https://iclfi.org/pubs/lb/240/palestine
L’article suivant est traduit de Spartacist édition en anglais n° 70, mai 2025.
Avant le 7 Octobre, la situation en Palestine était relativement stable, même si « stable » ne veut pas dire « bonne ». En fait la situation se détériorait depuis des années ; la politique du gouvernement Nétanyahou consistait à « gérer le conflit », autrement dit à refuser toute tentative de négociations. Israël appliquait la politique de la carotte et du bâton. Côté carotte, on donnait de l’argent à l’Autorité palestinienne en Cisjordanie, et au Hamas à Gaza, pour assurer la stabilité des services administratifs. Côté bâton, la Cisjordanie et Jérusalem-Est étaient de plus en plus militarisés et on autorisait les colons à empiéter toujours davantage sur le territoire palestinien. De 2021 à 2023, un nouveau record était battu chaque année du nombre de Palestiniens tués par l’armée israélienne en « temps de paix ». À Gaza, « gérer le conflit » signifiait aussi « tondre la pelouse » toutes les quelques années, Israël commettant des massacres pour démoraliser la population. C’est ce qui s’est passé avec une intensité croissante en 2008, 2012, 2014 et 2021.
Pendant cette période de « gestion du conflit », Israël commençait à connaître des crises intérieures liées à la corruption de Nétanyahou et à ses tentatives de prendre le contrôle des tribunaux ; ces crises ont culminé dans une grève générale contre Nétanyahou, dominée par des forces libérales. Au niveau régional, la guerre en Syrie restait gelée pendant des années, même si le régime d’Assad semblait avoir le dessus. Malgré l’impopularité de l’intervention du Hezbollah et de l’Iran aux côtés d’Assad, la position militaire du régime restait relativement forte.
Le 7 Octobre et la stratégie du Hamas
Le 7 Octobre a fait exploser le statu quo dans la région. Les combattants du Hamas ont franchi la clôture isolant la bande de Gaza, affronté l’armée israélienne et massacré des centaines de civils. C’était l’attaque la plus meurtrière contre Israël depuis la guerre du Kippour de 1973. Le gouvernement israélien a abandonné son objectif de « gérer le conflit » et entrepris de le « résoudre ». Comment ? En « éliminant le Hamas », autrement dit en éliminant toute résistance palestinienne et en soumettant les Palestiniens par le massacre et le nettoyage ethnique afin de les obliger à capituler.
Un an et demi plus tard, le rapport de force a basculé du côté de l’État israélien et de l’impérialisme américain. Gaza est en ruines, plus de 50 000 Palestiniens ont été tués (beaucoup estiment que le bilan est bien plus lourd), et Israël a maintenant le champ libre pour intensifier sa guerre génocidaire et affamer la bande de Gaza. Cette situation catastrophique n’est pas simplement le résultat de la supériorité militaire israélienne. Elle est aussi due à la stratégie du Hamas, qui reposait sur plusieurs pronostics erronés :
- Que l’impérialisme américain interviendrait pour forcer Israël à faire des concessions aux Palestiniens.
- Que les États-Unis seraient forcés de le faire sous la pression de la « communauté internationale », de l’opinion publique et des mouvements de protestation.
- Que l’Iran et le reste de l’Axe de la résistance seraient forcés de déclarer une guerre régionale contre Israël.
- Que le chaos en Israël était tel que l’armée s’écroulerait de l’intérieur.
Le premier pronostic en dit long sur les illusions que se faisait le Hamas dans l’impérialisme américain. Il croyait que, du fait de leur affaiblissement, les États-Unis seraient davantage prêts à des concessions et à accepter un recul de leur sphère d’influence. En réalité, c’est exactement l’inverse. Voyant leur hégémonie menacée, les États-Unis doivent s’appuyer davantage encore sur leur pitbull israélien.
Les espoirs exprimés dans le deuxième pronostic nient le fait que les États-Unis dirigent la communauté internationale. C’était prendre ses désirs pour la réalité que de croire que les pays occidentaux ou les régimes arabes serviles défieraient les diktats américains. Quant aux mouvements de protestation, en Occident ils sont restés dominés par une politique libérale, ce qui garantissait leur impuissance. Dans tout le Moyen-Orient, les mouvements de protestation n’ont été encouragés par les régimes en place que pour faire baisser la pression sur eux et pour couvrir leur propre inaction, et/ou dans certains cas ils étaient dirigés par des islamistes politiquement similaires au Hamas. À chaque fois l’élan des masses a été freiné.
