https://iclfi.org/pubs/ro/2025-trudeau
Initialement publié en anglais le 22 janvier 2025 comme supplément à Workers Tribune.
À la joie de millions de Canadiens, Justin Trudeau a finalement démissionné. Mais les travailleurs qui voient arriver Pierre Poilievre se posent la question : qu’est-ce qui arrive maintenant ? La réponse à cette question dépend de la voie suivie par le mouvement syndical. Sera-t-il un mouvement de lutte ou de soumission ? Ce choix sera déterminé par le type de leadership fourni à la classe ouvrière.
La classe dirigeante canadienne traverse une crise profonde. La fin de Trudeau n’est pas seulement la fin d’un politicien. À un certain niveau, sa chute est le complément du retour de Trump, dont les déclarations sur les tarifs douaniers et l’annexion du Canada ont mis la classe politique dans tous ses états. Mais plus fondamentalement, la démission de Trudeau symbolise la mort du libéralisme en tant qu’idéologie dominante des classes dirigeantes impérialistes en Occident. À mesure que la domination des États-Unis sur l’économie mondiale décline, le libéralisme devient une entrave coûteuse. Le seul « choix » qui s’offre à la classe dirigeante canadienne est d’apaiser Trump rapidement ou de faire semblant de se battre pour ensuite céder.
Le déclin du libéralisme ne frappe nulle part aussi durement qu’au Canada, qui a fait de cette idéologie sa raison d’être. Depuis que le Canada a coupé la plupart de ses liens avec l’Empire britannique décrépit autour de la Deuxième Guerre mondiale, il s’est fait le défenseur multilatéraliste des « droits de l’homme » au service de l’hégémonie américaine. Ce rôle a atteint son apogée au cours de la période postsoviétique des 30 dernières années, lorsque la mondialisation néolibérale régnait en maître sous le mot d’ordre de « démocratie ». Malgré un virage à droite notable sous Harper, Trudeau est arrivé au pouvoir en rajoutant sur le libéralisme. Et le rôle du Canada est resté très apprécié par la classe dirigeante américaine ; comme l’a exprimé Barack Obama en 2016, « le monde a besoin de plus de Canada ». Aujourd’hui, Trump ne partage pas cette opinion et qualifie à la blague (?) le Canada de 51è État américain.
La réalité c’est que les États-Unis ont pris un virage marqué à droite et que le Canada libéral en est sous le choc. Face à ce changement soudain, la classe dirigeante canadienne tente de montrer ses muscles, mais quels muscles a-t-elle à montrer ? Sans la façade libérale, le Canada est réduit à son essence première : une anomalie géographique forgée comme un rempart monarchique contre la révolution américaine, une prison pour le Québec francophone et un réservoir de ressources naturelles bon marché. Dans quelle mesure le libéralisme restera-t-il opérant sur les questions intérieures du pays reste une question ouverte, car ce n’est qu’une question de temps avant que le Canada ne s’aligne idéologiquement sur les États-Unis. Un problème auquel la classe dirigeante sera confrontée est que le trudeauisme a joué un rôle central dans la lutte contre l’indépendance du Québec avec les outils du bilinguisme et du multiculturalisme, tous deux généralement rejetés par les conservateurs.
Ce qui se passe ici sera étroitement lié à ce qui se passe aux États-Unis. Sous Trump, la classe dirigeante américaine cherchera à renforcer sa domination aux dépens de ses rivaux économiques, principalement la Chine, et en mettant la pression sur ses alliés. Étant donné l’intégration économique et militaire du Canada avec la superpuissance, les politiques canadiennes le maintiennent toujours aligné sur les États-Unis. Et comme le populisme de droite a pris l’ascendant aux États-Unis et dans le monde entier, les dirigeants libéraux eux-mêmes ont commencé à se débarrasser des principes mêmes qu’ils avaient épousés. À mesure que les fondements économiques de la mondialisation (le libre-échange et l’ouverture des frontières par exemple) s’érodent, Trudeau et ses semblables abandonnent les groupes qu’ils prétendaient défendre. En témoignent les restrictions croissantes du gouvernement libéral en matière d’immigration au cours des derniers mois, ainsi que son soutien inconditionnel, au diapason de l’administration Biden, au génocide de Gaza.
Le dernier clou dans le cercueil de Trudeau a été la menace de tarifs douaniers brandie par Trump, qui risque de faire tomber l’économie en récession. Les droits de douane sont eux-mêmes une expression ouverte du déclin de l’empire américain. Et tout comme le libre-échange, le protectionnisme exacerbera les problèmes fondamentaux. Les barrières commerciales soutenues par l’impérialisme freinent les forces productives au niveau international et renforcent la nature parasitaire de l’économie américaine et de son laquais canadien.
L’économie canadienne était déjà en train de pourrir et la productivité est en baisse depuis des années. La politique des libéraux consistant à imprimer de l’argent et à compter sur l’immigration de masse pour éviter la crise économique ne fonctionne pas. Ainsi, face à la menace de tarifs douaniers, le débat au sein de l’establishment porte désormais sur la meilleure façon de préserver les relations entre les États-Unis et le Canada.
