https://iclfi.org/pubs/lb/2025-gouffre
Après la mobilisation du 10 septembre, la journée d’action syndicale du 18 septembre a été un relatif succès : c’est la plus grosse mobilisation syndicale depuis la défaite des retraites en 2023, avec des taux de grévistes importants dans certains secteurs. Le métro parisien a été paralysé en dehors des heures de pointe et des lignes automatiques, et le trafic a été sérieusement perturbé sur certaines lignes de banlieue et de train.
Il n’en fallait pas plus pour qu’une bonne partie de l’extrême gauche se mette à espérer que nous sommes en train de renverser la vapeur et que l’heure est au retour à l’offensive. Révolution permanente et le NPA-R notamment multiplient les appels à la grève reconductible et à la préparation d’une grève générale. Gaël Quirante, porte-parole du NPA-R, déclarait ainsi le 18 septembre : « Il faut construire un mouvement de grève générale pour faire plier le patronat et le gouvernement. Organisons-nous, étudiants et salariés, du public et du privé, ensemble pour tout bloquer par nos grèves et nos manifestations ! »
Camarades, il faut avoir une évaluation correcte de la situation pour faire des propositions correctes sur ce que la classe ouvrière est en mesure de faire à l’heure actuelle. De profiter du 18 pour marquer le coup et montrer sa haine du gouvernement, ce n’est pas la même chose que de voir arrivée l’heure de la contre-offensive. Il faut bien reconnaître que rien de sérieux n’a été bloqué le 18 ni le 10. La manifestation parisienne du 18, même si elle était grosse, était marquée par la faiblesse des contingents d’ouvriers organisés par leur syndicat ; les travailleurs étaient dans la rue plutôt en petits groupes d’individus – ce n’est pas du tout la même chose même si RP se gargarise du nombre de jeunes radicalisés dans le « cortège de tête ».
Depuis la défaite des retraites, les travailleurs se sont encore appauvris et ils sont d’autant moins prêts à se lancer dans de nouveaux sacrifices qu’ils ne voient aucune chance de victoire. Les commentaires recueillis dans les manifestations, en-dehors des cercles de l’extrême gauche, sont pratiquement unanimes que la situation est mauvaise ; les sondages prédisent une nouvelle progression de l’extrême droite en cas d’élections.
Il est clair que les directions syndicales ont au mieux pour intention de se lancer dans des tactiques qui ont prouvé leur faillite : les mélenchonistes et l’extrême gauche peuvent appeler ça « bloquons tout », il s’agit en réalité de journées d’action « carrées » ; en dépit des appels de RP et des NPA, aucun secteur ne s’est mis en reconductible. Pourquoi ? Parce que la classe ouvrière ne voit pas le blocage et la grève générale comme une perspective tangible. Ainsi, les appels à « tout bloquer » facilitent au gouvernement et à l’extrême droite les accusations maccarthystes que l’extrême gauche et même LFI ne sont qu’une bande ultra-minoritaire d’adeptes de la guérilla urbaine.
En 2023 la grève générale était sur toutes les lèvres, pas aujourd’hui parce qu’il y a le poids de la défaite non digérée des retraites. La gauche trotskyste devrait prendre cela au sérieux. Ce n’est pas un argument pour ne rien faire : il faut participer à la mobilisation du 2 octobre appelée par les bureaucrates, pour y porter un bilan de ces défaites et essayer de réorienter le mouvement. Pour cela, la première tâche de l’extrême gauche, c’est de redescendre sur terre et travailler à combler le gouffre béant entre ses projections grandiloquentes et la réalité de l’état du mouvement.
Crise politique et luttes défensives
Pourquoi est-il contre-productif à ce stade d’agiter pour la grève générale ? Une grève générale politique poserait la question du pouvoir. Il faut pour cela que cette perspective ait un large point d’appui dans la classe ouvrière, pas seulement parmi quelques milliers d’étudiants et de lycéens radicalisés. Sinon, les appels à la grève générale ne font qu’isoler davantage l’avant-garde. Aujourd’hui ce sont des luttes défensives victorieuses qui pourront changer le rapport de forces. Alors la contre-offensive politique sera à l’ordre du jour. En voulant sauter par-dessus les étapes, RP et le NPA-R vont se casser la figure.
Camarades, il faut faire le constat : il y a bel et bien une crise institutionnelle en France, mais c’est l’extrême droite qui en profite. C’est le RN aujourd’hui qui a un large point d’appui dans la classe ouvrière, en résultat des trahisons sans fin de la gauche et des bureaucrates depuis des décennies.
RP et le NPA-R refusent d’admettre que cette montée de l’extrême droite résulte aussi de l’incapacité de l’extrême gauche à forger un pôle d’opposition prolétarienne aux bureaucrates et à la gauche libérale – et aux mélenchonistes. Ce n’est pas par des appels à l’offensive que nous y parviendrons, mais en présentant une alternative concrète, opposée à la stratégie de « partenariat social » des bureaucrates, pour défendre les travailleurs contre l’offensive tous azimuts des capitalistes. C’est ainsi que la gauche trotskyste pourrait gagner la confiance de la masse des travailleurs et commencer à renverser la vapeur. Notre camp ne peut passer à l’offensive sans avoir d’abord paralysé l’offensive de l’ennemi.
Pourquoi ce qui n’a pas marché il y a deux ans marcherait maintenant ? Quels secteurs assumeraient le rôle d’avant-garde ? Qui serait prêt à se sacrifier pour les autres en se mettant en reconductible ? Dans l’année qui vient de s’écouler, les cheminots ont déjà été appelés à la grève reconductible en décembre dernier ; mais elle était déjà essoufflée au bout du premier jour et s’est terminée sans la moindre concession des patrons ; et la grève de mai a été une véritable démonstration de faiblesse et de division du mouvement ouvrier. A la RATP, la privatisation des dépôts de bus est déjà bien avancée et la grève n’a été vraiment efficace le 18 que dans le métro, et encore, aucune ligne n’a été bloquée en heure de pointe.