Le troisième pronostic montrait une foi aveugle dans le régime islamique iranien et dans le Hezbollah. Le régime clérical de Téhéran et les dirigeants du mouvement chiite libanais ont toujours placé la stabilité de leur propre pays et leurs intérêts immédiats au-dessus de ceux des Palestiniens. C’est ce qui est derrière leur doctrine de « patience stratégique » : l’idée que l’Axe de la résistance allait mener une longue guerre d’usure contre Israël et les États-Unis affaiblissant progressivement leur puissance militaire, le tout combiné à des proclamations diplomatiques basées sur le « droit international » et les principes libéraux. En réalité, la « patience stratégique » laissait toute l’initiative entre les mains d’Israël et des États-Unis, qui étaient tout à fait disposés à mener une escalade militaire permanente, à porter les coups les plus durs possible et à violer toutes les normes des conflits précédents. De son côté, l’Axe de la résistance, malgré ses considérables capacités militaires, restait politiquement paralysé et multipliait les reculs.
Le quatrième pronostic montrait de la part du Hamas une mécompréhension profonde de la crise intérieure israélienne. Les divisions au sein de la société israélienne sont assurément profondes. Mais un choc comme le 7 Octobre, marqué par le massacre indiscriminé de civils des kibboutz et de festivaliers, n’était pas de nature à exacerber ces divisions ; il a au contraire fourni le moyen de les surmonter. Ce genre d’action renforce la classe dirigeante israélienne et le sionisme dans toutes ses tendances, qui présentent l’État israélien comme le seul rempart contre un nouvel holocauste. C’est pourquoi l’idée – très répandue dans le mouvement propalestinien – que la société israélienne s’écroulera après tout choc sérieux est erronée et elle cause une profonde désorientation. De plus, le Hamas avait l’illusion que la pression des sionistes libéraux pour poursuivre les négociations en vue d’un cessez-le-feu conduirait à des concessions au camp palestinien. Mais ce ne sont pas les libéraux qui ont le dessus, c’est le gouvernement d’extrême droite de Nétanyahou. Celui-ci n’a nullement caché que sa priorité numéro un était la destruction du Hamas, et tant pis si des otages mouraient, comme cela a été le cas pour beaucoup d’entre eux. Cette politique a provoqué beaucoup d’indignation de la part des libéraux israéliens mais ceux-ci n’ont aucun moyen de la remettre en cause car ils partagent avec Nétanyahou la même vision des tenants et des aboutissants de la guerre.
C’est pourquoi, malgré le fait que le 7 Octobre a été un grave revers pour Israël, les failles politiques de la stratégie derrière cette opération ne pouvaient que conduire à un désastre pour la lutte de libération. Le Hamas savait très bien que le 7 Octobre provoquerait une nouvelle guerre dévastatrice contre Gaza. Et il savait qu’il ne pourrait pas la gagner. Sa stratégie consistait à livrer Gaza au massacre dans l’espoir que l’Axe de la résistance entrerait en guerre et que cela forcerait la communauté internationale et les États-Unis à intervenir contre Israël.
Au lieu de cela, le massacre indiscriminé de civils a été utilisé par le gouvernement israélien pour se lancer ouvertement dans un génocide, avec le soutien total des États-Unis. Pendant toute la durée de la guerre, l’Iran et le Hezbollah n’ont pas cessé de temporiser et de tergiverser, une faiblesse qu’Israël a exploitée avec une efficacité dévastatrice. Quant à la communauté internationale, les États-Unis ont fait le nécessaire pour qu’elle ne fasse rien d’autre que publier de vaines déclarations et résolutions de l’ONU. Aujourd’hui que le mouvement propalestinien reflue en Occident, les politiciens réactionnaires s’acharnent contre ses militants. Au bout du compte, le slogan pro-iranien de « faire bouillir lentement la grenouille israélienne » s’est avéré fatal contre le précepte talmudique « Si quelqu’un vient te tuer, lève-toi et tue-le auparavant ».
L’Axe de la résistance
Le Hamas est toujours là, et Israël ne s’en est pas sorti indemne. Mais il est clair qu’Israël a le dessus, et que les moyens militaires qui peuvent rester au Hamas ne suffiront pas à altérer le rapport de forces au profit des Palestiniens. La direction du Hamas a déjà dû lâcher le contrôle de Gaza, et elle insiste seulement que « les armes de la résistance sont une ligne rouge ».
