https://iclfi.org/spartacist/fr/47/tactiques-electorales
Le Comité exécutif international (CEI) de la LCI a voté en mars 2024 une résolution pour corriger la position, que nous avions adoptée en 2007, de considérer comme contraire aux principes la participation des marxistes aux élections à des postes exécutifs dans des gouvernements capitalistes, ainsi que l’acceptation de tels postes. La résolution du CEI répudie l’article « Principes marxistes et tactiques électorales » (Spartacist édition en français n° 39, été 2009) ; elle souligne qu’il est nécessaire de se présenter à des postes exécutifs pour « briser les illusions de la classe ouvrière dans la démocratie bourgeoise, renforcer la lutte de classe contre la bourgeoisie et faire avancer la lutte pour le pouvoir prolétarien ».
Nous publions ci-après un document de Vincent David qui a servi de base à cette résolution. Il a été revu et légèrement augmenté pour publication dans Spartacist, afin de tenir compte de l’apport de la discussion lors de la réunion du CEI. Nous dédions cet article à la mémoire d’Ed Kartsen (1953-2023) et de Marjorie Stamberg (1944-2024), qui se sont battus pour le communisme dans les élections bourgeoises et au-delà.
Il va y avoir en 2024 un nombre record d’élections nationales. Alors que le déclin de l’empire américain intensifie les crises politiques et l’instabilité, toutes ces élections refléteront une polarisation croissante et un profond mécontentement social. On y verra la participation et probablement dans certains cas la victoire de politiciens, principalement issus de la droite populiste, qui remettent ouvertement en question le statu quo libéral des dernières décennies. L’activité politique accrue lors des périodes électorales nous donne l’occasion de faire connaître nos idées et de faire avancer la lutte pour construire un pôle marxiste contre les défenseurs de cet ordre libéral fragilisé et contre ses adversaires réactionnaires. Mais pour faire cela, la LCI doit d’abord se débarrasser de ce qui reste de la méthode sectaire et doctrinaire qui nous entrave dans ce domaine.
De nombreux camarades ont argumenté que l’article « Principes marxistes et tactiques électorales » est erroné. Il l’est en effet. Mais c’est une chose de le dire et de rassembler des citations d’Engels, de Lénine et du Comintern pour montrer comment les différents arguments avancés étaient faux. C’en est une autre d’attaquer correctement l’ensemble de sa méthode et de lui en opposer une autre – une méthode marxiste.
Cela fait longtemps que la tâche de la révolution prolétarienne concernant la démocratie bourgeoise a été clarifiée par notre mouvement. La démocratie bourgeoise est une façade pour la domination du capital, qui doit être remplacée par la démocratie ouvrière (les soviets), de même que l’appareil d’État capitaliste doit être remplacé par la dictature du prolétariat. Mais dans beaucoup de pays, la masse des travailleurs politiquement avancés continue à avoir des illusions dans la démocratie bourgeoise. Ces illusions vont de la croyance qu’élire des politiciens favorables à la classe ouvrière peut améliorer la situation des travailleurs jusqu’à l’idée qu’on peut parvenir au socialisme par la voie parlementaire. Par conséquent, la question centrale pour les communistes est de savoir comment briser ces illusions. Toute discussion sur comment intervenir dans des élections qui ne partirait pas de ce point n’est que bavardage sans intérêt.
Et c’est précisément ce qu’est l’article de Spartacist. Son approche des postes exécutifs et des élections n’a rien à voir avec la lutte contre les illusions dans la démocratie bourgeoise. Tout en reconnaissant qu’elles sont répandues, l’article ne propose absolument rien pour les combattre, à part de la propagande abstraite et la conclusion erronée qu’il ne faut pas se présenter aux élections à des postes exécutifs. Le but de cet article était de répudier l’ancienne position de la LCI, selon laquelle les communistes pouvaient se présenter à des fonctions exécutives à condition de déclarer qu’ils n’assumeraient pas ces fonctions. Mais cette position n’avait rien à voir non plus avec la question principale : comment détruire les illusions dans l’État capitaliste et dans le parlementarisme. Les deux positions, et surtout la méthode qui les sous-tend, sont des exemples classiques de pensée formaliste et de scolastique totalement étrangère au marxisme.
