https://iclfi.org/pubs/lb/234/rio
Nous reproduisons ci-dessous une lettre adressée par nos camarades du Spartakist-Arbeiterpartei Deutschlands, et parue dans leur journal Spartakist no 226, automne 2023, aux camarades allemands de Révolution permanente.
Chers camarades de Klasse gegen Klasse,
Dans votre article « Construisons une alternative révolutionnaire indépendante à la coalition tricolore [Verts-Libéraux-SPD] et au Linkspartei qui a fait échec pour confronter la droite » (8 octobre), vous écrivez, dans le contexte de la montée de l’AfD : « La gauche et le mouvement ouvrier.e doivent construire contre cela une force qui lutte pour une rupture révolutionnaire avec le réformisme […]. » Vous faites cet appel : « Luttons pour un parti socialiste, internationaliste, révolutionnaire de la classe ouvrièr.e dans la perspective d’un gouvernement ouvrier.e rompant avec le capitalisme. » Très bien !
La question clé, c’est : Qu’est-ce qu’une rupture révolutionnaire ? Pendant la Première Guerre mondiale, Lénine avait décrit de la manière suivante la tâche des révolutionnaires :
Nous devons appliquer cette politique à la question décisive d’aujourd’hui : la guerre en Ukraine et ses conséquences. Les dirigeants de la classe ouvrière dans le SPD, le Linkspartei et les syndicats soutiennent l’Ukraine et la ligne pro-OTAN de la bourgeoisie allemande. Ils constituent un obstacle à la lutte de classe et ils portent la responsabilité pour la montée des réactionnaires de l’AfD, qui est considérée comme la seule force s’opposant au gouvernement et à la guerre. Tout pas en avant pour la classe ouvrière, et aussi la lutte contre la montée de l’AfD, exige de rompre avec les dirigeants pro-OTAN du mouvement ouvrier et avec leur programme. Mais comme au temps de Lénine, c’est la tâche principale des révolutionnaires de démasquer politiquement ceux qui – comme Karl Kautsky à l’époque – se disent marxistes mais veulent maintenir avec des phrases doucereuses de paix et de désarmement l’unité avec les sociaux-chauvins déclarés.
Nous appelons à expulser du mouvement ouvrier les partisans déclarés de l’OTAN. Ce n’est pas encore là une rupture révolutionnaire, mais de lutter pour cela est précisément maintenant indispensable. Au cours de la lutte pour cette mesure élémentaire d’hygiène politique devient clair qui s’y oppose en pratique et est ainsi le véritable obstacle à la lutte pour un parti révolutionnaire. Jusqu’à présent KGK/Revolutionäre Internationalistische Organisation a refusé de faire sienne cette lutte urgente. Mais qui veut sérieusement mener une rupture révolutionnaire avec le Linkspartei, le SPD et la direction procapitaliste des syndicats doit réfléchir aux raisons de votre refus, et les reconsidérer.
Rupture révolutionnaire ou paix avec la direction syndicale ?
Le congrès national de ver-di [syndicat notamment des transports et des cols-blancs] en septembre était pour les communistes une bonne occasion de lutter pour une rupture avec les traîtres pro-OTAN du mouvement ouvrier. À l’approche du congrès vous avez soutenu la campagne de pétition « Dites non ! » qui prenait à juste titre position contre la résolution principale de la direction nationale de ver-di, contre les livraisons d’armes et l’union sacrée des syndicats avec le gouvernement à propos de la guerre en Ukraine. Mais, comme nous l’avons souligné lors de notre intervention dans la manifestation des partisans de « Dites non ! » devant le congrès et dans notre tract « Jetez-les dehors ! » (voir l’article de première page de Spartakist), « Dites non ! » poursuivait la stratégie perdante qu’a adoptée l’ensemble de la gauche depuis l’année dernière : c’est-à-dire de maintenir l’unité avec la direction social-chauvine des syndicats.