Où alors d’autres secteurs sont-ils prêts à partir en reconductible ? Dans les entreprises, les travailleurs se battent isolément contre les plans de licenciements et les fermetures d’usines, contre la privatisation de la cantine et autres « externalisations », contre une nouvelle diminution des salaires réels, contre la suppression des subventions à la mutuelle alors que son coût s’envole, etc. Ce sont ces luttes auxquelles l’avant-garde doit se consacrer pour regagner la confiance des travailleurs. Elle doit pour cela montrer aux travailleurs qu’elle est plus à même d’assurer une défense victorieuse que les bureaucrates et les mélenchonistes.
En effet ces derniers, dans le conflit entre le travail et le capital, ont un pied dans chaque camp, et quand arrive l’épreuve de force ils se retrouvent invariablement du côté du capital. Pour cette raison toutes les méthodes des bureaucrates et des mélenchonistes renforcent la division des travailleurs, les uns en acceptant comme inévitables les privatisations et la multiplication des statuts et les autres prônant un « antiracisme » qui jette à la poubelle les électeurs du RN.
L’extrême gauche doit se donner pour tâche de reconstruire les syndicats en se battant pour une nouvelle direction dans les luttes défensives partielles que mènent aujourd’hui les travailleurs. C’est moins excitant que de criailler « Bloquons tout » mais c’est le point de passage obligé pour recoller l’extrême gauche à la classe ouvrière. Ces luttes auront alors été des luttes préparatoires pour l’avenir.
Comités de lutte – Oui mais pour quoi faire ?
Contrairement à RP et au NPA-R, LO souligne que la situation est réactionnaire et qu’il faut préparer la classe ouvrière à de nouvelles épreuves et même à la guerre. Alors en quoi ce que nous disons est-il opposé aussi à ce que raconte Lutte ouvrière ? Tout le problème avec LO, c’est qu’elle conclut de ce constat général qu’il n’y a rien à faire, à part des discours sur la nécessité du communisme et de la révolution plus tard. Comme LO a une véritable implantation, il est évident que ses militants ne peuvent pas s’abstenir totalement et ils finissent par se retrouver simplement à la traîne des bureaucrates d’un côté, et des discours grandiloquents de RP pour amplifier la lutte de l’autre.
Ces derniers jours, LO a argumenté dans les AG et dans sa presse pour des « comités de lutte ». Mais il s’agit là de coquilles vides en l’absence de lutte réelle et de militants ayant une vision comment mener de façon déterminée les prochaines étapes de la lutte. LO croit ainsi pouvoir contourner l’obstacle des bureaucrates ; en réalité ce ne sont pas des « comités de lutte » peuplés d’un ramassis hétéroclite de militants d’extrême gauche ayant pour seul point commun d’appeler en toute circonstance à passer à l’offensive qui vont convaincre les travailleurs qu’ils représentent une alternative sérieuse aux bureaucrates. Il faut pour cela avancer des perspectives concrètes qui parlent aux travailleurs et en montrant que les bureaucrates sont un obstacle même pour ces revendications modestes.
RP déguise maintenant un rassemblement de profs et d’étudiants le 18 devant la gare du Nord en « AG interpro » et en « radicalité politique et [des] éléments d’auto-organisation » (18 septembre). Elle déclame que « ces AGs devraient se penser comme de véritables comités d’action pour la grève générale » (19 septembre). L’envers du décor c’est qu’à l’intérieur de la gare du Nord quelques minutes avant, une AG de tout au plus une quarantaine de cheminots grévistes (sur 3000 environ travaillant là) peinait à discuter pourquoi la grève n’a aucune perspective à la SNCF dans l’immédiat et ce qu’il faut faire.
Nous avons effectivement besoin de comités de lutte, on peut appeler cela aussi un pôle des révolutionnaires. De tels comités de lutte devraient se baser sur une compréhension large de la situation politique pour être capables d’offrir une alternative viable à la stratégie perdante des bureaucrates dans le but de les remplacer ; ils doivent montrer, dans la pratique, la nécessité du programme marxiste pour maximiser les victoires, si partielles soient-elles, et faire avancer les intérêts historiques du prolétariat.
A défaut d’une conception révolutionnaire plus large, l’extrême gauche cherche à dépasser la bureaucratie en poussant constamment à des actions plus radicales. Déjà en 2023, ces mêmes appels à des actions plus radicales et à la reconductible n’ont pas marché parce qu’ils s’inscrivaient dans la chorégraphie bien huilée des bureaucrates (voir Le Bolchévik n° 233, juin 2023). Depuis, la situation s’est gravement dégradée pour le mouvement ouvrier : ces mêmes tactiques, si elles sont reprises par des secteurs isolés de la classe ouvrière, pourraient conduire cette fois-ci à une catastrophe pire encore. Une direction révolutionnaire doit guider la lutte de classe dans l’offensive comme dans la défensive, pas appeler à l’offensive en toute circonstance !
Camarades, ce n’est pas ainsi que nous allons commencer à remonter la pente. Notre but n’est pas de jouer au pisse-froid mais de prendre au sérieux le fait que le mouvement ouvrier se trouve au fond du trou. Il ne va pas s’en sortir avec des incantations magiques. Le vent finira par tourner, mais les révolutionnaires ne pourront alors en profiter que s’ils redescendent sur terre tout de suite.