Scolastique contre marxisme
La méthode de l’article de Spartacist consiste à exposer des principes marxistes abstraits et à évaluer des positions politiques sur cette base, de façon totalement détachée des luttes vivantes des masses, et des illusions bourgeoises qu’elles entretiennent. Cette gymnastique idéaliste est soutenue par un vaste éventail d’écrits marxistes, utilisés non pas comme un guide pour l’action mais comme des textes sacrés intemporels.
Tout est considéré dans le vide, chaque proclamation d’une nouvelle « extension » du travail de l’Internationale communiste ne réussissant qu’à nous éloigner davantage des réalités et des luttes de la classe ouvrière. C’est parce que la préoccupation principale de cette méthode n’est pas la lutte pour la direction des masses, mais la recherche d’un talisman qui puisse nous préserver d’un éventuel opportunisme. La logique est la suivante : si vous ne voulez pas vous noyer, ne vous jetez pas à l’eau.
Jusqu’à présent le problème dans cette discussion a été de ne critiquer l’article de Spartacist que sur un plan théorique, en montrant comment son interprétation de l’histoire du mouvement marxiste sur cette question était fausse et en lui opposant ce que le Comintern et Lénine ont réellement dit. Le résultat est de répéter les principes marxistes mais de mettre de côté la question clé, qui est de savoir comment lutter pour ceux-ci. Dans ce processus, de nombreux camarades se sont perdus dans des arguments historiques ou théoriques particuliers et dans des spéculations sur telle ou telle situation, sans que la méthode antimarxiste de l’article ne soit attaquée.
La méthode marxiste consiste au contraire à aborder chaque question du point de vue de l’avancement de la lutte des classes vers la révolution prolétarienne. Il faut appliquer les principes marxistes de façon concrète. La stratégie et la tactique doivent reposer sur les intérêts objectifs de la classe ouvrière, en partant de son expérience réelle et en y revenant constamment, afin de s’attaquer à ses illusions et à sa direction actuelle. Exercer une direction révolutionnaire ne consiste pas à défendre des principes figés ou des écrits du passé, mais dans la capacité de l’avant-garde à utiliser les principes pour guider la classe ouvrière au fil des événements, à en distiller les leçons et à proposer une voie de lutte qui corresponde à la conjoncture actuelle et qui fasse progresser les intérêts des travailleurs.
C’est dans ce cadre qu’il faut aborder la question des élections, et plus particulièrement des postes exécutifs. Dans le monde réel, et non dans l’imagination des formalistes pour qui les principes flottent dans le vide, la grande majorité des travailleurs continuent à s’accrocher à la démocratie bourgeoise. Ceux qui en viennent à accepter la nécessité d’attaquer la propriété bourgeoise ou même d’exproprier la classe capitaliste veulent savoir pourquoi il n’est pas possible de le faire par le biais des postes exécutifs de l’État capitaliste et par des moyens démocratiques bourgeois.
Ces ouvriers ne se rallieront pas à notre point de vue simplement grâce à des arguments théoriques sur le caractère de classe de l’État et de la démocratie. Non, ils veulent et doivent tester les choses dans la réalité vivante, par l’expérience pratique. Une organisation révolutionnaire qui aspire à devenir autre chose qu’un petit groupe de discussion doit être prête et disposée à accompagner les travailleurs dans ce processus, non pas en partageant leurs illusions mais en les aidant à arriver à la conclusion que la démocratie bourgeoise est la gardienne de la domination du capital et qu’ils ont besoin de leurs propres organes de domination de classe.
Il est impossible de guider la classe ouvrière et de briser ses illusions dans la démocratie bourgeoise si nous nous retirons de l’arène électorale. Pour démontrer que le parlementarisme est une tromperie qu’il faut remplacer par la démocratie ouvrière, nous devons être dans le parlement. Les communistes travaillent dans cette arène pour démasquer l’hypocrisie du parlementarisme, de la bourgeoisie et de ses valets dans la classe ouvrière, en cherchant à démontrer et à exacerber l’opposition inévitable entre les besoins urgents des masses et l’obstacle que dresse le parlementarisme à leur satisfaction. Comme le disait Lénine à l’encontre des gauchistes :
La même méthode s’applique aux postes exécutifs. Il existe parmi les travailleurs de tous les pays de profondes illusions sur la possibilité de parvenir à un changement radical – voire à une transformation socialiste – en prenant le contrôle de l’État capitaliste, que ce soit au niveau national ou municipal. Que nous le voulions ou non, c’est presque une loi de l’histoire que les crises sociales et politiques aiguës qui pousseront les masses prolétariennes à la lutte les pousseront également à essayer « de prendre telle quelle la machine de l’État et de la faire fonctionner pour son propre compte » (Karl Marx, La guerre civile en France, 1871).
