https://iclfi.org/pubs/ro/2025-perde-greve
La grève des agents de bord d’Air Canada avait placé le gouvernement dans un étau. Le SCFP était en position de force pour faire des gains réels, y compris des salaires décents et la fin du travail non rémunéré, ainsi que de porter un coup de massue au gouvernement et à son article 107 antisyndical. Qui plus est, la grève était très populaire et les travailleurs de tout le pays souhaitaient la victoire du syndicat. Mais au lieu de faire pression sur les patrons et le gouvernement pour tirer le maximum de la situation, les dirigeants syndicaux ont gâché cet avantage. Ils ont plutôt signé un accord qui maintient la majeure partie des heures non rémunérées, impose des salaires ne compensant même pas les dix années de reculs dus à l’inflation et qui inclut toujours des postes au bas de l’échelle payés en dessous du seuil de pauvreté. Maintenant, il faut se poser la question : comment en est-on arrivé à un tel résultat ?
Pour comprendre comment les dirigeants du SCFP ont pu passer en moins de 48 heures de déchirer un ordre de retour au travail à pousser un accord pourri, il faut comparer leur stratégie à une stratégie fondée sur la lutte des classes. Leur point de départ n’a jamais été de poser un véritable défi à Air Canada ou à Carney. En fait, ils se sont opposés à une telle stratégie parce qu’une grève victorieuse en défi à la loi aurait conduit à une crise pour le gouvernement. Au contraire, leur stratégie était et demeure toujours de rétablir la « paix sociale » en collaboration avec les boss et le gouvernement. C’est pour ça qu’ils ont saboté la grève.
Cette perspective perdante a été explicitée par le président national du SCFP Mark Hancock dans la réunion syndicale publique à la veille de l’accord. En 2015, la direction du SCFP avait imposé aux agents de bord une convention de dix ans avec des reculs sur les salaires et les retraites. Hancock a décrit cette trahison comme le résultat de la « générosité » des syndicats qui « aident l’entreprise » pendant ses « moments difficiles ». En échange il a imploré que la « bonne situation financière » actuelle d’Air Canada signifie qu’elle devrait « offrir un bon contrat aux membres » et cesser de demander un arbitrage exécutoire au gouvernement.
Cette idée de respect mutuel et de réciprocité est une illusion dangereuse qui s’inscrit dans un cadre de coexistence pacifique avec les patrons et conduit à la conciliation à chaque étape de la lutte. Eh bien, quelques heures plus tard les résultats sont tombés : les dirigeants du SCFP sabordaient la grève au profit d’un accord pourri. Pour eux, défier l’ordre du gouvernement ne visait qu’à ramener Air Canada à la table des négociations. Ils ont donc cédé dès que les dirigeants de l’entreprise ont fait mine de bouger.
Furieuses et déconcertées devant l’accord provisoire, les agents de bord n’avaient même pas le droit de voter sur l’ensemble de l’entente, mais seulement sur la partie salariale. Et pour aggraver les choses, leurs dirigeants ont bloqué toute forme de riposte à l’avance, les avertissant que si elles votaient contre, il n’y aurait pas de grève et les questions en suspens seraient soumises à l’arbitrage !
Contrairement à l’impasse de la conciliation, une stratégie de lutte des classes commence par comment faire avancer les intérêts des travailleurs contre les intérêts contraires des patrons. Cela signifie lutter pour obtenir des gains immédiats en employant des tactiques qui permettent de maximiser les victoires partielles, tout en renforçant le mouvement syndical afin de mieux affronter les batailles à venir. Dans un supplément de République ouvrière distribué aux grévistes le 17 août, nous avons mis en garde contre « les reculs ou les compromis pourris » et avons appelé à une solidarité active de la part de l’ensemble du mouvement syndical : « En premier lieu, cela signifie que les milliers d’autres travailleurs syndiqués des aéroports doivent respecter les piquets de grève des agents de bord ! »
Il était nécessaire de maximiser la convergence des facteurs qui rendaient la grève populaire et clairement gagnable et de compliquer la tâche de ce faible gouvernement minoritaire. Les patrons et les libéraux s’attendaient à ce que cette main-d’œuvre majoritairement féminine s’incline facilement lorsqu’ils claqueraient des doigts pour ordonner un retour au travail. Mais ils n’avaient aucun plan B devant la désobésissance du syndicat. Ainsi, poursuivre la grève jusqu’à ce qu’Air Canada réponde aux revendications des agents de bord aurait créé une crise pour Carney, rendant plus difficile pour le gouvernement de mener une contre-offensive non seulement contre ce syndicat, mais aussi contre d’autres grèves. Cela aurait renforcé la position du mouvement syndical dans son ensemble, y compris en montrant qu’il est nécessaire d’écarter les dirigeants qui bloquent le chemin de la victoire.
Plutôt que de chercher à rendre la vie de Carney difficile par une action syndicale déterminée, les dirigeants du SCFP ont paralysé la grève en acceptant le cadre de l’État capitaliste, son arbitrage et autres commissions. Un haut responsable syndical l’a dit directement, affirmant que le syndicat était confronté à un « dilemme » en raison de la menace d’arbitrage forcé brandie par le gouvernement et que la seule solution était de négocier les salaires « en isolement » des autres questions, y compris le travail non rémunéré, afin que les membres puissent voter sur l’accord. Quelle absurdité ! Les grévistes avaient l’avantage, mais elles ont été poignardées dans le dos par leurs dirigeants. Les agents de bord ont finalement rejeté l’accord par une énorme marge. Maintenant il faut lutter contre Air Canada en opposition aux dirigeants syndicaux qui ont menées les agents de bord dans l’impasse.