Au Liban, Israël a réussi à dissuader d’agir le Hezbollah, une des principales forces pouvant défier la suprématie de l’armée israélienne dans la région. L’intervention du Hezbollah dans la guerre s’est limitée à maintenir actif le front libanais tant que les combats faisaient rage à Gaza. Dans son dernier discours, le chef du Hezbollah Hassan Nasrallah affirmait que « le front libanais ne s’arrêtera pas tant que l’agression contre Gaza ne cessera » et que Nétanyahou ne pourrait pas « renvoyer les colons occupants usurpateurs dans les colonies du nord. Faites ce que vous voulez. Vous ne le pourrez pas ». Quelques jours plus tard, Nasrallah était prêt à signer un accord de cessez-le-feu. Peu après, le 27 septembre 2024, il était assassiné. Les buts de guerre du Hezbollah n’avaient pas été atteints et l’organisation était décapitée. Bien sûr, le Hezbollah est toujours là – les funérailles de Nasrallah, en présence d’une foule immense, étaient une énorme démonstration de force et le plus grand rassemblement de l’histoire du Liban. Mais Israël occupe toujours cinq postes d’observation au Liban et continue de frapper des positions du Hezbollah.
L’Iran, la principale force de l’Axe de la résistance, a perdu la face dans cette guerre. Beaucoup de Palestiniens et de Libanais disent que l’Iran aurait dû intervenir plus fortement dès le début. Au lieu de cela, il a passé l’essentiel de la guerre à essayer de faire monter la pression diplomatique pour un cessez-le-feu. Il n’est intervenu que lorsqu’il a été absolument obligé de le faire, après de multiples provocations israéliennes, dont le bombardement de son consulat en Syrie et l’assassinat de la presque totalité de la direction du Hezbollah. Les attaques iraniennes contre Israël ont montré ses capacités militaires, notamment la deuxième d’entre elles en octobre 2024, une attaque surprise menée avec 180 missiles balistiques. De nombreux missiles de nouvelle génération ont percé les défenses aériennes israéliennes et frappé avec précision des bases israéliennes. Cela a eu un effet dissuasif [jusqu’en juin dernier] sur certains qui en Israël préconisaient une guerre avec l’Iran.
Cette salve de missiles montrait que pour l’Iran le principal problème stratégique dans ce conflit n’était pas militaire mais politique. Le régime islamique vit dans la crainte permanente des masses iraniennes ; il est empêtré dans une crise économique et il cherche toujours à se rabibocher avec les États-Unis, un objectif que cherche à atteindre l’ayatollah Khamenei en s’appuyant sur la fraction réformiste. Voilà la source des valses-hésitations et de l’inaction qui prévalent depuis le début du génocide. Après les échanges de missiles, l’initiative est repassée du côté d’Israël, qui a continué à massacrer les Palestiniens, les militants du Hamas et du Hezbollah et d’autres encore.
Un autre coup sévère porté au Hezbollah et à l’Iran a été la chute de la dictature détestée d’Assad en Syrie, qui jusque-là leur garantissait une voie d’approvisionnement militaire (voir « Seul l’anti-impérialisme peut unir les peuples de Syrie », Le Bolchévik n° 238, février 2025). Le nouveau gouvernement syrien a clairement affirmé dès le début qu’il s’opposait au « projet iranien » et il a fait appel à l’impérialisme occidental, même après qu’Israël avait envahi le Sud de la Syrie et occupé le point culminant du pays.
Cela dit, l’attitude du nouveau régime peut changer. Israël a déclaré à plusieurs reprises qu’il veut « démilitariser » la région au Sud de Damas et qu’il est prêt à une invasion pour défendre la minorité druze à Damas. Avec ces menaces qui s’amoncellent, le nouveau régime pourrait se retrouver sous pression de réagir, même si cette réaction serait incroyablement faible étant donné les divisions au sein du nouvel appareil d’État. Début avril, le régime syrien a fait plusieurs déclarations dénonçant la présence israélienne, et dans la province de Deraa des milices locales (qui ne font pas partie de la milice HTS qui a pris le pouvoir à Damas) ont affronté les forces d’occupation israéliennes dans le Sud. Reste à voir jusqu’où ira l’expansionnisme israélien. Quoi qu’il en soit, les milices locales syriennes ne représentent pas une menace sérieuse.