Le rôle des révolutionnaires ne consiste pas à se tenir à l’écart et dénoncer ces démarches parce qu’elles seraient contraires aux principes marxistes, mais à guider les travailleurs au fil de cette expérience. Cela ne signifie pas qu’il faille se mettre à leur remorque, mais qu’il faut utiliser chaque crise pour les aider à prendre conscience du fait que leurs aspirations exigent une rupture avec le réformisme, et inévitablement une confrontation avec la bourgeoisie.
Il est ridicule de rejeter « par principe » la participation à un type particulier d’élection ou de poste. Tant que les masses placent leurs espoirs dans les élections à des postes exécutifs, nous devons chercher à y participer et à les guider dans cette étape de leur éveil politique. Et si les travailleurs nous élisent et exigent que nous luttions dans ce poste, nous devons le faire ! Non pas comme des réformistes qui s’y complaisent ni non plus pour conforter les travailleurs dans leurs illusions, mais pour démontrer le plus clairement possible que toute voie gradualiste vers la conquête du pouvoir est bloquée par la dictature de la bourgeoisie et son appareil d’État.
Autrement dit – et c’est ce que nous avions répudié –, le but du parti révolutionnaire est de guider la classe ouvrière vers la révolution. Les camarades qui se demandent si l’on peut ou non se présenter ou occuper tel ou tel poste exécutif en général doivent cesser de poser la question de façon aussi idéaliste (et je parle ici de tous les postes exécutifs, y compris ceux de chef de la police, de juge, etc.). La méthode qui consiste à enfermer le parti dans des dogmes rigides et abstraits, dont le seul effet pratique est de nous couper du mouvement des masses, est typique des organisations minuscules et isolées qui finissent par prendre leurs aises dans cette position. C’est totalement petit-bourgeois.
Tant que nous ne sommes pas assez forts pour nous débarrasser des postes exécutifs, c’est-à-dire tant que nous ne sommes pas assez forts pour établir un gouvernement ouvrier, nous devons travailler au sein de ces institutions réactionnaires et engager le dialogue avec les travailleurs sur ce terrain. Autrement nous ne sommes que des bavards.
Relation dialectique entre principes et luttes politiques
La méthode de l’article de Spartacist rejette le matérialisme dialectique. Mais on pourrait dire que l’attaque la plus frontale contre la méthode marxiste n’est pas tant la position de refus de se présenter aux postes exécutifs que la façon dont nous avons donné naissance à un nouveau « principe ». L’article dit ceci :
En guise de réponse au Groupe internationaliste (GI), qui nous dénonçait pour avoir concocté ce « principe » et qui défendait notre pratique passée, nous disions :
Nous sommes donc censés croire que la ligne de principe dans le domaine électoral est tracée par… une résolution adoptée lors de la Conférence internationale de la LCI en 2007. À partir du moment où cette motion est adoptée, le principe est « reconnu » et quiconque ne s’y conforme pas trahit le marxisme. Quant à notre pratique passée, ainsi que celle de l’ensemble du mouvement marxiste avant 2007, elle « n’enfreignait pas subjectivement les principes » (peut-être était-elle « objectivement » sans principes ?) parce que la résolution n’avait pas encore été adoptée !
Il est vrai que « le programme évolue ». Mais pas en fonction de résolutions votées par de minuscules organisations qui reconnaissent soudainement les principes lorsqu’ils leur viennent à l’esprit. Les programmes et les principes évoluent avec le développement de la lutte des classes. La naissance du prolétariat a été la condition préalable à la naissance du socialisme scientifique. Les révolutions de 1848 ont montré que le prolétariat avait besoin d’un parti indépendant. La Commune de Paris a permis de comprendre que le prolétariat doit briser l’État existant et créer le sien. La Première Guerre mondiale a ouvert l’ère de l’impérialisme et la nécessité d’une rupture avec le social-chauvinisme. Et ainsi de suite jusqu’à la Révolution russe et sa dégénérescence, jusqu’à la naissance d’États ouvriers déformés et des contre-révolutions capitalistes, etc.
