiaires sur les marchés réglementés par l’État.

Bien que les MSP ne profitent pas à la masse des paysans, leur suppression les obligerait à vendre leurs produits directement à une poignée de grandes entreprises agroalimentaires qui dicteraient les termes de l’échange, ce qui reviendrait à détruire la petite paysannerie. Les lois s’attaquant aux MSP ont donné lieu à des manifestations de masse en 2020, obligeant le gouvernement à faire marche arrière. En grande partie, ceux qui dirigeaient les protestations exprimaient les intérêts des riches agriculteurs et des intermédiaires parasites qui auraient le plus à perdre de l’abrogation des MSP. Mais les paysans pauvres voyaient également leurs propres intérêts reflétés dans le mouvement.

Néanmoins, le régime des MSP n’est pas la solution pour la paysannerie pauvre, car il ne s’attaque pas réellement à la crise de l’agriculture. La base de l’économie indienne est l’arriération agricole, dont la solution exige une révolution agraire démocratique que le Congrès et tous les partis bloquent. L’obstacle à cette révolution – et à tout autre moyen d’améliorer la vie des travailleurs – n’est pas seulement Modi, mais aussi la brigade anti-Modi de l’alliance INDIA, à laquelle nous allons maintenant nous intéresser.

IV. LE FRONT POPULAIRE INDIA FAIT RESURGIR LE SPECTRE DU FASCISME

Le cri de ralliement de l’alliance INDIA est de sauver la démocratie face au fascisme hindou. Rahul Gandhi, de la quatrième génération de la dynastie Nehru-Gandhi, dirige l’alliance. Les staliniens indiens – le Parti communiste d’Inde (CPI), le CPI (marxiste) ou CPI(M), et le CPI marxiste-léniniste Libération – sont tous regroupés au sein d’INDIA… au côté d’une aile du parti fascisant Shiv Sena, un parti ouvertement chauvin hindou.

La coalition INDIA jubile d’avoir sapé la supermajorité de Modi. Derrière les aléas du système électoral, la réalité est que la part du BJP a diminué de manière marginale, passant de 37,3 % en 2019 à 36,5 % en 2024. S’il a pris un coup dans la partie hindiphone du pays, il a étendu son audience dans le Sud non hindi, passant de 18 à 24 %. La part globale du Congrès n’a augmenté que de 19,4 % à 21 % au cours de la même période. INDIA n’est pas seulement une stratégie électorale inefficace mais l’obstacle central à la lutte contre Modi.

L’explication découle de l’ABC du marxisme : toute mesure visant à vaincre la réaction doit se confronter à l’ensemble de la bourgeoisie. Puisque le fléau fasciste provient des entrailles putrides d’une société bourgeoise en décomposition, la lutte contre ce fléau doit être complètement indépendante de toutes les forces bourgeoises et doit au contraire se baser sur la mobilisation indépendante des masses laborieuses, la seule force capable de renverser le capitalisme. Une alliance avec le Congrès fait obstacle à ce type de mobilisation, alors que c’est une nécessité impérieuse aujourd’hui même, et elle détourne l’énergie des masses vers les mécanismes juridiques et bureaucratiques d’un État basé sur la suprématie hindoue.

Plus simplement, considérons ce qu’il faut faire pour combattre les bandes armées du Bajrang Dal, ou de toute autre organisation de ce type. Imaginons qu’une personne suspectée de manger du bœuf ou d’en vendre, ou un couple interreligieux soit confronté à une de ces hordes de voyous, armés de sabres et de fusils, mettant directement leur vie en danger. Le seul moyen de repousser cette racaille fasciste et de défendre véritablement ceux qui sont attaqués (c’està-dire leur éviter le viol ou le meurtre !) est la mobilisation armée des travailleurs et des opprimés – musulmans, dalits, sikhs, chrétiens, femmes – prêts à se battre. La force ne peut être combattue que par la force.

Qu’en penseraient les dirigeants du bloc INDIA ? Rahul Gandhi ou Uddhav Thackeray du Shiv Sena seraient-ils heureux d’armer les travailleurs ? Absolument pas, car ils savent que cela peut facilement se retourner contre eux. Ils entretiennent au contraire l’illusion que les minorités seront défendues par l’État, qui est lui-même fondé sur la suprématie hindoue – songez au sort de tout dalit ou musulman qui tente de porter plainte dans un poste de police. Lorsque les dirigeants des partis communistes font bloc avec des gens comme Gandhi et Thackeray, ils deviennent un énorme obstacle à la défense immédiate des opprimés. Nous le répétons : toute alliance avec la bourgeoisie ne peut que paralyser la lutte contre les bandes de l’hindutva ! Et comme nous l’avons montré, le Congrès n’a aucune solution pour répondre à la décomposition générale de la société indienne. S’allier à lui signifie condamner les masses à une vie de misère et d’atteintes aux droits démocratiques.