Israël attise les flammes du communautarisme en Syrie, en essayant de s’attacher les minorités alaouite, chrétienne et druze qui étaient les piliers du régime d’Assad. Du fait des assassinats en masse d’alaouites sur la côte, toute perspective d’unité syrienne est exclue sous le nouveau régime. Jusqu’à la chute d’Assad, le 7 Octobre avait semblé unir les sunnites et les chiites dans toute la région contre l’agression israélienne. La chute du régime a fait s’écrouler cette façade : le communautarisme sunnite refait surface au Liban, le Hamas et l’Axe de la résistance sont divisés sur la Syrie, et le régime syrien est en conflit avec le Hezbollah et l’Axe de la résistance.
Les Houthis sont la seule force de l’Axe de la résistance dont l’autorité s’est renforcée. Malgré des bombardements américains, britanniques et israéliens incessants, ils ont réussi à constamment perturber le trafic maritime en mer Rouge et même à attaquer directement Israël. Trump cherche une nouvelle fois à les mater à coups de bombes, mais rien n’indique qu’il y réussira mieux que Biden, dont la campagne avait été un échec. Cependant, les Houthis sont de plus en plus isolés. Les négociations entre l’Iran et les États-Unis n’augurent rien de bon pour eux.
Israël
La situation intérieure israélienne est complexe. La classe dirigeante n’est pas une force indépendante ; depuis la crise de Suez en 1956, et surtout depuis la guerre de 1967, elle est liée à l’impérialisme américain. Ce qui est décisif en Israël, c’est le vent qui souffle depuis les États-Unis. L’importance d’Israël n’a jamais tenu à ses ressources naturelles ni à son industrie mais à son utilité en tant qu’avant-poste militaire servant à garantir la division et l’exploitation impérialistes du Moyen-Orient. Le sionisme fournit la superstructure permettant de justifier ce rôle.
Pendant des années, une bataille fractionnelle a fait rage au sein de la classe dirigeante israélienne, entre d’un côté les sionistes libéraux liés à l’establishment de l’armée et des services de renseignement ainsi qu’aux entreprises de haute technologie, et de l’autre les sionistes d’extrême droite derrière Nétanyahou, soutenus par les associations de colons. Le 7 Octobre a entraîné une pause dans les manifestations de masse de ces fractions. Mais le fardeau de la guerre, l’aggravation de la crise économique, la réélection de Trump et la reprise des efforts de Nétanyahou pour purger les tribunaux et l’appareil sécuritaire ont fait réapparaître au grand jour cette bipolarisation. Les manifestations récurrentes pour un accord sur les otages et celles occasionnelles de l’extrême droite pour soutenir la poursuite du génocide en sont une expression. Les récentes protestations contre le limogeage du chef du Shin Bet [service de renseignement intérieur] Ronen Bar par Nétanyahou en sont une autre.
Nétanyahou se présente comme le défenseur de la démocratie contre l’État profond, combattant les juges et l’appareil sécuritaire qui restent dominés par des sionistes libéraux et par des ashkénazes (Juifs d’origine européenne). Il a réussi à exploiter les frustrations des mizrahims (Juifs d’origine moyen-orientale ou nord-africaine), qui constituent environ la moitié de la population israélienne et pour qui le sionisme libéral et la mainmise des ashkénazes signifient mépris et discrimination en termes de logement et d’emploi. (Ce qui explique pourquoi beaucoup de mizrahims sont devenus des colons en Cisjordanie.) Alors que toute la population israélienne a basculé dans une frénésie génocidaire après le 7 Octobre, la colère dirigée contre l’establishment libéral a facilité la tâche au gouvernement qui argumente que la seule solution au « problème » palestinien est la solution finale.