Quel était l’événement si déterminant dans la lutte des classes qui nous a amenés à codifier l’idée que se présenter à des fonctions exécutives était devenu incompatible avec la révolution prolétarienne ? La question n’était même pas posée en ces termes. Il en va de même pour la position que nous avions précédemment défendue.
Les principes marxistes sont des leçons condensées des victoires et des défaites du prolétariat révolutionnaire. Ils sont, par définition, des abstractions qui doivent constamment être appliquées supe de la classe ouvrière à un moment donné afin de guider les actions de l’avant-garde. Pour leur part, les travailleurs ne peuvent être gagnés au marxisme que s’ils en viennent à considérer ses principes comme vitaux pour la conduite de leurs luttes et la défense de leurs intérêts. Une relation dialectique inséparable lie les principes du marxisme à la lutte des classes. Trotsky écrivait dans « Sectarisme, centrisme et IVe Internationale » (octobre 1935) :
Cette brillante remarque s’applique exactement à notre ancienne méthode. Partant de principes justes – la nature de l’État capitaliste et la leçon de Marx sur la Commune de Paris –, cette méthode rejette totalement, et qualifie de réformisme, la nécessité de s’engager dans la « lutte de masse imparfaite et inachevée » afin de lutter pour ces principes. Au lieu de cela, seul le programme achevé compte et, sous prétexte de ne pas alimenter les illusions dans l’État capitaliste, nous déclarons que les marxistes doivent se retirer des élections aux postes exécutifs. Le résultat pratique est de céder le terrain aux forces bourgeoises et réformistes, ce qui garantit alors la persistance et même le renforcement des illusions que nous prétendons combattre. Cela revient à liquider le parti révolutionnaire.
Certes nous avons essayé de couvrir cette scolastique d’un langage marxiste. Par exemple, voici comment nous avons posé la question dans les premières lignes de l’article :
Quiconque perd de vue l’essentiel pourrait être séduit par un tel étalage d’orthodoxie. Qui pourrait contester cet ABC du marxisme ? Mais cet ensemble de formules orthodoxes ne sert qu’à obscurcir le point fondamental concernant la « question de poser sa candidature à un poste exécutif » : avant que le prolétariat puisse établir sa propre dictature, il doit d’abord avoir rompu avec le réformisme ! Au lieu du processus dialectique qui relie ces deux questions, c’est-à-dire au lieu de poser le problème en termes d’une rupture de la classe ouvrière avec le réformisme et en direction du marxisme, l’article présente deux objets immobiles, mis côte à côte et ne devant jamais entrer en conflit l’un avec l’autre.
Pour résumer le plus simplement possible, on ne peut pas séparer le principe selon lequel il faut remplacer le parlementarisme par le pouvoir des soviets de la lutte pour gagner la classe ouvrière à cette conclusion. Quiconque rompt la relation entre principes et lutte politique est condamné à végéter dans l’isolement.
Cela s’applique également à la position prise en 2019 selon laquelle il était contraire aux principes révolutionnaires de se présenter au Parlement européen (voir Spartacist édition en français, supplément, hiver 2020-2021). Bien au contraire : tant qu’il y a des illusions dans l’Union européenne, les marxistes doivent mener un travail révolutionnaire au sein de son parlement dans le but de préparer la classe ouvrière à démanteler cette institution réactionnaire.
Comment brise-t-on les illusions démocratiques bourgeoises ?
Que recommande exactement l’article de Spartacist aux révolutionnaires ? Au mieux, il affirme que nous pouvons nous présenter à des postes législatifs et avoir des parlementaires en tant qu’oppositionnels. Mais la méthode de l’article saboterait aussi toute campagne sérieuse pour des postes législatifs, car elle ne tient pas compte de la tâche centrale qui est de combattre les illusions dans la démocratie bourgeoise, ni de la nécessité de guider la classe ouvrière en partant de sa propre expérience et en lui offrant une voie à suivre pour ses luttes immédiates. Imaginez la réponse de notre candidat à la question la plus simple qui soit : « Que feriez-vous de différent si vous étiez au gouvernement ? » « Oh, nous n’acceptons pas de postes exécutifs, merci bien. Mais une fois le pouvoir soviétique établi… » Aucun travailleur ne prendrait cette réponse au sérieux.