La tâche fondamentale des communistes dans les syndicats consiste à lutter pour une direction révolutionnaire qui remplace la direction procapitaliste actuelle. On ne peut pas lutter contre les livraisons d’armes, ni contre l’union sacrée, avec ceux qui sont pour et qui mobilisent aussi les travailleurs pour elles. Mais ce sont précisément ces illusions que vous alimentez en soutenant « Dites non ! » ; vous entravez ainsi la lutte élémentaire contre les partisans de l’OTAN dans la direction, alors que c’est la condition nécessaire pour, par exemple, organiser des actions pour stopper les livraisons d’armes, actions que vous préconisez néanmoins.
Vous dites « 100 milliards pour les dépenses sociales au lieu des armes ! » Oui ! Naturellement nous devons lutter contre le budget spécial pour la Bundeswehr, et il faut 100, 200 et plus encore de milliards pour l’éducation des enfants de la classe ouvrière et pour les dépenses sociales ! Mais comment lutter pour cela ? D’énormes investissements dans l’éducation et la santé de la population, il faut les arracher par une dure lutte de classe, en confrontation directe avec les intérêts des capitalistes allemands.
Frank Werneke [chef de ver-di] a déclaré au congrès de ver-di : « Nous disons tous ensemble non à l’objectif de 2 % de l’OTAN et au programme de 100 milliards d’euros pour la Bundeswehr », et il se prononce en même temps pour des améliorations sociales pour les travailleurs. C’était une manœuvre de Werneke servant à faire avaler à la base du syndicat le mensonge que l’on pourrait s’opposer au budget militaire des capitalistes et obtenir des améliorations fondamentales avec des dirigeants pro-OTAN comme lui.
Mais on ne peut pas obtenir des améliorations fondamentales ni lutter contre la militarisation en adressant de gentils appels au gouvernement (qui fait justement le contraire) ou aux dirigeants syndicaux (qui ont permis ces attaques depuis un an) ! Mais malheureusement KGK a couvert précisément le rôle de Werneke en soutenant la pétition « Dites non ! », et elle a alimenté encore davantage l’illusion que l’on pourrait lutter ensemble avec lui contre le réarmement. Le journal bourgeois Frankfurter Allgemeine Zeitung (19 septembre) a décrit de façon appropriée, du point de vue de classe des capitalistes, le rôle de Werneke avec ses phrases sur le désarmement : « Le dompteur des révolutionnaires gauchistes. »
Dans les syndicats vous êtes pour « la construction de fractions révolutionnaires qui construisent une opposition à l’État et au capital avec un programme indépendant pour le mouvement ouvrier.e ». Sur quelle base sont construites des fractions révolutionnaires ? Précisément en luttant pour chasser la direction actuelle pro-OTAN, ce qui exige une confrontation intransigeante avec tous les conciliateurs.
Voici un bon exemple de ce que vous faites par rapport aux conciliateurs dans les syndicats : Jana Kamischke, secrétaire du comité d’entreprise du HHLA [le principal aconier sur le port de Hambourg] était votre ancre pour vous arrimer dans ver-di sur le port. Il y a eu à l’été 2022 une grève dans les ports d’Allemagne du Nord contre l’inflation ; les dirigeants pro-OTAN ont immédiatement étouffé la grève quand elle a commencé à avoir de l’effet, afin d’éviter une crise plus grave aux capitalistes allemands. Il était nécessaire dans cette situation d’« expliquer aux masses que la scission avec l’opportunisme est inévitable et nécessaire » (Lénine), c’est-à-dire la rupture avec ces dirigeants pro-OTAN, pour faire avancer les intérêts immédiats des travailleurs comme avec une grève victorieuse.
Au lieu de cela, KGK a soutenu la pétition de Kamischke « Contre toute restriction du droit de grève » qui suppliait la direction de daigner faire grève un peu plus longtemps. Cela ne pouvait manifestement nullement servir contre la trahison des revendications justifiées des travailleurs contre l’hydre de l’inflation. Dans la mesure où KGK alimentait les illusions dans la direction actuelle et refusait d’attaquer les dirigeants syndicaux pour leur ligne pro-OTAN, elle a contribué à laisser ces dirigeants bien en selle et elle a répandu l’illusion que l’on pourrait arracher des concessions substantielles dans l’unité avec eux.