Les sionistes libéraux ont toujours soutenu le nettoyage ethnique des Palestiniens et l’objectif d’Eretz Israël (le Grand Israël), mais ils cherchaient à le faire sous couvert de démocratie (tout au moins pour les Juifs résidant à l’intérieur de la Ligne verte). Mais depuis le 7 Octobre, la mascarade d’Israël comme « seule démocratie au Moyen-Orient » est totalement discréditée auprès de l’opinion internationale. La fraction de Nétanyahou a fait le pari qu’elle n’a plus besoin de continuer cette mascarade, même pour les Juifs, et elle a entrepris de consolider une théocratie bonapartiste militarisée. À coups de saisies de terres, de nettoyage ethnique et d’attaques contre l’Axe de la résistance, Nétanyahou a provoqué un réalignement de la politique israélienne et réduit comme peau de chagrin l’espace politique du sionisme libéral. De ce fait, même si les libéraux revenaient au pouvoir, ce serait dans un contexte politique changé. On continuerait à poursuivre les objectifs de Nétanyahou, mais en les enrobant différemment.
La bureaucratie de la fédération syndicale Histadrout reste fermement dans le camp de la bourgeoisie libérale israélienne, et ses dirigeants soutiennent le génocide. Peu après le début de la guerre, Arnon Bar-David, le secrétaire général de la Histadrout, a fièrement apposé sa signature, au nom du syndicat, sur une bombe à lâcher sur Gaza. Ces dernières années, à chaque fois que la Histadrout a appelé à une grève générale, elle l’a fait avec le soutien d’une partie de la classe dirigeante. Cela dit, le mouvement de grève est contradictoire : le niveau de conscience des travailleurs est toujours limité au sionisme libéral, chauvin et hostile à la libération des Palestiniens, mais il reflète aussi la colère provoquée par la poursuite de la guerre. Les communistes doivent intervenir dans ces grèves pour montrer que le chauvinisme est une impasse pour libérer les otages, faire tomber le gouvernement et améliorer les conditions de vie – et que les meilleurs alliés des travailleurs dans cette lutte sont les masses palestiniennes et arabes qui combattent l’impérialisme américain et la classe dirigeante sioniste.
La gauche en Israël
La gauche en Israël est microscopique et engluée dans le liquidationnisme libéral. Ses organisations les plus importantes sont le Parti communiste israélien (PCI) et Debout ensemble (DE), fondée récemment et dont beaucoup de dirigeants viennent du PCI. Toutes deux ont des militants arabes et juifs, le PCI recrutant principalement des Arabes. Elles partagent aussi une forte tradition de collaboration de classes et de sionisme libéral et elles défendent l’idée grotesque que les Palestiniens pourraient obtenir l’égalité grâce à une solution à deux États. Le PCI capitule même devant des forces sionistes centristes ; ainsi, son groupe parlementaire a soutenu Benny Gantz comme Premier ministre en 2019.
Debout ensemble, de son côté, essaie de construire un mouvement populiste de gauche dans le style des formations européennes post-2008. Sa politique totalement libérale et moralisatrice est calibrée pour rendre la question palestinienne acceptable pour des sionistes. Par exemple, Debout ensemble tire de façon obscène un trait d’égalité entre le dirigeant du Hamas Yahya Sinouar et Nétanyahou, qualifiés tous deux de « politiciens cyniques qui se fichent complètement des vies humaines ». Mais malgré leur histoire de capitulation, ces deux groupes, et particulièrement le PCI, sont souvent les premières organisations vers lesquelles se tournent les jeunes arabes et antisionistes désireux de lutter, notamment dans les universités. Pour gagner les meilleurs d’entre eux, les marxistes doivent intervenir dans ces organisations en expliquant pourquoi il faut rompre avec le sionisme et l’impérialisme américain, et en insistant qu’il faut prendre fait et cause pour la libération de la Palestine, condition essentielle de la libération des travailleurs israéliens.
L’avant-garde du centrisme en Israël/Palestine est le Mouvement de lutte socialiste (SSM), affilié à l’Alternative socialiste internationale. Sur le papier, le SSM dénonce DE pour avoir « succombé aux pressions du chauvinisme et du nationalisme israélien », mais son propre programme capitule devant le sionisme libéral. Les revendications du SSM sont une série de mots d’ordre libéraux similaires à ceux de DE : « halte à la guerre », « tous pour tous » (tous les otages ou prisonniers doivent être libérés par les deux camps) et pour « une vie dans la dignité ». Et tout cela sans prendre directement fait et cause pour la lutte de résistance palestinienne. Il capitule aussi totalement devant la bureaucratie pourrie de la Histadrout. Pendant la grève générale israélienne de 2024, sa principale critique des bureaucrates, qui sont des sionistes totalement procapitalistes, était qu’ils auraient dû organiser une grève plus tôt et qu’il fallait transformer la grève générale d’une journée (soutenue par une partie de la bourgeoisie) en grève de 48 heures. Les communistes doivent chercher à travailler en commun avec le SSM tout en dénonçant ses concessions au sionisme et le caractère libéral de ses interventions.