Le militantisme ne suffit pas : pour une stratégie révolutionnaire !
La grève d’Air Canada a porté un coup dur à l’article 107. Mais vu la façon dont les dirigeants syndicaux ont mené la lutte, cette victoire partielle ne fera rien pour faire avancer les intérêts stratégiques des travailleurs et travailleuses. La contradiction fondamentale de la grève était que les dirigeants syndicaux ont adopté une tactique militante – une grève illégale – tout en s’en tenant fermement à une stratégie de collaboration de classe.
Ce fut également le cas lors de la grève de l’éducation en Ontario menée par le SCFP en 2022, lorsque les travailleurs ont défié un ordre de retour au travail pour finalement accepter un accord pourri. Il est courant au Canada que les gouvernements, tant libéraux que conservateurs (et parfois le NPD au niveau provincial), utilisent la loi pour briser les grèves. Et parfois, les dirigeants syndicaux sont contraints de tenir tête au gouvernement. Mais leur objectif est de canaliser la lutte dans les limites sûres d’une lutte institutionnalisée où les dirigeants syndicaux font du bruit, laissent les membres se défouler un peu, puis redeviennent « raisonnables » à la table de négociation. Ils transforment les armes de la lutte des classes en simples spectacles.
À court terme, Carney réfléchira à deux fois avant d’invoquer l’article 107 pour briser une grève. Mais il utilisera d’autres moyens pour réaffirmer son autorité sur le mouvement syndical, probablement en revenant à l’époque où les lois de retour au travail devaient passer par le Parlement. Cela retardait les choses légèrement, tandis que le NPD se posait en défenseur des travailleurs, mais le résultat net était le même : des grèves brisées et une détérioration continue des salaires et des conditions de travail. Au lieu d’y préparer les travailleurs, les dirigeants syndicaux font le contraire. Ils vont continuer à canaliser l’opposition à la répression des grèves dans de longues batailles judiciaires et des campagnes de relations publiques impuissantes, alimentant les illusions sur les droits supposément garantis par la Constitution tout en se plaignant des « excès » tels que l’article 107 ou l’utilisation par le premier ministre de l’Ontario, Ford, de la clause dérogatoire contre le SCFP en 2022.
Pire encore, les dirigeants syndicaux enchaînent le mouvement syndical au gouvernement libéral. Le Congrès du travail du Canada a réuni les dirigeants de tous les grands syndicats, soi-disant pour soutenir les agents de bord, mais le message central adressé à Carney était de revenir à la cause de « l’unité nationale » pour lutter contre Trump. Le CTC fait le sale boulot pour Carney, dont les mesures visant à soutenir l’économie se font directement au détriment des travailleurs et des opprimés. En fait, la présidente du CTC, Bea Bruske, a profité de la popularité de la grève d’Air Canada pour déclarer que l’importance des syndicats en cette période réside dans la négociation des mis à pied ! Les dirigeants plus à gauche du SCFP et les bureaucrates conservateurs du CTC partagent en fait tous le même cadre : pacifier les travailleurs pour qu’ils acceptent des réductions salariales afin d’aider les patrons lors des moments difficiles.
Il est crucial que les militants syndicaux et la gauche tirent les conclusions correctes et comprennent que défier la loi ne suffit pas. Pourtant, une militance accrue est l’alpha et l’oméga de ce que réclament de nombreux groupes de gauche. Dans un article intitulé « Victoire des agent-es de bord », Alternative Socialiste blanchit la trahison et affirme qu’Air Canada et le gouvernement ont été vaincus dans une victoire pour « l’ensemble du mouvement syndical » (alternativesocialiste.org, 26 août). Le Parti communiste salue le piètre accord provisoire comme une « victoire importante » qui prouve que « l’unité et le militantisme syndical peuvent gagner » (communist-party.ca, 20 août).
Pour sa part, le Parti communiste révolutionnaire (PCR) s’oppose à ce mauvais accord et critique la direction du syndicat, mais réduit la question à un manque de démocratie syndicale. C’est certainement un problème que les dirigeants syndicaux mènent les négociations en secret, puis présentent les résultats comme un fait accompli. Et, oui, des comités de base sont nécessaires pour que les travailleurs puissent prendre les choses en main. Mais il est désarmant de présenter la tâche comme consistant uniquement à contrôler les dirigeants à la table des négociations. Essentiellement, le PCR présente une formule : militantisme plus démocratie plus critiques abstraites du système capitaliste égale revitalisation du mouvement syndical.
Le PCR et d’autres passent à côté de la leçon centrale : il n’y a pas d’autre alternative que de construire une opposition aux dirigeants syndicaux en proposant une stratégie alternative visant à vaincre les patrons et le gouvernement. Tout dirigeant qui ne mènera pas la lutte dans cette perspective ne fera que maximiser les défaites et pousser les travailleurs dans une impasse, tout en poussant un nombre croissant d’entre eux vers Poilievre et la réaction de droite. La tâche de la gauche marxiste est d’introduire une stratégie révolutionnaire dans les syndicats en menant une lutte acharnée contre chaque acte de trahison et les illusions réformistes véhiculées par les dirigeants actuels. C’est ainsi que l’on approfondira la lutte, que l’on fera émerger les tendances révolutionnaires, que l’on mettra de côté les dirigeants conservateurs et que l’on fera de la gauche un facteur important dans le mouvement syndical.