Les élections à des postes exécutifs sont souvent celles qui attirent le plus l’attention des travailleurs et qui engendrent le plus d’illusions (comme les élections présidentielles en France, au Mexique, aux États-Unis, etc.). Pourtant, l’article propose de ne faire absolument rien d’autre que d’écrire de la propagande, ou au mieux d’apporter un soutien critique à d’autres tout en notant que se présenter à ces élections est contraire aux principes communistes. Mis à part son absurdité, la conception de la politique qui sous-tend cette démarche est profondément antimarxiste.
Les illusions dans la démocratie bourgeoise, ou dans toute autre idéologie bourgeoise d’ailleurs, ne peuvent pas être brisées avec seulement de la propagande et de la théorie. Bien que celles-ci soient essentielles pour consolider notre parti, aucune organisation révolutionnaire dans l’histoire des sociétés de classes n’a jamais acquis une audience sérieuse grâce à elles seules. Les masses sont gagnées par l’action, et elles abandonnent leurs illusions à travers de grands événements et leur propre expérience dans ceux-ci. Pour que la classe ouvrière perde confiance dans la démocratie bourgeoise, il faut une crise de grande ampleur qui mette en évidence le conflit entre ses besoins les plus brûlants et les plus immédiats et l’ordre politique et économique existant. Les divers mécanismes de la société bourgeoise qui, entre deux crises, peuvent atténuer ce conflit de classe sont soudain soumis à une énorme pression par la situation objective, ce qui provoque l’irruption des masses dans l’arène et l’évolution rapide de leur conscience politique.
Même dans de telles circonstances, l’expérience montre que la conscience politique n’évolue pas en harmonie avec la situation objective. Cela vaut la peine de citer longuement ce que Trotsky a écrit dans la préface de son Histoire de la Révolution russe (1930) :
Les masses entrent sur la scène politique non pas avec un plan tout préparé mais avec la certitude que le régime actuel ne peut plus durer. Elles comprennent de mieux en mieux la crise au travers de chocs brutaux. Les partis et les dirigeants sont mis à l’épreuve ; le mouvement des masses vers la gauche se fait par approximations successives.
C’est presque une loi de l’histoire que dans toute crise grave, la masse des travailleurs poussent le système existant à son extrême limite en essayant d’utiliser l’ancien appareil d’État à leurs propres fins. Qu’il s’agisse du Gouvernement provisoire en Russie en février 1917, de la coalition SPD-USPD en Allemagne en 1918, des fronts populaires en France, en Espagne, au Chili et ailleurs, ou du gouvernement travailliste d’Attlee, tous ont été portés au pouvoir par la classe ouvrière qui croyait ouvrir la voie au socialisme en s’emparant de l’État capitaliste. Il s’agit là d’une étape pratiquement inévitable dans l’éveil politique des masses.
Le défi pour le parti révolutionnaire n’est pas de qualifier ces diverses tentatives d’impasses réformistes et de dire ensuite « nous vous l’avions bien dit » lorsque le prolétariat se fait écraser. N’importe quel dilettante peut faire ça depuis son bureau. Ce qu’il faut, et c’est là le véritable défi, c’est aider la classe ouvrière à faire cette expérience de manière à renforcer sa position et à avancer vers la rupture avec le réformisme.
Pour cela il faut savoir utiliser toutes les armes disponibles pour exacerber la contradiction fondamentale entre ce qu’il faut faire pour résoudre la crise – la lutte de la classe ouvrière indépendamment de la bourgeoisie et dans le but de l’exproprier – et ce qui bloque la progression de cette lutte : le niveau de conscience et la direction existante du mouvement ouvrier. Ce problème ne peut être résolu que par la lutte, par l’expérience pratique. Ce qu’il faut, c’est une direction qui voit sa perspective validée par l’épreuve des événements, gagnant ainsi en autorité parmi les travailleurs, et poussant les préjugés des masses au point où ils se brisent face aux besoins objectifs de la situation. Voilà l’élément clé qui distingue l’expérience russe de toutes les autres.
La méthode consistant à affubler le parti de soi-disant principes qui rejettent par avance l’utilisation de tel ou tel moyen dans la lutte contre la bourgeoisie est une méthode qui ne comprend rien à la dynamique de la lutte des classes et à la lutte pour une direction communiste. Se présenter à des postes exécutifs et occuper ces postes est l’une des armes que le parti révolutionnaire doit apprendre à utiliser.