Une autre tendance est représentée par l’International Socialist League, section du Courant communiste révolutionnaire international (CCRI) en Israël-Palestine. Le CCRI soutient la résistance palestinienne et appelle à la destruction de l’État israélien par une révolution arabe dirigée par un parti ouvrier. Mais ses interventions se limitent trop souvent à dénoncer les crimes israéliens et à proclamer son soutien militaire à la résistance palestinienne. Comme beaucoup d’autres groupes de gauche, le CCRI n’avance jamais une stratégie marxiste alternative pour la lutte de libération des Palestiniens qui soit opposée à celle des nationalistes. L’autre face de cette politique, c’est le renoncement à toute perspective de diviser la société israélienne selon une ligne de classe. De ce fait, le CCRI liquide dans le camp nationaliste le rôle d’avant-garde des communistes ; il transforme les révolutionnaires en simples fans de forces non communistes (voir « Polemics with Revolutionary Communist International Tendency on Israel/Palestine », Spartacist Letters n° 1, novembre 2024).
Et enfin, dans la gauche explicitement libérale et moraliste, on trouve le phénomène des objecteurs de conscience, qui tentent de convaincre les jeunes Israéliens de refuser de servir dans l’armée. Ce que cela signifie concrètement, c’est le renoncement à la lutte pour saper l’armée israélienne de l’intérieur par la lutte de classe. Malgré le caractère minoritaire et marginal de ces forces, il ne faut pas les ignorer. Les communistes doivent les défendre contre la répression tout en expliquant que la seule manière de détruire la machine de guerre sioniste, c’est de diviser l’armée selon une ligne de classe et de former une alliance avec les travailleurs de toute la région.
Perspectives
Il est clair que le rapport des forces s’est modifié en faveur d’Israël. L’Axe de la résistance a pris des coups sérieux et le mouvement international de solidarité avec la Palestine est réprimé par différents gouvernements occidentaux emmenés par Trump. Comme presque rien ne dissuade Israël, on peut s’attendre à une longue série d’agressions répétées en divers endroits, de Gaza et la Cisjordanie à la Syrie en passant par le Liban. Cela préparera le terrain à une explosion de colère populaire, même si l’on ne peut prédire à quelle échéance. Mais d’ici là les forces bourgeoises nationales du Moyen-Orient sont en train d’accepter ce nouvel état de choses : l’Iran négocie avec les États-Unis, les Émirats arabes unis (ÉAU) essaient d’accroître leur influence après les revers subis par le Hamas, l’Égypte continue à maintenir fermée sa frontière avec Gaza, et le Liban et la Syrie renoncent à se défendre contre les attaques israéliennes permanentes.
L’accord de cessez-le-feu s’est avéré n’être qu’un chiffon de papier, et pas grand-chose ne pourra empêcher Nétanyahou d’appliquer le nettoyage ethnique de Gaza prévu par le « plan Trump ». Malgré la reprise des opérations militaires israéliennes, Trump et son émissaire Steve Witkoff parlent d’un nouvel accord de cessez-le-feu. Il est probable que si une « accalmie durable » s’installe à Gaza, le gouvernement israélien essaiera de réduire la population de l’enclave en proposant une « émigration volontaire » au plus grand nombre possible d’habitants. Aller trop loin en procédant à un nettoyage ethnique total pourrait menacer l’existence de plusieurs régimes arabes dociles, notamment la Jordanie et l’Égypte que leur population et leurs soldats du rang pressent de déclarer la guerre à Israël. Jusqu’ici, l’Arabie saoudite elle aussi estime qu’une normalisation des relations avec Israël dans le contexte actuel n’est peut-être pas dans son intérêt.