Kamischke et ses potes dans la bureaucratie ont alors mené des réunions sur le lieu de travail pour faire avaler la défaite aux travailleurs. Stefan Schneider [l’un des principaux dirigeants de RIO] et Lennart Beeken écrivaient le 12 août : « En Allemagne on observe des ébauches de démocratie gréviste, par exemple dans les réunions d’entreprise sur les ports l’année dernière » ; ils donnent ainsi une couverture de gauche à la trahison de la grève des dockers et au rôle de Kamischke dans celle-ci.
Lors du congrès de ver-di, Kamischke a fait des critiques de gauche de Fahimi [cheffe du DGB] et elle a dit que « c’est maintenant le bon moment pour mener des débats de société qui fassent la critique du capitalisme » – pour quoi faire ? Tendre la main à Werneke en disant qu’on allait « trouver une position commune » contre les attaques des patrons sur les ports. Quelle est votre réponse ? Les révolutionnaires doivent attaquer le rôle de Kamischke en montrant qu’elle fait des compromis et qu’elle a l’air d’être de gauche mais cherche l’unité avec les droitiers pro-OTAN, ce qui fait obstacle à construire une direction révolutionnaire sur le port. Ceux qui ne font pas cela, il ne leur reste que le rôle de dernier maillon de la chaîne syphilitique.
L’OTAN et la bipolarisation de la gauche sur la guerre
Totalement dans le sillage des impérialistes, les dirigeants centraux du mouvement ouvrier et de la gauche, comme Gysi, ont repris à leur compte la ligne pro-OTAN de la bourgeoisie allemande. Une autre partie, avant tout Sahra Wagenknecht, a certes condamné l’invasion russe comme une « guerre d’agression contraire au droit international », faisant écho au gouvernement de coalition, mais elle s’est prononcée contre les livraisons d’armes, les sanctions et la ligne en faveur de l’OTAN. Cela a conduit à une bipolarisation prononcée dans la gauche l’année dernière, une grossière ligne de classe pour ou contre l’OTAN.
De nombreux travailleurs, qui simplement veulent la paix et sont furieux contre le gouvernement et les dirigeants ouvriers traîtres, regardent avec sympathie du côté de Wagenknecht et voient en elle quelqu’un qui se bat pour leurs intérêts et contre la guerre. Évidemment ce n’est pas vrai : sur la base de son programme procapitaliste elle a refusé, malgré sa position contre l’OTAN, de mener le combat politique contre les partisans de l’OTAN.
Que doivent faire les révolutionnaires dans cette situation ? Une rupture révolutionnaire ne passe pas par des proclamations abstraites de « rupture » – il faut combattre pied à pied l’influence du réformisme sur les travailleurs. Pour les léninistes les choses sont claires : d’un côté nous devons montrer aux travailleurs et aux jeunes une voie pour repousser l’offensive pro-OTAN, et de l’autre nous devons mener un dur combat politique contre le programme des pacifistes qui se présentent comme « anti-impérialistes » comme Wagenknecht. C’est exactement dans ce but que nous spartakistes avons déclaré : « Chassez les partisans de l’UE/OTAN de la gauche ! »
C’était surtout une arme politique pour mettre en lumière le fait que le programme des pacifistes anti-OTAN est le plus grand obstacle dans la lutte contre l’impérialisme allemand. Et KGK ? Comme tout le reste de la gauche, KGK a lui aussi refusé de mener cette lutte et s’est au contraire cramponné à l’unité avec les partisans de l’OTAN. Ainsi KGK, malgré toutes ses belles paroles contre l’OTAN, a aidé Ramelow et consorts à mettre en œuvre leur offensive pro-impérialiste. En même temps, KGK a évité la lutte politique et la confrontation avec le programme pacifiste de Wagenknecht.
Alors que la bipolarisation dans le Linkspartei atteignait son point culminant, vers l’époque du congrès du parti à Erfurt en mai 2022, KGK a simplement appelé à démissionner du Linkspartei. Sans entamer la lutte contre les porte-parole de l’OTAN, ni une lutte politique contre Wagenknecht et compagnie, un simple appel à « démissionner » est une ligne sectaire, qui ne fait rien pour approfondir la bipolarisation dans la gauche en allant vers une ligne de réforme contre révolution.