Cette approche n’est pas seulement capitale dans les périodes de crise révolutionnaire. L’éclatement d’une crise aiguë met sur le devant de la scène les dirigeants et les partis forgés par toute l’époque précédente. En période de réaction et de stagnation, le parti révolutionnaire doit savoir utiliser au mieux chaque expérience, aussi modeste soit-elle, pour former ses cadres, s’engager dans le travail commun et la bataille politique avec les organisations concurrentes, s’intégrer à la lutte des classes et s’enraciner dans les couches avancées du mouvement ouvrier. Un parti qui s’enchaîne à une propagande abstraite et à des dogmes pseudo-radicaux, un parti isolé de la lutte des classes, sera balayé au premier choc. C’était notre méthode ; elle a été testée en mars 2020 avec la pandémie, et nous connaissons tous le résultat : nous nous sommes effondrés.
Oui, les communistes peuvent occuper des postes exécutifs
Le camarade Jim Robertson, qui a proposé pour la première fois en 2004 que nous rejetions les candidatures à des postes exécutifs, a posé la question en disant que dans de telles élections « vous pouvez parler aux gens, mais le fait même de parler aux gens en disant “Je veux être président de l’impérialisme américain mais l’améliorer” pose déjà des problèmes ». Un pilier de la méthode antimarxiste qui sous-tendait notre approche consistait en l’idée suivante : « pour assumer des fonctions exécutives ou encore gagner le contrôle d’un parlement bourgeois ou d’un conseil municipal, que ce soit indépendamment ou dans le cadre d’une coalition, il faut prendre la responsabilité d’administrer la machine de l’État capitaliste » ; voilà la formulation dans l’article de Spartacist. En d’autres termes, si l’État est capitaliste, tout élu à un poste de responsabilité devient un politicien capitaliste. C’est de la logique purement formaliste. Soudain, la lutte des classes et l’action de l’avant-garde révolutionnaire disparaissent, remplacées par une équation mathématique simpliste.
Penser que la seule façon possible de faire campagne pour un poste exécutif est de dire « Je veux améliorer l’impérialisme », et que la seule manière d’assumer un tel poste est de gérer la machine de l’État capitaliste et d’en prendre la responsabilité, c’est rejeter la lutte des classes comme facteur décisif et liquider le parti révolutionnaire. Il est parfaitement possible de faire ce que des générations de révolutionnaires ont fait avant nous et de mener une campagne en disant aux travailleurs : « Je suis candidat à la présidence (ou à la mairie, ou à tout autre poste exécutif). Ce que notre parti veut, c’est nationaliser toutes les grandes industries et les banques, dissoudre l’armée et la police et armer les travailleurs, mettre fin à l’impérialisme et faire en sorte que les travailleurs et non les capitalistes dirigent le pays et jouissent des fruits de leur travail. Cependant, nous savons que la classe capitaliste ne nous laissera jamais faire cela et qu’elle opposera une forte résistance. C’est pourquoi notre mouvement ne peut réussir que si les travailleurs sont mobilisés et prêts à lutter pour leur propre pouvoir contre la classe capitaliste. »
Il n’y a rien de réformiste là-dedans. Cela ne veut pas dire que si nous gagnons nous administrerons le capitalisme, cela veut dire exactement le contraire. Faire campagne de cette manière est la seule façon d’aller à la rencontre des travailleurs là où ils sont et de confronter sans détour leurs illusions. Considérons l’alternative : « Nous nous présentons à cette élection mais nous n’accepterons pas le poste », ce qui revient à dire : « Votez pour moi, mais si je suis élu je ne me battrai pas. » Imaginez que nous gagnions une élection et que notre premier acte soit… de démissionner ! ? Cela porterait un préjudice et un discrédit irrémédiables à notre parti et livrerait les travailleurs aux réformistes.
On trouve un excellent exemple de la manière d’expliquer pédagogiquement aux travailleurs ce que nous voulons, comment nous cherchons à l’obtenir et pourquoi ils doivent établir leur propre État dans Le socialisme en procès (Pathfinder Press, 2015 pour l’édition française), qui contient la déposition de James P. Cannon lors du procès en 1941 de 28 trotskystes et dirigeants du syndicat des camionneurs de Minneapolis. Cannon expliquait ceci :
Cannon parlait-il ici (ou ailleurs dans sa déposition) d’assumer la responsabilité de la gestion du capitalisme ? Bien sûr que non. Il expliquait quel type de transformation est nécessaire pour libérer la classe ouvrière, et que même si nous accepterions volontiers que cela passe par la démocratie bourgeoise, l’histoire a montré que la bourgeoisie ne quittera pas la scène sans se battre. Dans le scénario hypothétique où un parti révolutionnaire serait élu à la présidence, les révolutionnaires feraient ce que Lincoln avait fait aux esclavagistes, comme l’expliquait Cannon : « Lincoln a pris ce qu’il pouvait [de l’armée américaine], en a recruté d’autres et leur a livré bataille. Et j’ai toujours pensé que c’était une très bonne idée. » Seul un formaliste incurable peut penser que cette explication simple et populaire est réformiste.