Dans l’apparente unité momentanée des régimes arabes, les Émirats arabes unis font exception. Engagés dans une lutte d’influence dans la bande de Gaza, ils mènent une campagne pour marginaliser le Hamas. L’impasse de la stratégie du Hamas a revigoré l’opposition pro-impérialiste. À l’intérieur de Gaza, on a entendu lors de récentes manifestations des slogans de la fraction pro-ÉAU du Fatah dirigée par Mohammed Dahlan, qui dénonce le Hamas comme « terroriste » et attise le communautarisme antichiite. Dans plusieurs épisodes récents d’Arab Cast, un nouveau podcast financé par les ÉAU, des intellectuels et des politiciens arabes en vue ont appelé à des négociations avec Israël et à soutenir les plans des ÉAU contre le Hamas à Gaza. Si l’administration états-unienne et le gouvernement israélien trouvent le « plan Trump » trop coûteux, ils pourraient se rabattre sur un accord avec les ÉAU et Mohammed Dahlan pour administrer une partie de Gaza pendant un certain temps. Mais un tel arrangement serait miné par l’instabilité.
Les tâches des communistes
Les États-Unis et Israël sont à l’offensive et le mouvement palestinien est partout sur la défensive ; dans ce contexte, la tâche urgente pour les communistes doit être de lutter pour mettre le mouvement en meilleure posture de défense. Si beaucoup de militants propalestiniens refusent toujours d’admettre l’état désastreux du mouvement, d’autres sont déçus et désillusionnés. Nous devons réussir à toucher ces deux types de militants et lutter avec eux afin qu’ils tirent les leçons de la période récente ; il faut les aider à comprendre les raisons de classe derrière les stratégies perdantes des dirigeants et à avancer un programme révolutionnaire internationaliste pour la libération nationale.
À Gaza, la situation est extrêmement difficile. Israël reprenant sa campagne génocidaire, les communistes doivent être en première ligne de la défense de Gaza en faisant un front unique avec les autres organisations de la résistance. Il faut absolument combattre la montée dans le territoire du défaitisme et s’opposer au mouvement pro-ÉAU, qui est pro-impérialiste et anti-Hamas. Exploitant l’épuisement bien réel des masses, ses représentants jettent les bases d’une capitulation devant Israël qui ne peut qu’être une catastrophe pour le peuple palestinien. En combattant ces forces et en résistant à l’armée israélienne, les communistes ne doivent pas donner le moindre soutien politique au Hamas ; ils doivent constamment dénoncer la faillite de sa stratégie et ses tactiques militaires. Envers et contre tout, les communistes doivent chercher à maintenir en vie la résistance et à mettre la pression sur l’armée israélienne pour limiter les dommages causés par son offensive dévastatrice.
Dans cette lutte, ce n’est pas Gaza seule qui pourra apporter des victoires. La seule façon de stopper la montée du défaitisme et d’aller de l’avant, c’est d’avoir une perspective englobant toute la région. Un front unique anti-impérialiste s’étendant à tout le Moyen-Orient est nécessaire et urgent pour s’opposer à la reprise du génocide. C’était le cas depuis le début et, si ce n’est pas devenu réalité, c’est entièrement du fait des trahisons des différents régimes de la région, et du fait des dirigeants du mouvement palestinien qui comptaient sur eux. Que ce soit les dirigeants arabes corrompus, le régime clérical iranien ou Erdoğan en Türkiye, ils ont tous montré que leur priorité est la préservation de leur propre pouvoir brutal. Ils ne se risqueront pas à intervenir sérieusement du côté des Palestiniens.
C’est pourquoi les révolutionnaires doivent chercher à construire un front unique anti-impérialiste en s’adressant directement aux masses moyen-orientales et en s’opposant à leurs gouvernements – quel que puisse être leur verbiage propalestinien. C’est en faisant le lien entre le soutien massif à la Palestine dans la région et les luttes pour les besoins les plus pressants des masses – contre le régime détesté au pouvoir, les États-Unis et Israël – que le mouvement pourra vraiment commencer à secouer le statu quo. C’est aussi comme cela que l’on pourra surmonter les divisions communautaires, ethniques et nationales.
Un tel front devra s’étendre aux travailleurs israéliens. Sans une fracture de la société israélienne sur des bases de classe, la libération des Palestiniens restera une perspective lointaine. Les communistes doivent lutter résolument contre le reste de la gauche en disant clairement que l’émancipation des masses laborieuses israéliennes nécessite de rompre avec les forces et l’idéologie sionistes. La capitulation de la plupart de la gauche devant le sionisme de gauche est le plus grand danger qui pèse sur le mouvement révolutionnaire. Les communistes doivent aussi s’adresser aux mizrahims en cherchant à leur montrer que le moyen de mettre fin à leur oppression n’est pas d’embrasser avec toujours plus d’ardeur le sionisme – comme s’il leur fallait prouver qu’ils sont de « bons » Juifs – mais de le rejeter. Pour tous les travailleurs israéliens – et en particulier pour les mizrahims – , l’amélioration de leurs conditions de vie passe par une alliance avec les Arabes contre la classe dirigeante sioniste.