Pour s’abstenir de cette lutte politique, KGK argumentait que Wagenknecht elle aussi est procapitaliste, reprenant souvent à son compte des arguments de la chasse aux sorcières libérale (« complaisante avec Poutine ! », « raciste ! ») de l’aile pro-OTAN. Oui, le programme procapitaliste de Wagenknecht n’offre pas d’issue à la classe ouvrière. Oui, Wagenknecht représente, notamment dans la politique migratoire, un programme social-chauvin – comme la social-démocratie tout entière. Mais au lieu d’utiliser la forte polarisation dans la gauche comme opportunité pour promouvoir dans la lutte la nécessité urgente que les travailleurs se dressent contre les dirigeants pro-OTAN et pour prouver ainsi la faillite du programme pacifiste, et ainsi pousser à une rupture révolutionnaire,... KGK s’est simplement mis sur le côté de façon stérile avec de la phraséologie de gauche. Le résultat, c’est que cela a conduit à ce que Wissler et compagnie puissent mettre en œuvre sans obstacle leur position pro-impérialiste, et d’un autre côté à ne pas toucher à Wagenknecht.
Pour faire avancer les intérêts de la classe ouvrière, il faut rompre l’union sacrée avec les capitalistes. Comme pour les sanctions contre la Russie. Vous dites que vous êtes contre les sanctions. Mais que veut dire la lutte contre les sanctions de façon concrète ? Nous disons : Faites entrer le pétrole et le gaz russe ! La classe ouvrière doit saisir Nord Stream et toutes les installations sous sanctions et les remettre en route ! Qui se prononce contre les sanctions mais refuse de lutter pour le besoin élémentaire de tous les travailleurs et opprimés d’accéder à du gaz russe pas cher, capitule devant l’hystérie antirusse et fait ainsi le jeu de l’AfD.
L’essence du libéralisme en Allemagne et le noyau de l’« union sacrée » depuis l’année dernière, c’est la propagande qu’il y aurait une guerre progressiste du côté de l’Ukraine soutenue par l’OTAN. C’est ainsi qu’ont été couverts les intérêts rapaces des impérialistes. Vous affirmez être pour une position « indépendante » de la classe ouvrière et vous argumentez que les communistes doivent lutter dans cette guerre pour que « les soldat.es sur le front […] se tournent […] contre leur propre gouvernement au lieu de tuer leurs frères et sœurs de classe qui sont de l’autre côté ».
Oui, c’est juste ! Mais quel est le moyen central grâce auquel la bourgeoisie allemande enchaîne la classe ouvrière à elle dans la guerre et ainsi empêche toute position « indépendante » des travailleurs ? L’unité nationale contre Poutine, les criailleries sur l’invasion russe de l’Ukraine, la « solidarité avec l’Ukraine ». Le fait que KGK a repris la revendication principale de l’OTAN « Troupes russes hors d’Ukraine ! » représente une capitulation précisément devant cette unité nationale. Sur ce point le groupe ArbeiterInnenmacht est d’accord avec vous depuis le début de la guerre. Il a dernièrement tiré les conséquences ultimes de cette position pro-impérialiste en prenant maintenant position pour des livraisons d’armes à l’Ukraine.
Comment voulez-vous rompre l’union sacrée quand vous capitulez devant les fondements idéologiques de cette union sacrée ? Olaf Scholz a annoncé à grand bruit la ligne lors du congrès national de ver-di : Troupes russes hors d’Ukraine ! La direction syndicale derrière Werneke fait de même. La direction du Linkspartei – Ramelow, Gysi, Wissler – fait de même. Avec votre position vous vous placez à l’extrémité de gauche de cette chaîne au lieu de la briser.
La rupture révolutionnaire avec le réformisme exige la scission avec le programme des groupes socialistes qui se cramponnent organisationnellement et programmatiquement, dans la tradition de Kautsky, à l’unité avec les dirigeants ouvriers. C’est le noyau de la divergence entre KGK et les spartakistes.
Nous espérons une réponse de Klasse gegen Klasse à cette lettre, afin de faire avancer la clarification programmatique. Nous espérons mener dans l’avenir avec votre organisation des actions communes qui puissent faire avancer la rupture révolutionnaire, et nous proposons à tous les militants de Klasse gegen Klasse de se mettre à discuter avec nous les spartakistes.
Salutations fraternelles,
Spartakist