Les révolutionnaires et les municipalités
Les chances qu’un parti révolutionnaire s’empare de la présidence semblent si faibles qu’il est facile d’évacuer la question. Il n’en va pas de même pour les municipalités, où des communistes (pas seulement des staliniens et des réformistes, mais de véritables révolutionnaires) ont été élus par le passé. Il n’est pas inconcevable qu’un parti relativement petit ayant des racines modestes dans le mouvement ouvrier obtienne la majorité dans une localité. Que faire alors ? Là encore, il faut commencer par lutter contre les illusions dominantes. L’illusion traditionnelle dans ce domaine est le socialisme municipal, c’est-à-dire l’idée que le socialisme peut être introduit progressivement en prenant le contrôle des municipalités et en utilisant ces positions pour créer des bulles « socialistes » par la promulgation de petites mesures sociales.
Spartacist citait l’article 13 des thèses sur « le Parti Communiste et le parlementarisme » adoptées par le IIe Cnngrès du Comintern en 1920, qui disait ceci :
Je trouve que c’est excellent. Contrairement aux affirmations fallacieuses de notre article, ce n’était pas là du socialisme municipal mais bien son opposé. L’article 13 avait pour but de guider l’action des communistes pour mieux démontrer la faillite du socialisme municipal et d’utiliser ces postes pour montrer que les travailleurs devaient prendre le pouvoir au niveau national.
L’objectif des Thèses, que notre article qualifiait de « salmigondis contradictoire autorisant en germe le ministérialisme » ( ! ), était précisément de s’opposer à la fois à la IIe Internationale opportuniste, dont les parlementaires s’adaptaient à la société bourgeoise et agissaient comme de vulgaires laquais des capitalistes, et aux antiparlementaires gauchistes qui, en réaction aux trahisons de la IIe Internationale, rejetaient toute forme d’activité parlementaire. Le préambule de Trotsky à ces Thèses le proclame : « Le vieux parlementarisme d’adaptation est remplacé par un parlementarisme nouveau, qui est l’un des moyens de détruire le parlementarisme en général. » La question n’est pas de choisir entre parlementarisme opportuniste et rejet de toute activité parlementaire, mais de participer à la lutte parlementaire de façon révolutionnaire.
L’article 13 ne sort pas de nulle part. Il ne fait pas non plus partie des « amendements antimarxistes » qui édulcorent les thèses originales, comme le prétend notre article. Il est tiré de l’expérience des bolchéviks eux-mêmes, qui avaient fait campagne dans les municipalités entre février et octobre 1917. L’article de Lénine « Ils ont oublié l’essentiel » (mai 1917) est l’un des nombreux articles écrits à l’époque à propos de la plate-forme municipale des bolchéviks. Voici ce qu’écrivait Lénine :
L’intention de Lénine était de démasquer les menchéviks et les socialistes-révolutionnaires, qui proposaient toutes sortes de réformes mais dont la position traîtresse sur ces trois points constituait un obstacle fondamental à leur réalisation. Il insistait en particulier sur le troisième point, soulignant qu’il fallait dissoudre la police et créer une milice populaire. Autrement dit, il chargeait les communistes qui obtiendraient la majorité dans les municipalités d’utiliser leurs postes pour pousser vers la rupture avec les réformistes et transformer ces positions en bastions ouvriers afin de faciliter la prise du pouvoir d’État par les soviets.
Contrairement à cela, nous considérions que toute activité parlementaire dans le domaine des postes exécutifs ne pouvait être que réformiste. Cela n’est vrai que si l’on pense qu’une fois élus, nous, communistes, entrerions dans le bureau du maire et dirigerions l’appareil d’État local, avec sa bureaucratie encroûtée, ses policiers véreux, ses règlements minables et son budget de pénurie, et que nous essaierions de faire au mieux pour les pauvres dans ce cadre. Oui, dans ce cas, le maire soi-disant communiste deviendrait un maire bourgeois : un administrateur de la pénurie et un larbin du gouvernement central.