Le travail dans l’armée israélienne est d’une importance primordiale. Celle-ci traverse la plus forte crise de conscription depuis des décennies – plus de 100 000 réservistes ont refusé d’être rappelés sous les drapeaux. Cela montre que l’opposition à une guerre prolongée monte dans les rangs de l’armée. Les communistes doivent aller dans l’armée et chercher à orienter le mécontentement des soldats selon des lignes de fracture de classe, en dénonçant la vraie nature de cette guerre génocidaire.
En Occident, la première tâche des communistes est de comprendre que le mouvement a été défait et isolé, et pourquoi c’est le cas. Il était dirigé par des libéraux et parfois par des représentants directs des impérialistes (Parti démocrate aux États-Unis, travaillistes en Grande-Bretagne, mélenchonistes en France, etc.). Avec des dirigeants pareils le mouvement, sous l’emprise de la politique libérale, n’a pas réussi à se lier à la classe ouvrière car il se présentait comme une mobilisation morale d’individus éclairés et non comme un pôle de lutte prolétarienne. Cela explique pourquoi il n’a pas connu d’avancées significatives. Cet état de choses a aussi permis à la plupart des dirigeants syndicaux de ne rien faire ou presque pour le mouvement, à part quelques discours de solidarité. Il est urgent que les communistes interviennent pour reconstruire le mouvement propalestinien, mais sur une base clairement ouvrière et anti-impérialiste. C’est en faisant le lien entre la question de la Palestine et de l’impérialisme et la lutte pour les conditions de vie les plus élémentaires des travailleurs que le mouvement pourra devenir une véritable force. Les militants doivent comprendre que faire des courbettes devant les politiciens libéraux et les bureaucrates syndicaux qui protègent la classe dirigeante ne fera qu’entraver le mouvement.
En Occident où souffle un vent de réaction, les militants subissent une répression accrue. Que ce soit Anasse Kazib en France, Michael Pröbsting en Autriche ou Mahmoud Khalil aux États-Unis, la classe dirigeante veut faire un exemple en s’en prenant à des militants connus. Pour reconstruire le mouvement, il faut commencer par organiser des campagnes contre cette répression : elle n’est qu’un volet d’une offensive plus large de la bourgeoisie pour enrégimenter la population derrière un statu quo réactionnaire.
Depuis le début de la guerre, la LCI s’est battue sans répit pour une stratégie marxiste pour le mouvement propalestinien, contre ses impasses libérales et nationalistes. Dans nos interventions, malheureusement limitées principalement au monde occidental, nous avons continuellement averti que sans une réorientation fondamentale, le mouvement allait à la défaite. Nous avons particulièrement concentré notre tir sur la majorité de la gauche socialiste. Dans notre article « Les marxistes et la Palestine : Cent ans d’échec – leçons et perspectives » (Spartacist n° 47, décembre 2024), nous écrivions :
« Mais ce à quoi font face les Palestiniens, c’est l’anéantissement, pas la libération. Pour faire avancer la lutte palestinienne, il faut commencer par dire la vérité sur la situation actuelle. La plupart des groupes marxistes au niveau international sont loin de le faire : ils acclament le mouvement alors qu’il court à la défaite. Au lieu de lutter pour changer de trajectoire, ils se mettent à la remorque de la direction du mouvement, qu’elle soit libérale ou nationaliste. En conséquence, alors même que les marxistes autoproclamés sont omniprésents dans cette lutte, ils n’ont eu pratiquement aucune incidence sur son résultat. »
En réponse à nos avertissements, on nous a accusés de pessimisme et on nous a opposé l’argument que beaucoup de gens s’engageaient dans le mouvement, qui semblait porté par une vague irrépressible. Malheureusement, la terrible situation actuelle a montré que nous avions raison. Le premier devoir de tout partisan sérieux de la cause palestinienne doit être de regarder en face les causes des échecs accumulés jusqu’à présent. C’est le premier pas à faire pour aller de l’avant.