Le soutien ouvert des staliniens au Congrès met pleinement en évidence leur totale servilité ; leur prétention à la bannière du communisme en Inde enchaîne les masses à la bourgeoisie. Mais il y a en Inde une poignée de non-staliniens, si on ose dire de trotskystes, qui ont publié des polémiques contre le Congrès basées sur des principes marxistes orthodoxes… mais qui ont ensuite approuvé un vote en faveur des partis de gauche au sein du front populaire dirigé par ce même Congrès ! Radical Socialist, qui est associé à la IVe Internationale de Mandel, écrivait à la veille des élections :

« Nous appelons à voter pour la gauche, pour les candidats de la société civile indépendants, pour les représentants des dalits, des adivasis et des minorités régionales lorsqu’ils ne s’alignent pas sur le BJP […]. Mais nous mettons en garde tous les travailleurs, toutes les masses opprimées, que tous les appels à voter pour tout sauf le BJP tendent à préparer une répétition des tragédies du passé […]. La lutte à plus long terme pour vaincre définitivement les forces de l’hindutva nécessite de lutter beaucoup plus sur les fronts extra-électoraux de diverses natures. Il faut reconstruire ici une gauche beaucoup plus démocratique en interne et non sectaire, débarrassée du stalinisme et du maoïsme […]. Le moindre appui sur les libéraux bourgeois affaiblit les luttes indépendantes des masses. »

– International Viewpoint, 26 avril 2024

Cette gymnastique politique envoie un seul message : votez pour la gauche, qui entre parenthèses se trouve être sous la grande tente du bloc INDIA construit sur la logique du « tout sauf le BJP ». De façon classiquement centriste, cela revient à soutenir implicitement INDIA. Mais attendez, il y a une mise en garde : si vous votez pour la gauche (c’est-à-dire pour les staliniens), il en résultera des tragédies ! Qu’est-ce qu’un travailleur est censé faire avec ce micmac ? Mais nos érudits sont satisfaits d’avoir coché les cases principales : le Congrès c’est mal, les staliniens c’est mal, la lutte c’est bien… tout ça pour finir par se décrédibiliser en soutenant la gauche et en se plaçant à l’aile gauche du front populaire. Cela souille complètement le nom du trotskysme en Inde.

La tâche des trotskystes est de combattre l’hégémonie du stalinisme sur la gauche indienne. Cela se fera en démasquant leurs trahisons et en exploitant la contradiction entre leur programme pourri et les millions de personnes qui se tournent (aujourd’hui encore !) vers la faucille et le marteau comme symboles de leur libération. Ce que cela exige, c’est de proposer une voie indépendante de combat contre Modi et l’hindutva. Malgré tous les discours de Radical Socialist soulignant que la gauche doit « se débarrasser du stalinisme et du maoïsme », son soutien implicite au front populaire ne peut que renforcer l’influence des staliniens !

V. PROGRAMME D’ACTION POUR L’INDE

L’Inde est à la croisée des chemins, face à deux impasses : l’homme fort Modi veut faire de l’Inde une superpuissance grâce à son modèle génocidaire ; Gandhi rampe devant les impérialistes et leur demande d’intervenir pour sauver la démocratie indienne. La situation des masses ne peut s’améliorer sans ce que Trotsky appelait une « incursion révolutionnaire dans le droit de propriété capitaliste ». C’est la seule façon de surmonter les contradictions de l’Inde ; tout programme qui se contenterait de moins ne peut qu’alimenter le chauvinisme dans une société définie par la pauvreté.

Nous proposons la voie de l’internationalisme révolutionnaire contre l’impérialisme et son laquais, la bourgeoisie nationale indienne, comme moyen d’unir les masses contre leurs oppresseurs. Cela nécessite une rupture politique avec le Congrès, INDIA et toutes les ailes de la bourgeoisie indienne.

  1. Pour une milice ouvrière pour combattre les hordes de l’hindutva. Une mesure immédiate pour repousser la menace des milices de lyncheurs RSS est d’armer le prolétariat en mettant sur pied une milice intégrée pour défendre les minorités. Dalits, adivasis, hindous, musulmans, sikhs, chrétiens : unissez-vous contre la racaille fasciste !

  2. Syndiquer les travailleurs. Les syndicats sont les organisations élémentaires de défense du prolétariat, urbain et agricole. La plupart des travailleurs sont employés dans l’agriculture et l’économie informelle et ne bénéficient d’aucune protection. Nous appelons à des campagnes massives de syndicalisation pour organiser tous les travailleurs !

  3. La révolution agraire. Toute l’économie repose sur l’échec de la réforme agraire, ce qui continue à étouffer lentement la paysannerie pauvre et à freiner le développement du pays. L’Inde ne peut pas se développer sans une révolution agraire, qui elle-même nécessite de liquider complètement la grande propriété foncière et tous les parasites qui appauvrissent les campagnes. Nous disons : la terre à ceux qui la travaillent, annulation de la dette, collectivisation des grandes fermes industrielles ! Brisez le monopole des impérialistes sur les semences !

  4. Une économie planifiée. Pour améliorer les conditions de vie des masses, il faut des centaines de millions d’emplois, des logements, un accès adéquat à la nourriture, une éducation et des soins de santé universels et de qualité, accessibles à tous sans discrimination de caste, de religion ou de genre. Pour y parvenir, il faut développer à grande échelle les forces productives – des usines perfectionnées dotées de technologies et d’outils modernes, des millions d’écoles pour former des travailleurs qualifiés, des routes, des ponts, des égouts, de l’électricité et bien d’autres choses encore. Mais l’économie est sous le contrôle des milliardaires issus des hautes castes, qui sont de mèche avec les voleurs impérialistes. Expropriez les milliardaires ; nationalisez toute l’industrie sous le contrôle démocratique des syndicats !

  5. L’internationalisme révolutionnaire. Le développement de l’Inde est étouffé par sa subordination à l’impérialisme mondial dont elle ne pourra pas se libérer tant qu’elle restera divisée sur le plan interne. C’est l’impérialisme qui a créé les innombrables divisions en enfermant les peuples et les nations à l’intérieur de frontières arbitraires ; pour leur libération, les masses sud-asiatiques doivent s’unir contre l’impérialisme et leurs propres maîtres parasites. Pour le droit à l’autodétermination du Cachemire et de toutes les autres nations qui le souhaitent ! Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !