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L’article suivant est basé sur une présentation de Lital Singer lors d’une réunion du Comité exécutif international de la LCI en mars 2024.

Gaza est en cendres. Les bombardements et offensives terrestres des Israéliens ont causé le massacre d’innombrables Palestiniens et transformé cette prison à ciel ouvert en véritable enfer. En Cisjordanie, les soldats israéliens et des bandes de nervis sionistes chassent les Palestiniens de chez eux et détruisent leurs maisons à coups de bulldozer pour construire de nouvelles colonies juives. Les manifestations de masse qui se sont multipliées partout dans le monde après l’offensive déclenchée par le Hamas le 7 octobre 2023 n’ont pas arrêté ce génocide, et le mouvement s’essouffle. De leur côté, les États arabes se sont principalement contentés de gestes de solidarité symboliques avec les Palestiniens assiégés. Les négociations pour un cessez-le-feu menées avec le soutien des États-Unis, les résolutions de l’ONU et les enquêtes de la Cour pénale internationale ne sont qu’un faux-semblant diplomatique alors que les Américains et les autres puissances impérialistes continuent à armer et soutenir l’État sioniste. Pendant ce temps, Israël se rapproche de l’objectif des sionistes : occuper toute la Palestine, du Jourdain jusqu’à la mer.

Alors même que s’abat cette catastrophe, la plupart des militants de gauche, faisant écho aux nationalistes palestiniens, affirment stupidement que la lutte progresse favorablement et qu’elle est sur la voie de la victoire. On entend souvent scander « la Palestine est presque libre ». Il est vrai que la cause palestinienne est très populaire, qu’Israël a perdu plusieurs centaines de soldats et que sa réputation internationale en a pris un coup. Mais ce à quoi font face les Palestiniens, c’est l’anéantissement, pas la libération. Pour faire avancer la lutte palestinienne, il faut commencer par dire la vérité sur la situation actuelle. La plupart des groupes marxistes au niveau international sont loin de le faire : ils acclament le mouvement alors qu’il court à la défaite. Au lieu de lutter pour changer de trajectoire, ils se mettent à la remorque de la direction du mouvement, qu’elle soit libérale ou nationaliste. En conséquence, alors même que les marxistes autoproclamés sont omniprésents dans cette lutte, ils n’ont eu pratiquement aucune incidence sur son résultat.

Ce n’est pas un problème nouveau, loin de là : ce n’est qu’un exemple de plus de l’incapacité du mouvement marxiste, depuis cent ans, à élaborer une stratégie révolutionnaire pour la lutte de libération palestinienne. Depuis les zigzags du Parti communiste de Palestine (PCP) des premières années jusqu’à l’adulation envers l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) de Yasser Arafat dans les années 1970, en passant par le soutien de Staline à la Nakba en 1948, le mouvement marxiste traîne le poids d’une histoire désastreuse sur la question palestinienne. Il n’a jamais réussi à se constituer en pôle sérieux d’opposition au sionisme, au nationalisme et à l’impérialisme. Aujourd’hui plus que jamais, il est urgent de tirer les leçons de ces échecs et de tracer une perspective pour vaincre l’État sioniste et ouvrir la voie à la libération et à l’émancipation sociale des Palestiniens.

C’est là le but du présent document. Sur la base d’une analyse matérialiste de la question palestinienne, nous allons expliquer la cause des échecs passés en montrant une véritable voie vers la victoire.

La nature de la question palestinienne

Pour comprendre la question palestinienne, il faut étudier son origine et son évolution. Pendant la Première Guerre mondiale, les Britanniques s’étaient emparés de la Palestine en l’arrachant à l’Empire ottoman en décomposition. À cette époque la population juive n’était qu’une petite minorité, pour la plupart installée depuis longtemps dans la région. Mais avec la Déclaration Balfour de 1917 les Britanniques accordèrent leur soutien au projet colonial sioniste consistant à découper un « foyer national » juif dans la chair de ce pays arabe. Cette déclaration était une manœuvre cynique visant à attiser un conflit national dans la région afin de renforcer la domination britannique. Des colons juifs européens émigrèrent en Palestine, achetèrent des terres aux grands propriétaires fonciers arabes et en chassèrent de nombreux paysans. Comme le sionisme avait besoin pour survivre du soutien direct de l’impérialisme – d’abord britannique puis américain –, la colonie de peuplement juive se construisit comme une forteresse de la réaction impérialiste dirigée contre le reste du Moyen-Orient.

Le sionisme était depuis le début une réponse nationaliste réactionnaire à l’oppression des Juifs, reposant sur la spoliation et l’expulsion du peuple palestinien de son pays. Les sionistes arrivèrent en Palestine avec comme mots d’ordre « la conquête du travail » et « la conquête de la terre », sachant pertinemment que pour conquérir le travail et la terre il fallait chasser la population arabe. Les sionistes de droite, qu’on appelait les « révisionnistes », n’ont jamais cessé de poursuivre cet objectif. Le sionisme libéral, qu’on qualifiait autrefois de « socialiste » ou « travailliste », a toujours été hypocrite : il cherche à concilier les nobles principes du « socialisme » et de la démocratie libérale avec la logique génocidaire du projet sioniste.

Naturellement, l’expansion sioniste de la première moitié du XXe siècle provoqua une réaction croissante de la part de la population arabe ; des révoltes de plus en plus violentes éclataient. C’est dans ces luttes que les Palestiniens développèrent une conscience nationale distincte de celle des populations arabes du reste de la région. Initialement, les dirigeants de la lutte palestinienne provenaient des élites arabes traditionnelles, dont les intérêts étaient directement menacés par les sionistes. Mais ces élites étaient elles aussi liées aux Britanniques, qui garantissaient leur position privilégiée par rapport aux masses arabes. Depuis les élites traditionnelles des premières années jusqu’aux nationalistes contemporains, la direction du mouvement palestinien a toujours représenté les intérêts d’une couche supérieure qui est bien obligée d’affronter le projet sioniste mais qui, compte tenu de sa position de classe, est incapable de vaincre l’impérialisme et le sionisme.

L’exploitation brutale des Palestiniens et leur résistance héroïque les placent à l’avant-garde de la lutte contre l’impérialisme au Moyen-Orient. Mais les masses arabes, turques et iraniennes sont divisées, séparées entre des États rivaux gouvernés par des cliques de monarques, de religieux et de dictateurs qui font passer leurs intérêts réactionnaires avant la lutte contre l’impérialisme et le sionisme. Le problème historique du mouvement de libération palestinien, c’est qu’il cherche le soutien de ces couches privilégiées au lieu d’unifier toute la population laborieuse du Moyen-Orient dans une lutte contre ses propres dirigeants et leurs maîtres impérialistes. Ce problème est inhérent au nationalisme : il ne voit les conflits qu’à travers le prisme des antagonismes nationaux. Ainsi, les nationalistes palestiniens ne peuvent concevoir la lutte que contre la nation israélienne tout entière – une bataille qu’ils ne peuvent gagner –, s’appuyer sur les régimes arabes – sur lesquels ils ne peuvent compter – et manœuvrer entre les différentes grandes puissances qui bénéficient directement de l’oppression des Palestiniens.

Le nœud de la question palestinienne, c’est que deux nations revendiquent le même territoire et qu’aucune des deux n’a d’autre endroit où aller. On ne peut remédier aux injustices historiques infligées aux Palestiniens en créant un État palestinien croupion, établi sur un lambeau du territoire historique de la Palestine et sous la menace permanente d’un État sioniste beaucoup plus puissant. On n’y arrivera pas non plus en confrontant la nation israélienne tout entière, qui ne manquera pas de se battre jusqu’à la mort pour son existence nationale. Il faut au contraire briser l’État sioniste de l’intérieur en coupant le lien qui enchaîne les masses laborieuses au projet sioniste. Pour y parvenir, il faut faire appel aux intérêts de classe des travailleurs d’Israël, qui sont eux-mêmes exploités par la bourgeoisie sioniste et dont les conditions de vie sont dégradées par l’oppression des Palestiniens et par le rôle de pions de l’impérialisme qu’on leur fait jouer dans la région. L’émancipation de la classe ouvrière israélienne passe par la libération nationale de la Palestine. Comme l’écrivait Engels, une nation qui en opprime une autre ne peut être libre.

Au cœur de la question palestinienne se trouve un problème national, mais ce problème ne peut être résolu dans un cadre strictement national. Le moindre pas vers la libération de la Palestine se heurte à tout l’ordre capitaliste au Moyen-Orient. De ce fait, il est évident que la lutte de libération palestinienne a besoin d’une direction révolutionnaire qui puisse fusionner la cause nationale et l’émancipation sociale de la classe ouvrière dans toute la région. Autrement dit, le programme trotskyste de la révolution permanente. C’est sur la base de cette approche que nous allons chercher à faire le bilan du mouvement marxiste sur la question palestinienne.

La question juive : Communisme contre sionisme

Le mouvement marxiste a des bases solides sur la question nationale et sur la question juive. Pendant la Deuxième Guerre mondiale, le trotskyste belge Abraham Léon avait développé une analyse marxiste de l’oppression des Juifs (Conception matérialiste de la question juive, Pionniers, 1946). Il y expliquait comment, sous le féodalisme, les Juifs avaient assuré une fonction économique spécifique comme prêteurs d’argent, qui devint superflue sous le capitalisme. En Europe de l’Ouest, les révolutions bourgeoises ouvrirent les portes des ghettos, et l’assimilation des Juifs sembla être un fait accompli.

Mais en Europe de l’Est, quand l’effondrement de la société féodale priva les Juifs de la base matérielle de leur existence, il n’y avait pas d’industrialisation à grande échelle qui aurait permis à ces millions d’intermédiaires devenus inutiles de s’intégrer dans le prolétariat. En particulier dans la « Zone de résidence », la région occidentale de l’Empire russe, les Juifs vivaient dans la misère des shtetels (villages juifs) et étaient victimes de fréquents pogroms. Une petite partie de la population juive devint capitaliste ou prolétarienne ; une part plus importante émigra, rompant ainsi la tendance à l’assimilation dans les pays occidentaux. La plus grande partie des Juifs restèrent réduits à la condition misérable de petits marchands « étouffés entre deux systèmes : le féodalisme et le capitalisme, dont chacun accentue la putréfaction de l’autre », comme l’écrivait Abraham Léon.

La Révolution bolchévique de 1917 libéra les Juifs de l’Empire russe, conduisant beaucoup d’entre eux à se ranger derrière l’étendard du communisme et à s’éloigner du sionisme. Ils voyaient leur avenir dans la destruction du vieil ordre économique, qui ne leur accordait aucune place, et dans la construction d’une nouvelle société socialiste. Le communisme et le sionisme étaient naturellement opposés, et l’Internationale communiste (IC) des premières années lutta contre l’influence du sionisme. Comme l’expliquaient les « Thèses et additions sur les questions nationale et coloniale » du IIe Congrès de l’IC en 1920 :

« Comme exemple frappant des duperies pratiquées à l’égard de la classe des travailleurs dans les pays assujettis par les efforts combinés de l’impérialisme des Alliés et de la bourgeoisie de telle ou telle nation, nous pouvons citer l’affaire des sionistes en Palestine, où, sous prétexte de créer un État juif, en ce pays où les juifs sont en nombre insignifiant, le sionisme a livré la population indignée des travailleurs arabes à l’exploitation de l’Angleterre. »

Manifestes, thèses et résolutions des quatre premiers congrès de l’Internationale communiste, Librairie du travail, 1934

Suite à la demande d’adhésion au Comintern du groupe Poale Zion (Travailleurs de Sion), le Comité exécutif de l’IC lui écrivit dans une lettre d’août 1921 que « votre mouvement renferme des tendances incompatibles avec les principes de l’Internationale Communiste ». La lettre s’opposait à l’idée que la colonisation juive en Palestine puisse être émancipatrice et insistait que « le rejet absolu de cette idée : telle est la condition primordiale que nous nous voyons contraints de vous imposer » (Bulletin du Comité exécutif de l’Internationale communiste n° 2, 20 septembre 1921). De plus, la lettre exigeait que Poale Zion s’oppose à l’émigration juive en Palestine et prenne le nom de « Parti communiste de Palestine » afin de témoigner de sa détermination à représenter non seulement les travailleurs juifs mais aussi les masses laborieuses arabes. Quand la majorité de Poale Zion refusa d’accepter ces conditions, l’Internationale communiste expliqua qu’elle avait été « prête à consentir au prolétariat israélite de larges concessions pour ce qui concerne l’organisation et la propagande, afin de lui faciliter sa marche vers le communisme ». Elle ajoutait : « Après le rejet des conditions d’admission proposées, les seules relations qui puissent exister entre les communistes et le Poaley Sion sont celles du combat le plus acharné » (« Le Poaley Sion et l’Internationale – L’Exécutif de l’IC aux travailleurs de tous les pays et au prolétariat juif », La Correspondance internationale, 3 août 1922).

Le Parti communiste de Palestine : Entre sionisme et nationalisme arabe

Quand l’adhésion du Parti communiste de Palestine fut acceptée en 1924, les staliniens s’étaient déjà emparés du pouvoir politique en Union soviétique et l’IC avait entamé sa dégénérescence. Auparavant instrument de la révolution mondiale, elle se transformait en auxiliaire de la politique étrangère stalinienne sur la base de la perspective réactionnaire de la construction du socialisme dans un seul pays, coexistant pacifiquement avec l’impérialisme. De ce fait, les interventions de l’IC dans le PCP n’étaient pas motivées par ce qu’il fallait faire pour construire un parti révolutionnaire.

Au moment de sa fondation, le PCP s’opposait officiellement au sionisme mais cette rupture était partielle. Le PCP s’était constitué à partir de l’aile gauche de Poale Zion et ses militants continuaient à s’identifier au sionisme de gauche. Il se composait principalement de colons juifs qui étaient arrivés sans rien connaître de la Palestine et qui n’avaient presque pas conscience de la population qui y vivait. Ses militants se renouvelaient rapidement ; beaucoup, une fois gagnés au communisme, quittaient tout simplement la Palestine pour échapper à « l’enfer sioniste ».

Le PCP chercha bien à favoriser l’unité entre Arabes et Juifs, mais sans s’opposer frontalement au sionisme. Par exemple, le tract publié pour le Premier Mai 1921 par le prédécesseur du PCP appelait les travailleurs arabes à se joindre à la manifestation communiste et déclarait que les travailleurs juifs étaient venus en Palestine comme alliés dans la lutte commune contre les capitalistes arabes et juifs. Dans un contexte où les sionistes chassaient les paysans arabes de leur terre et les ouvriers arabes de leur emploi, cela tombait bien entendu dans l’oreille d’un sourd. L’approche du PCP revenait implicitement à exiger des masses arabes, comme condition préalable à l’unité, qu’elles renoncent à leurs aspirations nationales légitimes ; la lutte contre le sionisme devait être mise de côté pour « s’unir » contre les patrons.

Cette position était complètement à l’opposé de l’approche léniniste de la question nationale. Comme l’expliquait Lénine dans « La révolution socialiste et le droit des nations à disposer d’elles-mêmes » (janvier-février 1916) :

« Le prolétariat des nations oppressives ne peut se contenter de phrases générales, stéréotypées, rabâchées par tous les bourgeois pacifistes, contre les annexions et pour l’égalité en droits des nations en général […]. Il doit revendiquer la liberté de séparation politique pour les colonies et les nations opprimées par “sa” nation. Sinon, l’internationalisme du prolétariat demeure vide de sens et verbal ; ni la confiance, ni la solidarité de classe entre les ouvriers de la nation opprimée et de celle qui opprime ne sont possibles. »

Même si la question posée en Palestine n’était pas la séparation politique, l’argumentation de Lénine reste pleinement valable. La responsabilité des communistes juifs en Palestine était et demeure, d’abord et avant tout, de s’opposer à l’oppression nationale des Palestiniens. C’est seulement sur cette base qu’on peut ne serait-ce que commencer à parler d’unité de classe.

C’est précisément cette leçon que beaucoup de soi-disant communistes rejettent aujourd’hui quand ils lancent des appels à l’unité qui ne prennent pas pour point de départ la libération des opprimés. Lutte ouvrière (LO) est bien connue sur ce plan : elle est fière de défiler dans les rues de Paris derrière des banderoles comme « Contre l’impérialisme et ses manœuvres, contre Netanyahou et le Hamas, prolétaires de France, de Palestine, d’Israël… unissons-nous ! » Encore une fois, l’unité ne se réalisera qu’au travers de la libération nationale palestinienne – une cause que LO rejette. Comme il fallait s’y attendre, LO enjolive aussi l’histoire du PCP des premières années.

Du milieu des années 1920 au milieu des années 1930, l’IC intervint pour obliger le PCP à s’orienter vers la majorité arabe. C’était effectivement nécessaire, mais les staliniens mirent en œuvre cette politique par des méthodes bureaucratiques et au service d’objectifs réformistes. L’IC finit par exiger des militants du PCP qu’ils réadhèrent au parti en s’engageant à soutenir son arabisation, et elle remplaça la majorité de sa direction juive par des Arabes. Au niveau politique, ce tournant s’accompagna de zigzags entre des dénonciations catégoriques et stériles de la direction nationaliste arabe, qualifiée de « tout simplement un instrument de la réaction », et une attitude totalement conciliatrice envers ces mêmes dirigeants (cité par Joel Beinen dans « Le Parti communiste de Palestine 1919-1948 », MERIP Reports, mars 1977).

Ces changements dans le parti coïncidèrent avec l’arrivée au pouvoir d’Hitler en Allemagne, qui provoqua un flot d’émigrés juifs allemands vers la Palestine. De 1933 à 1936, plus de 130 000 Juifs arrivèrent en Palestine et le Yichouv, l’entité constituée par l’ensemble des colons juifs, connut une croissance d’environ 80 %. Cela porta les tensions entre Juifs et Arabes à un niveau inégalé, conduisant à la Grande Révolte arabe de 1936-1939, un soulèvement qui fut marqué par des manifestations, des révoltes paysannes, une grève générale et une insurrection armée.

Les communistes palestiniens soutinrent la direction de cette révolte ; au début ils mirent toute leur influence au service du mufti de Jérusalem Amin al-Husseini, qui en avait pris la tête. Le PCP salua en lui une figure « appartenant à l’aile la plus extrêmement anti-­impérialiste du mouvement nationaliste » (cité par Ghassan Kanafani dans La révolte de 1936-­39 en Palestine, Committee for Democratic Palestine, 1972). Le PCP enjolivait la réalité, c’est le moins qu’on puisse dire. À la tête d’une famille de riches propriétaires fonciers, al-Husseini avait été nommé en 1921 par le haut-commissaire britannique, qui le considérait comme un maillon essentiel pour maintenir la stabilité en Palestine. Al-Husseini était loyal envers l’Empire britannique mais il considérait le projet sioniste comme une menace pour l’élite arabe qu’il représentait, ce qui le conduisit initialement à prendre la tête de la révolte. Mais à mesure que le mouvement se développait, les ouvriers et les paysans insurgés commençaient à menacer les intérêts des grands propriétaires fonciers, une classe à laquelle il appartenait. En conséquence, le mufti conclut en 1936 un accord avec les Britanniques pour mettre fin à la grève générale et il les aida à réprimer la première phase de la Révolte arabe.

Le PCP avait parfaitement raison de soutenir cette révolte et même de lutter aux côtés du mufti. Mais il fallait le faire de façon critique, en montrant aux masses à chaque étape comment le mufti freinait la lutte, y compris de par son antisémitisme qui empêchait de gagner à la cause les travailleurs juifs. Au lieu de cela, le PCP accorda son soutien à ce dirigeant clérical, qui non seulement conduisit le mouvement à la défaite mais en plus présida carrément à des massacres de communistes. Dans « Le Parti communiste de Palestine 1919-1948 », Beinen montre que la liquidation du PCP dans le mouvement nationaliste alla jusqu’à demander à ses militants juifs de participer à des actions terroristes contre la communauté juive.

Il n’est pas étonnant que la politique du PCP n’ait pas été très populaire auprès de sa base juive. Elle déchira le parti. Reflétant des divisions nationales croissantes au sein du parti, le Comité central du PCP créa une nouvelle structure appelée la Section juive. Cette section critiquait le soutien trop zélé à la Révolte arabe et elle s’adapta de plus en plus au sionisme. Invoquant l’existence de « cercles progressistes au sein du sionisme », elle appela à un front populaire avec des groupes et des partis sionistes. Finalement le Comité central, dirigé par des Arabes, exigea la dissolution de la Section juive. Celle-ci refusa, ce qui conduisit à une scission.

La répression de la révolte de 1936-1939 consolida la base militaire et économique pour un État sioniste séparé. L’impérialisme britannique utilisa la Haganah, une milice sioniste forte de plus de 10 000 hommes, pour réprimer le soulèvement. Près de 10 % des hommes arabes palestiniens furent tués, blessés, emprisonnés ou exilés, y compris le mufti et presque toute la direction nationaliste palestinienne. En même temps, un réseau de routes fut construit pour relier les principales colonies sionistes ; ce réseau allait constituer plus tard un élément essentiel de l’infrastructure de l’économie sioniste. La route principale entre Haïfa et Tel Aviv fut goudronnée, le port de Haïfa fut agrandi et dragué et l’on construisit à Tel Aviv un port qui signifia l’arrêt de mort du port arabe de Jaffa. De plus, les sionistes monopolisèrent les contrats pour approvisionner les troupes britanniques qui avaient commencé à affluer en Palestine au début de la Deuxième Guerre mondiale.

Ce nouveau conflit accéléra la trajectoire catastrophique suivie par le PCP : en particulier, suivant les ordres de Staline, il enjoignit aux Palestiniens tout comme aux Juifs de se battre aux côtés des Britanniques dans la guerre « démocratique » contre l’Allemagne fasciste. Dans une polémique contre le petit groupe des trotskystes en Palestine, écrite juste avant la guerre, Léon Trotsky insista sur l’importance de s’opposer aux deux camps impérialistes :

« Faut-il renoncer au défaitisme révolutionnaire dans les pays non fascistes ? C’est là le nœud de la question ; c’est là-dessus que l’internationalisme révolutionnaire tient bon, ou s’effondre.

« Par exemple, les 360 millions d’Indiens doivent-ils renoncer à toute tentative d’utiliser la guerre pour leur propre libération ? Leur insurrection, en pleine guerre, contribuerait sans doute à la défaite de la Grande-Bretagne. Mieux, dans le cas d’une insurrection aux Indes […], les ouvriers britanniques devraient-ils la soutenir ? Ou seraient-ils, au contraire, tenus de pacifier les Indiens, de les bercer afin de les endormir, et ce, pour la cause de la lutte de l’impérialisme britannique “contre le fascisme” ? Quelle route suivre ? »

− « Un pas vers le social-patriotisme », mars 1939

Trotsky touchait là précisément au problème qui divisait le PCP. Effectivement, le soutien à l’impérialisme britannique était impopulaire parmi ses militants arabes. Même s’ils ne s’opposaient pas forcément au soutien des staliniens à l’impérialisme britannique dans cette guerre, ils ne pouvaient pas avaler le fait que le PCP recrute des Arabes pour l’armée britannique détestée. En quelques années, cette divergence et des divisions nationalistes de plus en plus profondes conduisirent les militants arabes du PCP à scissionner et à fonder une nouvelle organisation de gauche, la Ligue de libération nationale. Le PCP était une fois encore réduit à ses militants juifs. Cette nouvelle capitulation prépara le terrain à ce qui allait devenir la trahison la plus importante du PCP : son soutien à Israël pendant la Nakba.

Le soutien à la Nakba : La grande trahison de Staline

À la fin de la Deuxième Guerre mondiale, l’Empire britannique était en train de s’effondrer sous le poids de son effort de guerre et des difficultés à maintenir son empire colonial. Cela conduisit au retrait britannique de Palestine, l’autorité sur le territoire étant transférée aux Nations unies. En 1947, l’Assemblée générale de l’ONU adopta un plan de partition qui divisait la Palestine entre un État arabe et un État israélien. On accorda au second une grande partie du territoire, dont beaucoup de zones habitées par une population majoritairement arabe.

Pour les sionistes ce n’était pas assez. Dès que l’ONU eut voté la partition de la Palestine, ils déclenchèrent une offensive qui aboutit au déplacement de plus de 700 000 Palestiniens et à la conquête de 78 % du territoire de la Palestine historique. Des villes entières furent vidées de leurs habitants palestiniens, et leurs vergers, leurs installations industrielles, leurs transports, leurs usines, leurs maisons et autres biens furent confisqués. Les Palestiniens appellent ce nettoyage ethnique massif, qui donna naissance à Israël, la Nakba – la catastrophe.

Le déclenchement de l’offensive sioniste secoua tout le monde arabe. Dans son livre The Hundred Years’ War on Palestine (Henry Holt and Company, 2020), Rashid Khalidi explique comment se déroula cette tragédie :

« Dans cette première phase de la Nakba avant le 15 mai 1948, un nettoyage ethnique méthodique provoqua l’expulsion et le départ en catastrophe d’environ 300 000 Palestiniens au total, ainsi que la dévastation de beaucoup de centres urbains essentiels pour la majorité arabe sur le plan économique, politique, administratif et culturel. La deuxième phase débuta après le 15 mai, quand la nouvelle armée israélienne vainquit les armées arabes qui étaient entrées dans la guerre. En décidant tardivement d’intervenir militairement, les gouvernements arabes agissaient sous l’intense pression de l’opinion publique arabe, profondément troublée par la chute successive des villes et des villages palestiniens et par l’arrivée de vagues de réfugiés dépossédés dans les capitales des pays voisins. »

Comme l’explique Khalidi, la Ligue arabe (une coalition réunissant principalement l’Égypte, la Transjordanie, l’Irak et la Syrie) était intervenue contre Israël. Le roi de Transjordanie Abdallah 1er joua un rôle central dans ce conflit. Après avoir initialement intrigué avec les Britanniques et les sionistes pour empêcher la formation d’un État palestinien et pour annexer une partie de la Palestine, il fut finalement poussé à la confrontation avec Israël. Il représentait la force militaire la plus sérieuse de la coalition. Son rôle traître contribua grandement à la défaite de la coalition, défaite qui scella le sort des Palestiniens.

Mais le roi Abdallah n’avait jamais prétendu être un révolutionnaire marxiste. Joseph Staline, lui, a trahi la cause palestinienne au nom du communisme et de l’Union soviétique. Ce fut Staline, avec le président américain Truman, qui fit pression pour que l’ONU adopte la résolution sur la partition. Et l’Union soviétique fut le premier pays à reconnaître officiellement l’État d’Israël. Pour Abba Eban, futur ministre des Affaires étrangères israélien, la reconnaissance soviétique représentait « une incroyable opportunité ; en un instant, tous nos plans sur la discussion à l’ONU ont complètement changé ». Au-delà des trahisons diplomatiques, le bloc soviétique envoya de 1948 à 1949 des armes à la Haganah par l’intermédiaire de la Tchécoslovaquie, fournissant ainsi un équipement indispensable aux milices sionistes qui ravageaient les villes et les villages palestiniens.

Le soutien de l’Union soviétique à la Nakba fut une trahison de proportions historiques, tout particulièrement parce que l’URSS était considérée dans le monde entier comme la direction de la classe ouvrière et de la révolution coloniale. Naturellement, les divers partis communistes et organisations staliniennes qui aujourd’hui participent aux manifestations pour la Palestine escamotent ou nient cet héritage lamentable. Par exemple, le Parti communiste de Grèce (KKE) refuse de reconnaître ce crime ; il écrit que « le massacre des Juifs par les nazis, l’antisémitisme promu avant la Seconde Guerre mondiale par les classes bourgeoises dans de nombreux pays capitalistes ont conduit à l’acceptation par l’URSS et le mouvement ouvrier mondial de la création de l’État d’Israël, à côté d’un État de Palestine » (« Brèves réponses sur des questions idéologico-politiques d’actualité à propos de l’attaque d’Israël et le massacre dans la bande de Gaza contre le peuple palestinien », inter.kke.gr, 20 novembre 2023).

Les trotskystes et la Nakba : Sionisme et centrisme

Outre le Parti communiste, il existait aussi en Palestine un petit noyau trotskyste. Venant principalement du sionisme, avec lequel ils ne rompirent jamais complètement, ces militants étaient organisés à la fin des années 1930 dans la Ligue communiste révolutionnaire (LCR). Tony Cliff, un des dirigeants de la LCR, était issu d’une famille sioniste éminente dans la Palestine sous occupation britannique, et dans sa jeunesse il avait adhéré à une organisation sioniste travailliste. Dans les années 1950, Cliff vivait en Grande-Bretagne ; devenu l’un des dirigeants du groupe Socialist Review, précurseur du Socialist Workers Party, il soutenait alors avec enthousiasme le nationalisme arabe. Mais en 1938, Cliff tenait un tout autre discours : « Il est évident que les Britanniques savent parfaitement comment exploiter les besoins élémentaires de l’ouvrier juif, à savoir l’immigration et la colonisation ; ni l’un ni l’autre n’est en contradiction avec les vrais besoins des masses arabes » (« La politique britannique en Palestine », The New International, octobre 1938, souligné par nous). Il va sans dire que l’immigration massive de Juifs en Palestine et la colonisation de celle-ci étaient bel et bien en contradiction avec les vrais besoins des masses arabes. Ces mots sont d’autant plus révélateurs qu’ils furent écrits au beau milieu de la Grande Révolte arabe contre la colonisation sioniste.

Ces positions ne faisaient pas l’unanimité dans le mouvement trotskyste. Les trotskystes sud-africains critiquèrent vivement Cliff :

« Les apologistes critiques du sionisme venant de la “gauche”, qui se disent socialistes et communistes, aiment parler de Marx et de dialectique, mais leur socialisme n’est pas plus profond que leur épiderme. Ils sont choqués que la colère des Arabes se tourne non seulement contre l’impérialisme britannique mais aussi contre les Juifs en Palestine. Ces libéraux sont incapables de comprendre pourquoi les Arabes, alors qu’ils font face à un front unique sioniste de la bourgeoisie et des travailleurs, un front unique hostile, allié à leur ennemi l’impérialisme britannique et le soutenant, en tirent la conclusion que tous les Juifs en Palestine sont des sionistes et par conséquent leurs ennemis. Cette conclusion est évidemment erronée, mais où sont les signes qui pourraient le faire comprendre aux Arabes ? »

− « Le sionisme et la lutte arabe », novembre 1938, reproduit dans The New International, février 1939

C’était là une critique clairvoyante, mais elle ne fut jamais intégrée à la pratique ni au programme des trotskystes en Palestine.

Les difficultés qu’eut le mouvement trotskyste international à élaborer un programme correct sur la question de la Palestine étaient dues en grande partie au fait qu’il avait été décimé pendant la Deuxième Guerre mondiale. Trotsky lui-même avait été assassiné en 1940 sur ordre de Staline, et beaucoup des cadres les plus expérimentés de la IVe Internationale, comme Abraham Léon, avaient été tués par les staliniens ou par les nazis. Le mouvement trotskyste sortit de la guerre affaibli et désorienté par les profonds changements qui se produisaient dans le monde. En ce qui concerne la Palestine et la question juive, ce mouvement affaibli subissait une forte pression pour s’accommoder du sionisme : on était au lendemain de l’Holocauste et des centaines de milliers de survivants, interdits d’entrer dans les pays impérialistes, croupissaient dans des camps de personnes déplacées. Ces pressions étaient d’autant plus fortes que les staliniens, les sociaux-démocrates et la plupart du mouvement syndical américain et européen soutenaient la création d’Israël.

<>La désorientation des trotskystes se refléta dans le « Projet de thèses sur la question juive après la IIème guerre impérialiste » de 1947. Ces thèses, rédigées par Ernest Mandel, un des dirigeants de la IVe Internationale, contiennent beaucoup d’arguments corrects, dont notamment ceci :

« Si donc la IVème Internationale doit faire tout son possible pour déconseiller aux réfugiés juifs l’émigration vers la Palestine, si dans le cadre d’un mouvement de solidarité mondiale, elle doit essayer de leur faire ouvrir les portes d’autres pays, et les avertir que la Palestine constitue pour eux un véritable guet-apens, elle doit dans sa propagande concrète, en face de la question de l’immigration juive, partir de la souveraineté de la population arabe. »

– Bulletin intérieur du secrétariat international de la IVème Internationale, octobre 1947, reproduit dans les Cahiers du C.E.R.M.T.R.I. n° 63, décembre 1991

Mais ces Thèses affirmaient aussi que la création d’un État sioniste était utopique, alors même que les bases militaires et économiques de l’État d’Israël avaient déjà été jetées. Elles appelaient aussi les masses arabes à utiliser les attaques contre les Britanniques pour « opposer chaque fois concrètement la revendication du retrait immédiat des troupes britanniques ». Mais ces attaques étaient perpétrées par l’Irgoun, une milice ultra-sioniste, contre des restrictions à l’immigration juive ! Les Thèses ne reconnaissaient pas que les Britanniques étaient en réalité en train de se retirer de Palestine et que le terrorisme sioniste était le précurseur du déplacement en masse des Palestiniens.

Quant à la Nakba elle-même, la capitulation la plus flagrante devant le sionisme fut le fait du Workers Party (WP) de Max Shachtman aux États-Unis. Le WP soutenait la création d’Israël en prétendant que la guerre de ce dernier contre les pays arabes était une guerre de libération nationale. Il salua la Déclaration d’indépendance israélienne et dénonça en ces termes l’intervention des États arabes :

« En envahissant les défenses [d’Israël] et en menaçant son indépendance, l’offensive réactionnaire a été menée par certaines des monarchies et des dynasties les plus arriérées et les plus réactionnaires du monde, les oppresseurs semi-féodaux du peuple arabe.

« Cette invasion réactionnaire a été déclenchée dans un seul but – précisément pour priver le peuple israélien de son droit d’autodétermination. »

− Hal Draper, « Comment défendre Israël », The New International, juillet 1948

Cette politique sioniste réactionnaire était le résultat direct de la scission entre le WP et les trotskystes du Socialist Workers Party (SWP) aux États-Unis en 1940. Cette scission, provoquée par le refus de Shachtman et de sa clique de défendre l’Union soviétique, reflétait les pressions de l’opinion publique petite-bourgeoise, en particulier dans le milieu socialiste juif new-yorkais.

Quant à la IVe Internationale, au moins elle s’opposa au plan de l’ONU pour la partition de la Palestine. Le Revolutionary Communist Party britannique écrivit par exemple que « la partition de la Palestine est réactionnaire à tous points de vue – ni les Juifs ni les masses arabes n’ont quoi que ce soit à y gagner » (Socialist Appeal, décembre 1947). De son côté, le SWP américain publia un éditorial affirmant à juste titre que les Juifs « ne peuvent pas se tailler un État aux dépens des droits nationaux des peuples arabes. Il ne s’agit pas là d’autodétermination, mais de la conquête du territoire d’un autre peuple » (The Militant, 31 mai 1948, souligné par nous).

Toutefois, dans la guerre entre les sionistes et la Ligue arabe, la IVe Internationale refusa de prendre parti pour les Arabes ; elle dénonça les deux camps, qui pour elle étaient tout aussi réactionnaires. Le même éditorial du SWP affirmait :

« Les dirigeants arabes ne mènent pas non plus une lutte progressiste pour l’indépendance nationale et contre l’impérialisme. Avec leur guerre contre les Juifs, ils tentent de détourner la lutte contre l’impérialisme et d’utiliser les aspirations à la libération nationale des masses arabes pour étouffer l’opposition sociale à leur pouvoir tyrannique. »

En Palestine, la LCR développa la même position dans un éditorial intitulé « Contre le courant » : « Nous disons aux travailleurs juifs et arabes : l’ennemi est dans votre propre camp ! » (Fourth International, mai 1948).

C’était totalement faux. La guerre de 1948 était une guerre d’expansion nationale menée par les sionistes contre la population arabe palestinienne. Malgré la nature réactionnaire du roi Abdallah et des autres dirigeants arabes et malgré toutes leurs machinations, ils luttaient objectivement contre le nettoyage ethnique des Palestiniens. Il est tout simplement faux de prétendre que la victoire de la Ligue arabe aurait été tout aussi réactionnaire que celle d’Israël. Pour les Palestiniens, une victoire arabe leur aurait permis de rester sur ce qui était historiquement leur terre. Si la guerre s’était d’une façon ou d’une autre transformée en guerre d’oppression contre la population juive, son caractère aurait changé, ce qui aurait appelé une réponse différente. Mais il ne fut jamais le moins du monde question de cela.

À l’époque comme aujourd’hui, certains ont argumenté que les liens entre la Ligue arabe et l’impérialisme britannique étaient la preuve que dans cette guerre les deux camps étaient réactionnaires. Il est vrai qu’Israël tout comme le camp arabe étaient soutenus, dans une mesure ou une autre, par diverses puissances impérialistes. Mais c’était un facteur secondaire. Cette guerre n’avait pas pour objet la concurrence de diverses ambitions impérialistes dans la région mais l’expulsion des Palestiniens de leur terre. La guerre de 1948 et toutes celles qui l’ont suivie – 1967, 1973, 1982, etc. – étaient des guerres d’expansion de la part des sionistes. La seule position juste pour les marxistes dans ces conflits était de soutenir le camp de la Palestine et des Arabes.

Les trotskystes ont refusé en 1948 de le faire, capitulant ainsi devant le sionisme face à la Nakba – une trahison totale. Pourtant, presque tous les trotskystes actuels y voient un exemple à suivre, ce qui rend impossible une intervention révolutionnaire aujourd’hui : c’était le cas de notre organisation (jusqu’à récemment), et ça l’est toujours pour l’Internationale communiste révolutionnaire, les deux Tendances bolchéviques, la Ligue pour la Quatrième Internationale et la Fraction Trotskyste pour la Quatrième Internationale. Révolution permanente (qui fait partie de cette dernière Internationale) écrit ainsi : « Nous pensons que les trotskystes juifs palestiniens de la fin des années 1940 avaient la seule vision réaliste pour résoudre le conflit » (« La farce de la “solution à deux États” et la perspective socialiste pour la Palestine », revolutionpermanente.fr, 24 décembre 2023). Nous laissons à Révolution permanente le soin d’expliquer comment une position défaitiste sur la Nakba a contribué en quoi que ce soit à résoudre le conflit.

La Ligne verte

Les frontières établies suite à la victoire israélienne dans la guerre de 1948 constituent ce qu’on appelle la « Ligne verte » et ont été reconnues par la Résolution 242 du Conseil de sécurité de l’ONU après la guerre de 1967. Cette résolution est devenue une pierre angulaire du conflit israélo-palestinien ; elle a servi de base aux traités de paix conclus par Israël avec l’Égypte (1979) et la Jordanie (1994), aux accords d’Oslo de 1993 et à toutes les discussions sur une solution à deux États. Voici ce que Nayef Hawatmeh, dirigeant du Front démocratique pour la libération de la Palestine, écrivait à juste titre sur la Résolution 242 :

« L’acceptation de cette résolution implique directement :

« (1) L’approbation de la conquête et des pertes de territoires qu’a subies le peuple de Palestine en 1948.

« (2) La liquidation du mouvement de résistance palestinien pour garantir les frontières de l’État d’Israël.

« (3) La perpétuation de l’existence d’un État expansionniste étroitement lié à l’impérialisme américain en vertu des intérêts communs des deux parties à préserver l’existence d’Israël en tant qu’instrument d’expansion et de répression du mouvement de libération nationale au Moyen-Orient. »

− « Une solution démocratique au problème de la Palestine », 12 janvier 1970, reproduit dans la brochure du FDPLP The August Program and a Democratic Solution, non datée

Il devrait clairement découler de tout cela qu’on ne peut parler de libération de la Palestine sur la base de la Ligne verte et de la Résolution 242. Mais les libéraux propalestiniens comme le mouvement BDS, les sionistes libéraux comme Norman Finkelstein et le groupe Goush Shalom, ainsi que les réformistes comme le KKE défendent la Ligne verte, qui constitue pour eux les frontières légitimes d’Israël. Cet argument vise à créer une fausse distinction entre les terres volées aux Palestiniens pendant la guerre de 1948 et celles qui l’ont été dans les phases d’expansion ultérieures. Ce sont donc alors seulement les territoires occupés après 1967 qui sont considérés comme des « territoires occupés ». Il est facile pour des sionistes libéraux fortunés habitant à Tel Aviv de parler avec mépris des Juifs plus pauvres qui vivent en Cisjordanie en les qualifiant de « colons ». La réalité, c’est que l’État d’Israël tout entier est une colonie de peuplement bâtie sur la dépossession des Palestiniens. Les 700 000 colons de Cisjordanie, dont certains vivent là depuis des décennies, ne sont pas fondamentalement différents de ceux qui vivent dans le reste d’Israël.

Au-delà de permettre aux sionistes libéraux à Tel Aviv ou New York d’avoir bonne conscience, le fait de s’opposer uniquement aux expansions israéliennes d’après 1967 nourrit l’illusion qu’il pourrait y avoir une solution à la question palestinienne en forme de demi-mesure réformiste où les Israéliens ouvriraient les yeux, se retireraient derrière la Ligne verte et laisseraient les Palestiniens construire un État-croupion. Croire à cela, c’est ne rien comprendre au projet sioniste, dont les défenseurs lutteront jusqu’à la mort pour chaque centimètre carré de la « terre promise » volée aux Palestiniens.

Avancer des mots d’ordre comme « la fin de l’occupation » et « soldats israéliens et colons, hors des territoires occupés » (en référence aux seuls territoires au-delà de la Ligne verte), c’est accepter implicitement la légitimité de l’État d’Israël. Il faut évidemment résister militairement aux empiétements de colons fanatiques sur les terres palestiniennes, et de façon plus générale à l’occupation. Mais croire que le problème des 700 000 colons qui occupent la Cisjordanie pourrait être résolu sans briser l’État d’Israël est une dangereuse illusion que les sionistes peuvent exploiter pour lier les mains du mouvement palestinien.

La tradition spartaciste

Nous devons aborder ici l’héritage entaché de notre propre tendance sur la question de la Palestine. La Tendance révolutionnaire, c’est-à-dire l’opposition à l’intérieur du SWP américain qui donna naissance à la Spartacist League dans les années 1960, était dirigée par un groupe de cadres originaires de l’Independent Socialist League de Shachtman. En dépit de leur bataille correcte contre la dégénérescence du SWP, ils apportèrent avec eux la tradition shachtmaniste sur la Palestine. On le voit le plus clairement dans l’article de 1968 « Le conflit israélo-arabe : Retournez les fusils ! » (Spartacist n° 11, mars-avril 1968, en anglais), qui non seulement adoptait rétrospectivement une position de soutien à Israël dans la guerre de 1948 mais de plus préconisait le défaitisme des deux côtés dans la guerre d’expansion sioniste de 1967. Cet article réclamait « la signature d’un traité de paix sur la base de la ligne d’armistice de 1949, et ainsi la reconnaissance par les Arabes du droit à l’existence d’une nation hébraïque ».

Cette position pro-israélienne fut modifiée dans un article majeur, « Naissance de l’État sioniste », deuxième partie (Workers Vanguard n° 45, 24 mai 1974) ; la Tendance spartaciste y adopta la ligne un peu moins réactionnaire du SWP sur la guerre de 1948 – le défaitisme des deux côtés. De façon ridicule, nous avions justifié ce changement non pas par le fait que la position antérieure était ouvertement sioniste, mais par l’apparition de « faits nouveaux ».

De plus, cet article développait la soi-disant théorie des peuples interpénétrés : « La question démocratique de l’autodétermination pour chacune des deux nationalités, ou peuples, qui s’interpénètrent géographiquement ne peut être résolue de façon équitable que dans le cadre de la prise du pouvoir par le prolétariat. » Il est vrai que pour résoudre équitablement le conflit palestinien, il faut que le prolétariat prenne le pouvoir. Mais l’objectif de cette théorie était de présenter la lutte pour l’autodétermination des Palestiniens comme illégitime en invoquant l’épouvantail que toute lutte en ce sens violerait le droit à l’autodétermination des Israéliens. Dans ce cadre, la Tendance spartaciste lançait des appels abstraits à l’unité de classe en avançant des mots d’ordre comme « Pas Juifs contre Arabes mais classe contre classe ! » Ces dernières années, la propagande de notre tendance dénonçait fermement la terreur sioniste mais refusait toujours de mettre la question de la libération nationale des Palestiniens au centre de toute perspective révolutionnaire.

La question de l’autodétermination pour Israël est un leurre. Les Israéliens ont déjà un État, dont la raison d’être est d’empêcher les Palestiniens d’avoir le leur. Dans la situation actuelle, refuser de lutter pour l’autodétermination palestinienne au nom de celle des Israéliens revient simplement à défendre le statu quo sioniste. La question qui se pose en réalité est que les Palestiniens doivent exercer leur droit à l’autodétermination d’une manière compatible avec le maintien de l’existence d’une nation juive au Proche-Orient. Ce sera possible seulement sous la forme d’un État unifié binational basé sur la résolution de l’injustice historique commise à l’encontre des Palestiniens, et où les deux nations jouiront des pleins droits démocratiques en matière de langue, de culture et de religion. Un tel État ne pourra être créé qu’en brisant l’État sioniste et par un bouleversement révolutionnaire de toute la région.

La LCI a désormais fermement rejeté la théorie pseudo-marxiste des peuples interpénétrés ; mais d’autres organisations héritières de notre tradition – la Ligue pour la Quatrième Internationale, la Tendance bolchévique et la Tendance bolchévique internationale – continuent à défendre cet héritage de capitulation devant le sionisme.

Le nationalisme arabe et la défaite de 1967

Dans la période suivant la Deuxième Guerre mondiale, des soulèvements anticoloniaux éclatèrent aux quatre coins du monde, du Vietnam à l’Amérique latine en passant par l’Algérie. En Égypte, le coup d’État des Officiers libres en 1952 chassa le roi Farouk, un fantoche britannique, et porta au pouvoir le colonel Gamal Abdel Nasser, un nationaliste radical. En réaction à la défaite subie face à Israël en 1948, Nasser cherchait à libérer l’Égypte de l’impérialisme et à moderniser le pays. Il défendait vigoureusement le nationalisme panarabe et l’unité des États de la Ligue arabe pour chasser les impérialistes et les sionistes de la région. En 1956 Nasser nationalisa le canal de Suez en expropriant ses propriétaires britanniques et français et il y interdit le passage des navires israéliens. Cette action fut extrêmement populaire au Moyen-Orient et dans tout le tiers-monde. En réponse, Israël envahit l’Égypte aux côtés de la Grande-Bretagne et de la France. Mais, confrontées à une forte pression des États-Unis et de l’URSS, les forces d’invasion se retirèrent peu après, subissant une humiliante défaite.

En mai 1967 Nasser ferma à nouveau le canal aux navires israéliens. Israël riposta à nouveau ; il détruisit presque toute l’armée de l’air égyptienne par une frappe préventive et lança ensuite une offensive terrestre dans la péninsule égyptienne du Sinaï ainsi que dans la bande de Gaza alors occupée par l’Égypte. Cela provoqua une nouvelle guerre entre la Ligue arabe et Israël, qui se termina une fois encore par une défaite désastreuse pour les Arabes. À la fin de ce qu’on appela la guerre des Six Jours, Israël s’était emparé du plateau du Golan syrien, de la Cisjordanie jusque-là annexée par la Jordanie (y compris Jérusalem-Est) et de la bande de Gaza. Environ 300 000 Palestiniens, sur un peu moins d’un million, furent expulsés de Cisjordanie ; c’était un nouveau déplacement de population qui devait avoir des conséquences à long terme.

Jusqu’à cette époque, les nationalistes palestiniens avaient placé leurs espoirs de libération dans des régimes arabes comme celui de Nasser. Mais la défaite de 1967 montrait clairement qu’Israël, soutenu par les impérialistes, surpassait de très loin les forces arabes dans une guerre conventionnelle. À la suite de cette défaite, et confrontés aux trahisons sans fin des régimes arabes, les nationalistes palestiniens tirèrent la conclusion qu’ils avaient besoin d’une plus grande indépendance par rapport à leurs parrains et ils intensifièrent leur stratégie de lutte de guérilla inspirée des modèles cubain et vietnamien.

Dans ce contexte, l’OLP de Yasser Arafat devint la principale force du mouvement nationaliste palestinien. Reflétant cette nouvelle orientation, Arafat révisa en 1968 la Charte nationale palestinienne, qui affirma désormais que « l’action des commandos constitue le centre de la guerre de libération populaire palestinienne ». L’OLP avait toujours besoin du soutien des régimes arabes, soutien qu’elle s’assura en adoptant un principe de « neutralité », c’est-à-dire en s’engageant à ne pas critiquer ces régimes. Le Front populaire de libération de la Palestine (FPLP) et le Front démocratique pour la libération de la Palestine, deux organisations plus à gauche s’inspirant du marxisme-léninisme, critiquèrent cette capitulation mais ils partageaient dans l’ensemble la stratégie guérilliste de l’OLP. La fin des années 1960 et les années 1970 furent marquées par une série de détournements d’avions, d’attentats à la bombe et de prises d’otages, dont celle qui se termina par la mort d’athlètes israéliens pendant les Jeux olympiques de Munich en 1972.

Le terrorisme individuel en tant que tactique a toujours été rejeté par le mouvement marxiste, qui base sa perspective sur la mobilisation des masses laborieuses. La nature du conflit palestinien donne à la voie guérilliste un rôle encore plus désespéré et contre-productif. Tout d’abord l’État israélien, contrairement aux « républiques bananières » maintenues par la corruption impérialiste, repose sur le bras armé de toute une nation. Étant donné de plus le soutien massif que l’État d’Israël reçoit de ses parrains impérialistes, les Palestiniens ne peuvent pas le briser par des moyens militaires conventionnels, et encore moins par des tactiques guérillistes. Deuxièmement, les actes terroristes contre des civils israéliens, y compris ceux perpétrés par le Hamas le 7 octobre 2023, n’affaiblissent pas la forteresse sioniste mais au contraire la renforcent en soudant plus étroitement la population à ses dirigeants. Troisièmement, l’objectif de la voie guérilliste en Palestine a toujours été de faire pression sur les régimes arabes ou sur les puissances impérialistes pour qu’ils intercèdent en faveur des Palestiniens – une entreprise futile et suicidaire.

Cela ne veut pas dire que les marxistes rejettent la résistance armée. Bien au contraire. La résistance militaire, y compris dans des fronts uniques avec des forces nationalistes, a une importance cruciale. Mais elle doit faire partie intégrante d’une stratégie révolutionnaire plus large qui doit inclure des efforts pour gagner des secteurs de la société israélienne, notamment la classe ouvrière. Ce n’est pas pour des raisons humanitaires mais parce que c’est une nécessité vitale pour la cause palestinienne. Il n’y a tout simplement pas d’autre choix que de briser Israël de l’intérieur. Même si Israël était vaincu par des moyens purement militaires, il suffit de se souvenir de Massada, où les Juifs assiégés par les Romains choisirent le suicide en masse plutôt que la défaite, pour comprendre ce que les fanatiques sionistes seraient prêts à faire s’ils étaient confrontés à une menace existentielle venant de l’extérieur.

Après 1967, la plus grande partie de la gauche occidentale bascula : après avoir capitulé devant le sionisme libéral, elle se mit à acclamer la résistance nationale palestinienne, y compris en justifiant le guérillisme. Cela empêcha de gagner au communisme les meilleurs militants nationalistes. En fin de compte, une grande partie de cette génération de courageux combattants furent massacrés par le Mossad ; ainsi Ghassan Kanafani, un dirigeant du FPLP, fut assassiné en 1972 avec une bombe placée dans sa voiture.

Aujourd’hui comme alors, il faut s’opposer à la méthode du terrorisme individuel. Au lieu de cajoler les nationalistes palestiniens, le devoir des marxistes est de les gagner à une perspective ouvrière internationaliste. Comme l’expliquait Lénine dans l’article déjà cité :

« D’autre part, les socialistes des nations opprimées doivent s’attacher à promouvoir et à réaliser l’unité complète et absolue, y compris sur le plan de l’organisation, des ouvriers de la nation opprimée avec ceux de la nation oppressive. Sans cela, il est impossible de sauvegarder une politique indépendante du prolétariat et sa solidarité de classe avec le prolétariat des autres pays, devant les manœuvres de toutes sortes, les trahisons et les tripotages de la bourgeoisie. Car la bourgeoisie des nations opprimées convertit constamment les mots d’ordre de libération nationale en une mystification des ouvriers. »

Les socialistes israéliens de Matzpen

L’organisation la plus radicale et antisioniste de la gauche israélienne était Matzpen. Fondé en 1962, ce groupe se développa après la guerre de 1967, quand il commença à affirmer qu’Israël avait été dès sa création un État colonial de peuplement, et à revendiquer l’autodétermination des Palestiniens. Matzpen adopta la position que « c’est la reconnaissance de la nature fondamentale de l’idéologie sioniste et la rupture totale avec celle-ci qui permet d’affirmer une position internationaliste et qui constitue par conséquent la base d’une lutte commune entre révolutionnaires israéliens et palestiniens » (« Escalade militaire au sein de la société israélienne », matzpen.org, 10 février 1972). Toutefois, il ne pensait pas que la classe ouvrière israélienne était capable de rompre avec le sionisme :

« Les luttes de classes, si elles existent bien dans la société israélienne, sont limitées par le fait que cette société dans son ensemble reçoit une aide de l’extérieur. Ce statut privilégié est lié au rôle joué par Israël dans la région, et aussi longtemps qu’Israël continuera à le jouer, il y a peu de chances pour que les conflits sociaux internes prennent un caractère révolutionnaire. Cependant un bouleversement révolutionnaire dans le monde arabe modifierait cette situation. »

– « La nature de classe de la société israélienne », matzpen.org, 15 décembre 1971

Matzpen considérait que son rôle en Israël consistait à attendre que la révolution arabe vienne de l’extérieur. De plus, il pensait que seule la jeunesse israélienne, c’est-à-dire les étudiants et les intellectuels, étaient capables de rompre avec le sionisme, pas la classe ouvrière. Cette approche petite-bourgeoise place ses espoirs dans les idées « progressistes » volatiles de cette couche sociale et non dans les travailleurs qui ont un intérêt matériel à une révolution. De ce fait, l’appel du Matzpen à « dé-sioniser » Israël se résumait à des appels moralistes adressés à la classe moyenne éclairée.

Aujourd’hui, des groupes comme le Socialist Workers Party britannique font l’éloge de Matzpen mais en reprennent le point le plus faible. Ils prétendent que la classe ouvrière d’Israël ne luttera jamais pour la révolution, contrairement aux travailleurs partout ailleurs, parce qu’elle profite de l’oppression des Palestiniens. Ils disent par exemple : « Le salaire moyen des travailleurs israéliens est presque le double de celui des Palestiniens » (« Quel est le rôle de la classe ouvrière israélienne ? », socialistworker.co.uk, 16 janvier 2024).

Il est vrai que les travailleurs israéliens ont un statut privilégié dans la région, du fait de l’alliance d’Israël avec l’impérialisme américain. Mais l’oppression des Palestiniens n’est pas dans l’intérêt de classe des travailleurs israéliens. Les conditions de vie des masses israéliennes sont bien pires qu’en Grande-Bretagne, aux États-Unis ou en Allemagne – Israël arrive deuxième en termes de taux de pauvreté dans les pays développés. Les conditions de vie oppressantes – la militarisation de la société, le rôle dominant de la réaction religieuse, l’oppression raciale, les inégalités criantes – sont toutes le produit de l’oppression des Palestiniens. Cette poudrière théocratique d’oppressions de classe, ethnique et de genre ne tient pour l’essentiel que grâce à l’idéologie sioniste. Il y a bien une base matérielle pour gagner la classe ouvrière israélienne à la révolution et à la libération des Palestiniens, ce qui exige une rupture complète avec le sionisme.

Prenons l’exemple des Juifs arabes, les Mizrahim. Ces Juifs, qui vivaient autrefois dans tout le Moyen-Orient, ont été contraints d’émigrer en Israël par la montée de l’antisémitisme attisé par les régimes arabes ainsi que par des provocations sionistes après la Nakba. En Israël, ils ont été traités comme les sionistes traitaient les autres Arabes, c’est-à-dire comme des sauvages arriérés. Dans les années 1970, les Mizrahim représentaient 50 % de la population juive israélienne. Bien que leur statut fût plus élevé que celui des citoyens palestiniens d’Israël, ils étaient maintenus au bas de l’échelle dans la société juive israélienne par la classe dirigeante ashkénaze et ils étaient condamnés aux pires emplois et aux pires conditions de vie régies par la ségrégation. C’est toujours le cas aujourd’hui.

Les Mizrahim ont beaucoup à gagner à lutter pour la libération des Palestiniens, qui sont opprimés par le même État et la même bourgeoisie sioniste qu’eux. Mais en cherchant à s’intégrer dans la société israélienne, cette couche sociale adopte souvent les positions sionistes les plus extrêmes. Cette contradiction touche au cœur du problème de la révolution en Israël. Les couches qui sont idéologiquement les plus réactionnaires sont celles qui ont les plus fortes raisons matérielles de se révolter, tandis que les couches libérales, vers lesquelles se tourne la majorité de la gauche, sont en fait davantage attachées matériellement au statu quo.

L’ordre mondial postsoviétique et la défaite d’Oslo

Les années 1980 furent une période de défaite et de recul pour la lutte palestinienne. La guerre du Liban de 1982 se termina en désastre pour l’OLP, et en 1987 la première intifada fut brutalement réprimée dans la bande de Gaza et en Cisjordanie. Avec ces défaites militaires, l’OLP se trouva de plus en plus isolée dans un contexte international marqué par une belligérance américaine accrue et le retrait des Soviétiques. Avec l’effondrement de l’URSS en 1991-1992, l’ordre mondial subit un changement fondamental. Cela provoqua un glissement idéologique dans la lutte palestinienne : sa direction devenait de plus en plus conservatrice, réticente à combattre et pressée de parvenir à tout prix à un accord.

En mars 1991, le président américain George Bush père annonça que « le temps est venu de mettre fin au conflit israélo-arabe » et il organisa les premières négociations de paix entre Israël et la Palestine, avec la participation de l’Égypte, de la Syrie, de la Jordanie et du Liban. Son successeur Bill Clinton continua sur cette lancée et se proclama l’artisan de la paix au Moyen-Orient. Ces nobles prétentions de l’impérialisme américain étaient symptomatiques d’une période caractérisée par l’hégémonie américaine et le triomphe du libéralisme dans la Guerre froide. Les États-Unis pouvaient se permettre de s’engager dans de grandioses projets pour la « paix sur terre » dans le cadre de la Pax Americana. Bien sûr, leur version de la paix, c’était la perpétuation de l’asservissement du peuple palestinien et la stabilisation de la sécurité d’Israël.

Cette initiative se solda par les accords d’Oslo, conclus au début des années 1990 sous l’égide des États-Unis. Ces accords représentaient une capitulation majeure de la part de l’OLP : elle reconnaissait l’État sioniste, reniant ainsi la Charte de l’OLP de 1968 qui définissait la Palestine comme « une unité territoriale indivisible ». De plus, l’OLP acceptait que les implantations juives en Cisjordanie demeurent sous contrôle israélien et elle acceptait de créer l’Autorité palestinienne (AP) qui, en assurant le maintien de l’ordre dans les territoires sous contrôle palestinien, jouerait le rôle de policier pour le compte d’Israël en Cisjordanie et à Gaza. Sous prétexte que les négociations se poursuivaient, ces accords laissaient à Israël le contrôle des ressources en eau et stipulaient que l’AP n’aurait aucune compétence en matière de politique étrangère ou de sécurité extérieure, ni aucune juridiction sur les Israéliens dans les territoires sous administration palestinienne. Les accords d’Oslo créaient un mini-État en forme de bantoustan, une promesse grotesque qui n’a même pas été réalisée.

L’objectif des accords d’Oslo était d’obliger les Palestiniens à se tenir tranquilles et de geler le conflit en faisant miroiter l’espoir d’une solution à deux États. Les sionistes profitèrent de la capitulation de l’OLP pour pressurer davantage encore les Palestiniens en réduisant petit à petit leur territoire et en lançant des attaques continuelles contre Gaza et la Cisjordanie. Ce processus atteignit son point culminant avec la signature sous l’administration Trump des accords d’Abraham de 2020, qui jetaient les bases de la normalisation des relations entre les États arabes et Israël en reconnaissant la souveraineté de ce dernier. Présentés comme un triomphe pour Israël, ces accords promettaient que la cause palestinienne serait reléguée aux confins de l’histoire.

Toutefois, serrer ainsi la vis aux Palestiniens allait forcément provoquer une réaction. La trahison patente de l’OLP conduisit les Palestiniens à se tourner de plus en plus nombreux vers le Hamas et autres forces islamistes, qui proposaient une confrontation plus radicale avec Israël. Une décennie d’affrontements sporadiques entre Israël et le Hamas a abouti à l’attaque frontale contre Israël lors de l’opération « Déluge d’Al Aqsa » du 7 octobre 2023. Cette attaque, et la réaction génocidaire israélienne qui a suivi, a fracassé le statu quo dans la région et enfoncé le dernier clou dans le cercueil des accords d’Oslo. L’intensité et la brutalité accrues de ce conflit coïncident avec le déclin de l’hégémonie américaine, qui provoque de plus en plus de crises dans le monde. C’est dans ce nouveau contexte que les révolutionnaires doivent envisager les prochaines étapes de la lutte pour la libération palestinienne.

Perspectives marxistes aujourd’hui

Si l’attaque du Hamas a ébranlé le statu quo dans la région, dans la gauche marxiste le statu quo politique n’a pas bougé d’un pouce. Il reste marqué par la désorientation et la capitulation. Les socialistes de toutes tendances continuent à zigzaguer entre les deux pôles du sionisme et du nationalisme arabe.

À droite on trouve des groupes comme Lutte ouvrière en France et Lotta Comunista en Italie : bien qu’ils s’opposent aux bombardements israéliens à Gaza, ils dénoncent la lutte de libération palestinienne, qu’ils qualifient de cause nationaliste réactionnaire. Légèrement plus à gauche mais globalement dans la même catégorie, on trouve le Comité pour une Internationale ouvrière et l’Alternative socialiste internationale, qui dissimulent leur rejet de la libération nationale de la Palestine sous un vernis de solidarité libérale avec le mouvement et derrière des abstractions vides, comme par exemple ceci :

« Ce qu’il faut, c’est un mouvement ouvrier international de masse pour faire pièce au militarisme, au nationalisme et au sectarisme. Ce mouvement doit s’opposer aux classes dirigeantes de tous les pays qui profitent du maintien du statu quo, et unir les travailleurs pour abattre tous les régimes réactionnaires sur la base d’un programme socialiste révolutionnaire pour la paix et la stabilité pour tous. »

– « Mettons fin au massacre à Gaza une bonne fois pour toutes », socialistalternative.org, 4 juin 2024

Les platitudes de ce genre sur l’unité ouvrière contre le capitalisme ne servent à rien si elles ne partent pas du principe de la libération nationale des Palestiniens. Ce qu’il faut comprendre, c’est que le point de départ pour réaliser l’unité entre les travailleurs de Palestine et d’Israël doit être le rejet du sionisme, et que la révolution socialiste n’est possible qu’en plaçant les aspirations nationales des Palestiniens au premier plan.

À l’autre bout du spectre, on trouve les groupes de gauche qui acclament sans la moindre critique la direction du mouvement palestinien. Le Party for Socialism and Liberation (PSL) aux États-Unis est parfaitement clair sur ce point : « Le rôle du mouvement aux États-Unis n’est pas de critiquer l’idéologie ou la stratégie du mouvement de libération palestinien mais au contraire de faire notre part du travail en soutenant la lutte des Palestiniens pour briser le joug du colonialisme, de façon à ce qu’ils puissent décider eux-mêmes comment ils souhaitent organiser leur société » (« Pourquoi le mouvement palestinien est une lutte pour la libération nationale », liberationnews.org, 3 mars 2024). La plupart des groupes, comme le SWP britannique, ne sont pas aussi explicites et critiquent les méthodes et l’idéologie du Hamas. Mais ces réserves ne visent aucunement à remettre en cause l’emprise du nationalisme sur la lutte des Palestiniens.

Pour tous ces groupes, le rôle des communistes n’est pas de donner au mouvement une direction révolutionnaire mais de servir de sous-fifres aux libéraux et aux nationalistes. C’est là où ces deux courants se rejoignent. Quelle que soit leur position sur la Palestine elle-même, la plupart des groupes marxistes applaudissent le mouvement de protestation en évitant soigneusement de parler du fait qu’il est dirigé par des libéraux pro-impérialistes, ou en faisant ouvertement de la retape pour ces gens – qu’il s’agisse de la politicienne du Parti démocrate américain Rashida Tlaib ou du député travailliste et laquais de l’OTAN John McDonnell en Grande-Bretagne.

Ce sont les centristes comme Left Voice, de la Fraction trotskyste (Révolution permanente en France) qui jouent le rôle le plus perfide. Ils n’ont aucune difficulté à identifier certaines des questions fondamentales du mouvement. Ainsi ils écrivent dans un article sur les États-Unis :

« Déjà au début du mouvement, des groupes comme Jewish Voice for Peace et le Party of Socialism and Liberation ainsi que des dirigeants d’organisations à but non lucratif ont positionné le mouvement pour en faire une campagne de pression et non un mouvement visant à construire la force indépendante de la classe ouvrière et des opprimés. »

– « Le mouvement pour la Palestine a besoin d’une politique ouvrière indépendante », leftvoice.org, 7 avril 2024

C’est tout à fait vrai. Mais quelles conclusions pratiques Left Voice tire-t-elle de cette analyse ? Ses interventions dans le mouvement propalestinien sont-elles centrées sur la nécessité de rompre avec sa direction libérale, pro-Parti démocrate ? Pas du tout. L’essentiel de son activité consiste à lancer des appels vides de contenu à « massifier le mouvement » et à organiser « des actions unitaires dans la rue ». Quand Left Voice polémique avec des groupes comme le PSL, elle est capable de montrer comment ils capitulent devant le Hamas et le Parti communiste de Chine, et même de critiquer leur attitude conciliatrice envers le Parti démocrate. Mais elle ne dit pas un mot sur leur soutien à Rashida Tlaib, la principale figure du Parti démocrate qui enchaîne le mouvement propalestinien à ce parti du génocide. En fait, Left Voice évite soigneusement de dénoncer le rôle traître que joue Tlaib.

Démasquer Tlaib aux États-Unis, Mélenchon en France et John McDonnell en Grande-Bretagne n’est pas une question secondaire. Si l’on veut sérieusement que le mouvement propalestinien rompe avec sa trajectoire libérale, c’est précisément ce genre de personnalités « de gauche » qu’il faut démasquer. C’est une chose de dire « Il faut s’opposer aux Démocrates », c’en est une autre de dire « Il faut s’opposer à Rashida Tlaib ». La première attitude est acceptable pour les libéraux radicaux. La deuxième s’en prend directement à leurs illusions.

C’est précisément le type de centrisme de Left Voice que dénonçait Lénine dans ses polémiques contre Kautsky. Ce dernier était capable de dénoncer la guerre en général, et même l’aile droite de la social-démocratie, mais il refusait de lutter pour une scission avec les éléments sociaux-chauvins dans le mouvement ouvrier. Aujourd’hui Left Voice peut bien appeler à rompre avec les Démocrates en général. Mais elle refuse de lutter pour une scission avec les composantes bourgeoises « de gauche » du mouvement.

C’est pourtant la tâche centrale des communistes, et cela a été le principe directeur de l’intervention de la LCI dans le mouvement propalestinien depuis le 7 Octobre. Dans les pays où nous sommes intervenus, nous avons cherché à montrer qu’il faut une direction communiste en mettant en avant une perspective qui fasse concrètement avancer le mouvement tout en dénonçant les limites et la traîtrise de ses dirigeants actuels. C’est là la différence entre les centristes, qui observent le problème pour mieux l’éviter, et les révolutionnaires, qui tracent une perspective pour déblayer les obstacles à la victoire.


La lutte de libération palestinienne entre dans un nouveau chapitre qui une fois de plus met les marxistes à l’épreuve. En Palestine, les révolutionnaires doivent activement participer à la lutte contre l’offensive israélienne et l’organiser, y compris par des actions unitaires avec les autres groupes de la résistance palestinienne. Mais ils doivent refuser de mélanger les drapeaux ; ils doivent au contraire utiliser chaque occasion de soumettre la stratégie islamiste à une critique impitoyable en faisant toujours passer en premier les intérêts du mouvement dans son ensemble. En même temps, les révolutionnaires doivent travailler à l’intérieur de la société israélienne, et surtout dans la classe ouvrière et dans l’armée, pour attiser toutes les manifestations de colère dirigées contre le gouvernement sioniste, les lier à la cause palestinienne et encourager la rupture avec toutes les formes de sionisme.

Dans le monde musulman, les révolutionnaires doivent galvaniser les sentiments propalestiniens largement répandus parmi les masses laborieuses, faire le lien avec l’oppression impérialiste de la région tout entière et orienter ces sentiments vers une lutte contre les cliques corrompues qui sont au pouvoir. L’opposition inconditionnelle à l’impérialisme et une opposition intransigeante aux nationalistes sont des conditions préalables pour l’unité de tous les travailleurs et paysans, et en particulier ceux appartenant aux minorités nationales opprimées que les impérialistes cherchent à utiliser afin de diviser pour régner (par exemple les Kurdes). Dans les pays du Sud global, les boycotts et les appels à la diplomatie ne signifient rien. Les révolutionnaires doivent orienter la lutte vers l’affaiblissement de la position de l’impérialisme américain, qui est la principale puissance derrière Israël et aussi le principal oppresseur dans ces pays.

En Occident, comme indiqué précédemment, les révolutionnaires doivent lutter pour une scission avec les dirigeants libéraux et réformistes du mouvement. En particulier, ils doivent lutter dans le mouvement ouvrier pour démasquer la politique social-chauvine des directions syndicales en montrant comment leur soutien à Israël (déclaré ou dissimulé) va de pair avec leur sabotage des luttes les plus élémentaires pour les moyens de subsistance des travailleurs.

Sur tous les fronts, dans la lutte pour faire avancer la cause de la libération palestinienne, les révolutionnaires sont confrontés à la nécessité de s’opposer frontalement à ceux qui la dirigent. Cent ans de capitulations du mouvement marxiste devant le sionisme ou le nationalisme ont été payées du sang des Palestiniens ; elles ont conduit à d’innombrables trahisons et défaites et les ont privés d’une solution prolétarienne à leur oppression nationale. La tâche que nous devons accomplir est de construire une direction communiste de la lutte palestinienne et anti-impérialiste – l’élément fondamental qui manque depuis cent ans.