Mais la question devient totalement différente, et de nouvelles possibilités s’ouvrent, si l’on refuse de se confiner à l’intérieur des limites de la propriété privée. Au lieu de considérer les postes exécutifs du point de vue de l’administration de l’appareil d’État local, les communistes s’appuieraient sur l’organisation et la mobilisation du mouvement ouvrier, allié à la petite bourgeoisie pauvre et aux chômeurs. Il devient alors évident que nous nous présenterions à ces postes sur la base d’un programme révolutionnaire clair, qui dirait à la classe ouvrière ce que nous avons l’intention de faire et ce qui ne peut pas être fait tant qu’on n’a pas le pouvoir d’État. Il devient évident aussi que nous n’administrerions pas le capitalisme local mais que nous chercherions à construire des organes de double pouvoir et à mobiliser la classe ouvrière contre la bourgeoisie, et que nous ne dirigerions pas la police locale mais que nous travaillerions au démantèlement de cette institution.
Beaucoup de camarades restent bloqués sur le scénario de l’élection à la tête d’une municipalité dans une situation qui n’est pas révolutionnaire. Ils se demandent comment nous pourrions traiter telle ou telle question sans tomber dans le réformisme. Ce n’est pas une façon dialectique d’aborder la question car elle est entièrement spéculative. Je crois que cela reflète le fait que nous avons une expérience quasi nulle dans le mouvement de masse.
Poser le problème de cette manière signifie nécessairement tirer un trait sur mille autres facteurs impossibles à prédire – le contexte social, économique et politique local, national et international, l’intensité de la lutte des classes, nos propres racines et notre autorité dans le mouvement ouvrier, la situation de la bourgeoisie. Tous ces éléments et d’autres encore sont essentiels pour évaluer le rapport de forces, ce qui est possible ou non et, c’est là l’essentiel, comment un parti révolutionnaire parviendrait à être élu.
Ma réponse au scénario hypothétique ci-dessus est la suivante : nous nous battrons pour notre programme comme nous le ferions ailleurs, avec les méthodes de la lutte des classes. Nous ferons de notre mieux, dans les conditions qui nous seront imposées, pour guider et renforcer le prolétariat tout en sapant ses illusions réformistes.
Se préparer à la bataille
La LCI n’a pas hérité d’un problème non résolu par notre mouvement, comme le prétend l’article de Spartacist. Le fait que le Comintern, Lénine, Trotsky, Cannon et bien d’autres n’aient pas fait de distinction fondamentale entre les fonctions exécutives et législatives n’est pas une grande découverte de notre part. Nos prédécesseurs ne considéraient tout simplement pas la question sous un angle aussi formaliste. Ruminer sur la séparation des pouvoirs, choisir le terrain sur lequel mener la bataille ou l’outil à utiliser, c’est un luxe qu’ils ne pouvaient pas se permettre et une méthode qu’ils rejetaient sans réserve.
Les bolchéviks avaient déclaré la guerre à la société bourgeoise dans son ensemble et ils avaient compris que la bataille devait être menée dans toutes les sphères de la vie sociale. Les communistes élus au parlement ou à la tête des municipalités, dans les syndicats, les coopératives, les milices ouvrières ou tout autre poste de responsabilité devaient lutter pour le communisme et agir en conséquence sous la discipline du parti, un point c’est tout.
Les bolchéviks comprenaient que les actions du parti révolutionnaire devaient se baser non pas sur des abstractions mais sur les exigences de la lutte des classes. Ils comprenaient que le parti devait se lier au mouvement de la classe ouvrière et rester flexible dans toutes les situations, capable de s’adapter à ce qui est nécessaire pour atteindre l’objectif final. Ils ont cherché à enseigner aux aspirants révolutionnaires que le rôle du parti était de guider le prolétariat à chaque étape de sa prise de conscience politique, en utilisant son expérience pour lui enseigner que le réformisme avait fait faillite et qu’il fallait la dictature du prolétariat. C’est ce que notre parti doit apprendre à faire pour les batailles à venir, et c’est pourquoi nous devons être impitoyables vis-à-vis de notre passé.