S’opposer à la coercition économique de Trump est devenu un cri de ralliement pour l’unité nationale canadienne d’un océan à l’autre. Même le Bloc québécois s’est joint aux libéraux, aux néo-démocrates et aux conservateurs sur la nécessité de défendre le Canada. En même temps, il est parfaitement compréhensible que les travailleurs s’inquiètent de ce que l’impérialisme américain sous Trump pourrait faire. Le problème est que s’appuyer sur la classe dirigeante canadienne, y compris son aile libérale, est un moyen sûr de ne rien obtenir. Ils n’ont ni l’échine ni les intérêts pour s’opposer aux États-Unis et capituleront dès qu’ils le pourront. Au contraire, c’est seulement la classe ouvrière qui peut mener une lutte contre Trump, et cela signifie mener une lutte contre les impérialistes américains et leur laquais canadien en s’alliant avec la classe ouvrière aux États-Unis et au Mexique. D’une part, la chute du trudeauisme pourrait déclencher une nouvelle lutte pour l’indépendance du Québec, mais son succès dépendrait fortement du niveau de la lutte de la classe ouvrière, quelque chose qui transcende le nationalisme étroit du Parti québécois.
Une autre réponse au protectionnisme américain de la part de l’establishment canadien a été d’appeler à un protectionnisme nord-américain avec le Canada comme partenaire loyal des États-Unis. Leur proposition est la suivante : allez-vous obtenir de l’énergie auprès de dirigeants despotiques et des minéraux de terres rares auprès de la Chine ou allez-vous les obtenir auprès du Canada, un partenaire loyal et une démocratie stable ? Dans tout le spectre politique, des libéraux aux conservateurs en passant par les néo-démocrates et les premiers ministres du Canada anglais et du Québec, il y a un consensus : montrer à Trump à quel point le Canada est important pour les États-Unis. Cela signifie renforcer la frontière, augmenter les dépenses militaires, mener une guerre économique contre la Chine et positionner le Canada comme un rouage essentiel de la domination des États-Unis sur les pays néocoloniaux comme le Mexique.
Quoi qu’il arrive, le statu quo est terminé. Le prochain gouvernement Poilievre, tout comme Trump, devra faire face aux mêmes forces qui conduisent au déclin de l’ordre économique. Une crise profonde est à venir, et une chose est sûre : la classe dirigeante cherchera à consolider sa position aux dépens de la classe ouvrière, notamment en sabrant dans les programmes sociaux. La réponse du mouvement syndical sera donc décisive. Faut-il s’attendre à une intensification des luttes ouvrières dans l’immédiat ? Probablement pas, mais les luttes défensives sont à l’ordre du jour. En fait, les deux dernières années ont connu une certaine recrudescence des grèves (cheminots, débardeurs, postiers), mais à chaque fois, la bureaucratie syndicale a assuré leur défaite pour préserver le gouvernement Trudeau, soutenu par le NPD. Au lieu de servir de point de départ à une contre-offensive syndicale et de préparation à la confrontation avec le nouveau régime de Poilievre, toutes ces grèves ont été sacrifiées sur l’autel du libéralisme.
Alors que les libéraux s’effondrent, nous pouvons nous attendre à ce que les dirigeants syndicaux actuels redoublent de libéralisme, ce qui entraînera des défaites toujours plus catastrophiques pour la classe ouvrière. La bureaucratie syndicale et son bras politique, le NPD, sont donc clairement en faillite en tant que dirigeants : il faut les retirer de la scène. Mais qu’est-ce qui va les remplacer ? Dans la période à venir, il incombera à la gauche socialiste de ce pays de se préparer et de s’organiser pour constituer une véritable alternative. Malheureusement, au cours des dernières décennies, elle n’a pas été à la hauteur de la tâche. La gauche est faible et divisée, sans influence réelle sur le mouvement ouvrier. C’est parce que pendant des années, elle s’est absentée de la lutte contre le libéralisme, soit en acceptant son hégémonie idéologique, soit en jetant des pierres depuis le bord de la route dans une stérilité sectaire.
La montée du populisme de droite avec Poilievre laisse présager un retour du nationalisme canadien débarrassé de ses traits de « progressisme » libéral. Mais ce serait une impasse totale si la gauche se contentait de participer à la rénovation de ce « progressisme ». Il faut évidemment faire face aux attaques des conservateurs, mais pas avec les outils du libéralisme et de la social-démocratie. Sur les questions clés, qu’il s’agisse des grèves économiques, des droits des immigrés, de la libération des autochtones, des droits des trans, la réponse doit être une lutte résolue contre la classe dirigeante capitaliste et impérialiste qui nous opprime tous. Par exemple, la lutte légitime pour la libération nationale du Québec ne concerne pas seulement les Québécois, mais est dans l’intérêt de l’ensemble de la classe ouvrière au Canada et aux États-Unis.
Que Trump mette ou non ses menaces à exécution, la gauche doit rejeter le nationalisme canadien et se battre pour amener les travailleurs à lutter conjointement avec leurs frères et sœurs de l’autre côté de la frontière. Elle doit combattre l’oppression impérialiste, défendre les Palestiniens, s’opposer aux sanctions contre la Chine, la Russie et toutes les autres cibles de l’impérialisme américain et de son partenaire junior canadien. Et tout cela doit être fait dans le cadre d’une lutte pour arracher la direction des syndicats de ses chefs, et du NPD, pro-impérialistes et prolibéraux. Ce n’est qu’en faisant cela que la gauche marxiste sera un facteur réel dans le Canada post-Trudeau.